La lourde empreinte climatique des agricultures africaines

23 février 2022

Jean-Christophe Debar, consultant  et Abdoul Fattath Tapsoba, chargé d’études, FARM


Contrairement à ce que l’intuition suggère, les systèmes alimentaires en Afrique émettent globalement beaucoup plus de gaz à effet de serre qu’en Europe et aux Etats-Unis, à cause notamment de la faible productivité de l’agriculture et de l’importance de la déforestation. La transformation des filières agricoles africaines pour réduire leur empreinte environnementale, tout en assurant la sécurité alimentaire du continent, est un défi majeur.

A l’occasion de la 26ème Conférence des Nations unies sur les changements climatiques (COP26), qui s’est tenue en novembre dernier à Glasgow, la FAO a publié des statistiques détaillées sur les émissions de gaz à effet de serre (GES) des systèmes agroalimentaires[1]. L’intérêt de ces chiffres est qu’ils offrent un panorama complet de l’empreinte carbone des différents maillons de la chaîne agroalimentaire, de la fourche à la fourchette, en tenant compte du changement d’utilisation des terres dû par exemple à la déforestation causée par l’expansion des cultures. Qui se plonge dans les données en revient avec quelques idées-forces sur les enjeux du changement climatique pour les filières agricoles africaines.

En premier lieu, et contrairement à ce que l’intuition suggère, l’Afrique était à l’origine, en 2019, de 17 % (15 % pour l’Afrique subsaharienne et 2 % pour l’Afrique du Nord) des émissions mondiales de GES liées aux systèmes agroalimentaires, soit plus que les Etats-Unis (9 %) et l’Union européenne (7 %) combinés (tableau 1). Son poids reste pratiquement le même (16 %) si l’on considère uniquement la production agricole, sans tenir compte des activités d’amont (fabrication d’engrais) et d’aval (transformation, transport, distribution de denrées), ni de la déforestation. Il est donc hautement souhaitable, pour lutter efficacement contre le changement climatique, que l’augmentation de la production agricole en Afrique - impérative pour nourrir une population en voie de doublement - repose sur des systèmes de production relativement peu gourmands en énergie fossile et capables de stocker davantage de carbone dans les sols. Formidable défi si l’on songe que l’utilisation d’engrais minéraux dans cette région reste en moyenne très inférieure à la moyenne mondiale et que de larges pans de l’agriculture sont encore peu mécanisés.    

Tableau 1. Emissions de gaz à effet de serre liées aux systèmes agroalimentaires, par région, en 2019

1/ République démocratique du Congo. Source : FARM d’après FAO

En second lieu, et c’est ce qui explique en partie le constat précédent, l’empreinte carbone des systèmes agroalimentaires africains, relativement à la population et à la production alimentaire, est lourde. Certes, en Afrique subsaharienne, ces systèmes émettent, par habitant, un peu moins de GES (2,3 tonnes équivalent CO2) que dans l’Union européenne (2,6) (tableau 2). Mais la production alimentaire par habitant y est aussi beaucoup moins élevée, ce qui explique en partie l’insécurité alimentaire de la sous-région. En proportion de la valeur de la production alimentaire, les quantités de GES, au sud du Sahara, sont plus de deux fois plus grandes que dans l’UE27. Elles sont même cinq fois supérieures si l’on tient compte du changement d’utilisation des terres. En Afrique, en effet, notamment dans le bassin du Congo, la déforestation et la mise en culture des pâtures relâchent dans l’atmosphère des quantités de CO2 doubles de celles de protoxyde d’azote et de méthane rejetées par les sols cultivés et l’élevage. D’où l’enjeu d’une meilleure productivité des agricultures du continent, nécessaire pour que la production agricole croisse plus vite que la consommation d’intrants et que les agriculteurs soient moins enclins à étendre la superficie de leurs fermes au détriment de l’herbe et de la forêt, même si ce n’est pas la seule cause du déboisement.

