L’expansion des surfaces cultivées, au détriment des milieux naturels, est beaucoup plus forte que prévu  

16 mars 2022

Jean-Christophe Debar, consultant FARM



Selon une étude récente exploitant les données satellitaires du programme Landsat, la superficie des terres cultivées dans le monde, hors prairies et cultures permanentes, a augmenté de 102 millions d’hectares (9 %) entre les périodes 2000-03 et 2016-19, soit environ trois à quatre fois plus que ce que suggèrent les statistiques de la FAO. Cette expansion s’est accélérée depuis le début du XXIème siècle, empiétant sur les forêts et les savanes et accroissant les émissions de gaz à effet de serre. L’Afrique et l’Amérique du Sud sont responsables respectivement de la moitié et de plus du tiers de l’extension des terres arables. La hausse des surfaces cultivées est encore plus importante si l’on inclut les vergers et les plantes arbustives telles que le cacaoyer, le caféier et le palmier à huile, ce qui pose un redoutable défi pour la préservation des écosystèmes et la lutte contre le changement climatique.
   

Une étude réalisée par des chercheurs des universités du Maryland et du Texas et de l’Institut polytechnique national de Mexico, récemment publiée dans Nature Food[1], apporte un nouvel éclairage sur l’évolution des surfaces cultivées ces dernières décennies. Utilisant les données satellitaires de haute précision (résolution de 30 mètres par pixel) fournies par le programme Landsat de l’agence spatiale américaine (NASA), elle évalue les changements survenus dans la superficie dédiée aux plantes herbacées, annuelles et pérennes, destinées à la consommation des hommes et des animaux ou à la production d’énergie dans les différentes régions. La surface cultivée, ainsi définie, est passée de 1,14 milliard d’hectares sur la période 2000-03 à 1,24 milliard d’hectares sur la période 2016-19. Cette surface se répartit de manière relativement équilibrée entre les régions Europe-Asie du Nord, d’une part, et Asie du Sud-Ouest, d’autre part (20 % chacune), l’Afrique (17 %), ainsi que l’Amérique du Centre et du Nord, d’une part, et l’Asie du Sud-Est, d’autre part (15 % chacune). Viennent ensuite l’Amérique du Sud (9 %) et l’Océanie (3 %). Les évolutions enregistrées dans ces différentes zones géographiques sont très contrastées.

L’expansion des terres cultivées est due pour moitié à l’Afrique

En une vingtaine d’années, l’Afrique a étendu ses surfaces cultivées de plus d’un tiers, comptant ainsi pour 52 % de l’augmentation observée à l’échelle mondiale (tableau). La hausse a été particulièrement rapide dans un petit groupe de pays (Angola, Côte d’Ivoire, République démocratique du Congo, Mozambique, Zambie). En termes relatifs, cependant, c’est en Amérique du Sud que la croissance des surfaces a été la plus soutenue (+ 49 % au total, + 77 % au Brésil) ; elle explique 36 % de la hausse globale. La baisse des surfaces observée en Asie du Sud-Est (- 1 %) peut surprendre, mais elle tient probablement au fait que la définition des terres cultivées retenue dans l’étude exclut le palmier à huile.

Evolution de la surface cultivée entre 2000-03 et 2016-19, par région (Mio ha)
Note : les données excluent les cultures permanentes. Source : FARM d’après Potapov et al., 2022

L’expansion s’accélère

Le taux annuel d’expansion des surfaces cultivées s’est nettement accru en une douzaine d’années, passant de 5,1 millions d’hectares sur la période 2004-2007 à 9 millions sur la période 2016-2019. En Afrique, ce taux a  plus que doublé, de 1,7 million à 3,9 millions d’hectares par an, niveau très supérieur à celui observé en Amérique du Sud (1,5 million d’hectares). Il est vrai que l’accélération de la déforestation survenue récemment en Amazonie échappe au cadre temporel de l’étude.

Une augmentation brute deux fois plus forte

Un apport majeur de l’étude est la décomposition de l’évolution nette des surfaces cultivées, en augmentation et diminution brutes. La croissance brute des surfaces (217 millions d’hectares), depuis le début du XXIème siècle, a été plus de deux fois plus forte que leur croissance nette (102 millions d’hectares). Le ratio entre augmentation brute et augmentation nette de la sole cultivée est même beaucoup plus élevé dans certaines régions (tableau). Or c’est l’extension brute des terres cultivées qui a le plus d’impact sur le climat et la biodiversité.