Tableau 2. Comparaison des émissions de gaz à effet de serre liées aux systèmes agroalimentaires en Afrique et dans l’Union européenne en 2019
 1/ En dollars internationaux 2014-2016. Source : FARM d’après FAO

Ces chiffres globaux masquent une grande diversité géographique. L’Afrique centrale est responsable de 35 % des émissions de gaz à effet de serre liées aux systèmes alimentaires du continent, devant l’Afrique de l’Ouest, 28 %. L’Afrique du Nord ne représente que 12 % du total. Sur les 51 pays africains listés par la FAO, 10 rejettent plus de 60 % des GES liés à la production agricole. En tête vient l’Ethiopie (11 %), devant le Nigeria (8 %). De même, la République démocratique du Congo cumule à elle seule plus de la moitié des émissions dues au changement d’utilisation des terres et près du quart de l’ensemble des rejets de GES liés aux systèmes alimentaires en Afrique.                                                                                        

Il reste que ces données sont édifiantes. Elles plaident pour une intensification écologique des agricultures africaines, permettant de relever les défis conjoints du changement climatique et de la protection de la biodiversité, tout en améliorant le revenu des paysans et en créant des emplois dans les secteurs d’amont et d’aval des filières agricoles. Encore faut-il, pour impulser cette évolution, mettre en place des politiques publiques appropriées, dotées de budgets conséquents et poursuivies dans la durée. Alors que s’impose l’exigence d’une transition écologique, il serait incompréhensible que les systèmes alimentaires soient laissés pour compte dans la transformation des économies du continent.


 


[1]
Données disponibles sur https://www.fao.org/faostat/en/#data/GT

5 commentaire(s)
Merci pour ce papier intéressant qui sert bien l'argument du besoin d'intensification de l'agriculture africaine. Vous insistez sur le fait que le bilan carbone de l'agriculture africaine est plus mauvais que celui des agricultures industrielles de l'Amérique du Nord ou de l'Europe et que l'Afrique contribue même plus aux émissions que ces deux régions industrialisées ensemble. Celà est vrai en instantané et c'est tentant de se dire qu'avec un tel résultat, on va bousculer une idée reçue. Laquelle ? L'idée reçue qui considère que les modes de production agricole industrialisés sont plus destructeurs de l'environnement que des modes de production peu industrialisés ? Est-ce cette idée que vous voulez bousculer ? Ce que vous voulez dire, de ce que j'en comprend, est qu'il vaut mieux intensifier au maximum pour réduire l'empreinte carbone et que les pays qui ont une plus faible productivité agricole sont plus responsables que les autres du changement climatique. C'est ce que le titre de votre article suggère.
En plus d'un bilan environnemental qui ne peut pas se limiter à la question climatique mais doit aussi prendre en compte les effets sur la biodivesité, sur la pollution, sur la santé, etc., il faut prendre en compte la dimension temporelle des émissions de GES. L'Europe et l'Amérique du Nord ont déforesté depuis le Moyen Age pour augmenter leurs surfaces cultivées, comme le fait l'Afrique aujourd'hui. Et prendre en compte les émissions cumulées sur les derniers siècles conduirait sans doute à une vision différente de celle qui est présentée dans cette analyse. J'ajoute une question technique sur votre analyse : quand un pays africain déforeste pour mettre en oeuvre une plantation de palmier à huile destinée à fournir une huile carburant pour les moteurs diesels européens, comptez vous cette déforestation dans le bilan carbone du pays africain ou dans celui de l'Europe ? Bien cordialement Nicolas Bricas
Ecrit le 24 février 2022 par : Nicolas Bricas 4070

Bonjour,
Merci de cette étude, dont les résultats sont en effet contre-intuitifs. Et comme dans toutes les études visant à estimer l'empreinte carbone d'une activité donnée, la question du périmètre retenu est fondamental. Je comprends que les émissions de GES issues de la fabrication des engrais azotés de synthèse, fabrication très couteuse en énergie, ont bien été comptabilisées. En est-il de même pour les émissions liées à la fabrication des engins agricoles (il me semble que conventionnellment, ces émissions sont comptabilisées comme relevant du secteur industriel, alors que de fait elles contribuent à l'activité agricole). Autre question: comment l'impact en terme d'émissions de GES de la déforestation liée à production de soja, disons au Brésil, mais servant à l'alimentation du bétail dans l'UE, ou de la déforestation liée à la production d'huile de palme en Indonésie, mais entrant dans les filières agroalimentaires européennes, comment donc cet impact a-t-il été comptabilisé? Dans les agricultures brésiliennes et indonésiennes (ce que les chiffres semblent indiquer), ou dans l'agriculture ou l'agroalimentaire de l'UE (ou d'autres pays importateurs) ? Comment a été traité dans l'étude le fait qu'un pays consacre des terres à la production d'agrocarburant (bioéthanol, diester de colza), reportant de fait la production alimentaire dans un pays tiers, avec potentiellement des changement d'affectation des sols indirects ? Ainsi, les changements d'usage des sols au Congo permettent de produire des matières premières destinées à l'alimentation locale ou servant à l'agriculture ou l'agro-alimentaire de pays hors Afrique ? Bref, toutes ces précisions de périmètres me semblent fondamentales pour assurer la robustesse des résultats de cette étude.
Ecrit le 24 février 2022 par : Olivier Réchauchère 4071

Merci pour le partage. Etude très intéressante mais qui mérite d’être mieux approfondie. Si la RDC cumule à elle seule plus de la moitié des gaz à effet de serre (GES) que le reste de l’Afrique et que 10 pays rejettent plus de 60 % de GES et dans ce contexte l’Ethiopie et le Nigeria ne rejettent que 19%, il faudrait questionner le système agricole en place. Je note qu’il n’ya aucun pays sahélien dans ce lot. Il serait donc intéressant de voir la contribution de ces pays ou la «déforestation» n’est pas pratiquée sensus stricto (très peu de forêts voir inexistantes)
Ecrit le 24 février 2022 par : Oumar Niangado 4072

Bonjour
Vous parlez d’intensification sans indiquer le niveau actuel des intrants en Afrique subsaharienne et dans le reste du monde. Ce faisant vous êtes bien dans la ligne dominante de tous les médias qui trompent tout à la fois les Africains et les Européens en laissant croire qu’on peut faire beaucoup plus sans intrants minéraux en Afrique subsaharienne. Enfin vous commencez à comprendre à moitié. Il aurait cependant été utile et fair-play de citer l’article que j’avais rédigé pour Farm il y’a quelques années expliquant pourquoi le Nord avait intérêt à subventionner les intrants en Afrique subsaharienne. Et aussi celui ce que j’ai publié en français dans Lef ( Laison énergie francophonie) dès 2008 Je vous signale aussi un article paru sur le même thème en janvier 2022, dans la revue Système alimentaires/ Food Systems RIEDACKER (Arthur), « Intensifications agricoles et politiques pour éradiquer la faim et stabiliser le climat », Systèmes alimentaires / Food Systems, n° 6, 2021, p. 281-304 Arthur Riedacker
Ecrit le 24 février 2022 par : Riedacker 4073

Merci pour ces commentaires, très utiles. L'article avait pour principal objectif de mettre en évidence un fait contre-intuitif, le poids de l'empreinte climatique des systèmes alimentaires africains. La seule conclusion qu'il en tire est celle du besoin d'une intensification écologique des agricultures en Afrique, sans définir les modalités de cette intensification, sujettes à débat. Nous remarquons d'ailleurs qu'un commentaire interprète l'article comme favorable aux modes de production industrialisés, tandis qu'un autre l'accuse de ne pas prendre parti en faveur d'une utilisation accrue d'engrais de synthèse. Il nous semble vain d'opposer productivité et durabilité environnementale : le défi pour l'avenir, et dans toutes les régions, consiste précisément à améliorer les performances de l'agriculture dans ces deux registres, en limitant leurs effets contradictoires et en tirant parti de leurs complémentarités.
La dimension temporelle des émissions de GES serait bien sûr à prendre en compte pour évaluer plus précisément le poids de l'Afrique dans l'empreinte carbone globale des systèmes alimentaires, et mettre en perspective la déforestation existant sur ce continent avec celle pratiquée historiquement par les pays occidentaux, qui ont pu ainsi étendre sans retenue leurs surfaces cultivées. Mais l'article n'avait pas pour but de désigner des coupables. En revanche, plusieurs commentaires relèvent, à juste titre, qu'il est discutable d'imputer à l'Afrique l'empreinte carbone liée à la production de denrées comme le cacao, le café, etc., destinées à l'exportation vers l'Europe et d'autres régions. Les consommateurs, européens et autres, en sont tout aussi responsables. Ce point met en évidence une carence du système officiel de comptabilisation des émissions de GES, fondé sur une approche territoriale qui ne prend pas en compte les échanges internationaux de produits agricoles. Or ces échanges sont aussi, indirectement, des échanges de gaz à effet de serre. Réfléchir à la réduction de l'empreinte climatique conduit donc à jeter un nouveau regard sur le commerce mondial. Merci encore pour vos contributions au débat.
Ecrit le 28 février 2022 par : Jean-Christophe Debar 4079

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