Globalement, près de la moitié de la hausse brute des surfaces cultivées (79 % en Afrique) s’est faite au détriment de la végétation naturelle, principalement les forêts. L’autre moitié provient de la mise en culture de prairies et de terres agricoles précédemment abandonnées. Seulement 16 % de la diminution brute des superficies cultivées sont dus à leur retour à la végétation naturelle. Les superficies ainsi restaurées stockent proportionnellement beaucoup moins de carbone et abritent beaucoup moins de biodiversité que les surfaces qui n’ont pas été défrichées, car la restauration des terres prend beaucoup de temps avant de produire pleinement ses effets.

Un phénomène sous-estimé

Selon le World Resources Institute, un think tank américain, les statistiques de la FAO, principale source officielle d’informations sur l’utilisation des terres, tendent à sous-estimer considérablement l’extension des surfaces cultivées. De fait, ces statistiques montrent, entre 2003 et 2018, une croissance de la surface arable – concept proche de celui de surface cultivée retenu dans l’étude – de 35 millions d’hectares (3 %), trois fois inférieure aux 102 millions d’hectares (9 %) mis en évidence par les données satellitaires entre les périodes 2000-03 et 2016-19. L’écart est encore plus élevé, d’environ 1 à 4, si on compare ces dernières à l’extension des terres arables rapportée par la FAO entre 2000 et 2019, soit 24 millions d’hectares (2 %)[2].

Les raisons de l’écart entre les chiffres de la FAO et les données satellitaires ne sont pas entièrement claires[3]. Celui-ci semble dû à des différences méthodologiques, mais résulte aussi probablement du fait que les statistiques onusiennes reposent sur les déclarations des Etats, qui peuvent avoir intérêt à minorer ou majorer, selon le cas, les chiffres relatifs à l’évolution des surfaces cultivées.   

Un défi écologique

Selon la FAO, les surfaces plantées en cultures permanentes, y compris le cacaoyer, le café, le palmier à huile, etc., non incluses dans l’étude, ont augmenté de 36 millions d’hectares (27 %) entre 2000 et 2019. Si l’on ajoute l’extension des terres arables, la surface cultivée totale aurait progressé de 63 millions d’hectares selon la FAO et d’environ 138 millions d’hectares si l’on reprend les chiffres de l’étude. Ces chiffres interrogent sur la capacité des agricultures à produire plus, pour nourrir une population mondiale en forte croissance, tout en réduisant la pression sur le climat et les milieux naturels.     

Dans l’hypothèse de la poursuite des tendances actuelles, concernant notamment la hausse des rendements et des surfaces irriguées, la FAO évalue les besoins de terres arables supplémentaires, entre 2012 et 2050, à 165 millions d’hectares (11 %)[4]. Le World Resources Institute anticipe, quant à lui, une augmentation comparable de l’ensemble des surfaces cultivées, y compris les cultures permanentes, de 171 millions d’hectares entre 2010 et 2050. Soulignons qu’il s’agit ici d’une croissance nette des surfaces, qui implique, comme indiqué ci-dessus, une croissance brute des terres cultivées beaucoup plus forte et très différenciée selon les régions.

Le WRI prévoit en outre une expansion des pâtures de 401 millions d’hectares, liée à la demande accrue, dans la plupart des pays en développement, en produits laitiers et viande de ruminants. Au total, selon ses estimations, la surface utilisée pour les cultures et l’élevage pourrait donc progresser, entre 2010 et 2050, de 572 millions d’hectares, voire 593 millions d’hectares si l’on inclut les besoins de l’aquaculture, elle aussi en expansion[5]. Pour éviter un désastre écologique, il faudra jouer sur plusieurs leviers : transformation des systèmes de production agricole, modification des habitudes alimentaires, réduction des pertes et des gaspillages, etc., et adapter en conséquence les politiques publiques. Le diagnostic est connu, l’étude publiée dans Nature Food renforce l’urgence de l’action.


 

[1] Potapov, P. et al., 2022. « Global maps of cropland extent and change show accelerated cropland expansion in the twenty-first century ». Nature Food, vol. 3, January 2022, 19-28.

[2] FAO, 2021. L’Etat des ressources en terres et en eau pour l’alimentation et l’agriculture dans le monde. Des systèmes au bord de la rupture. Rapport de synthèse 2021. Rome.

[3] Pour une discussion des concepts de surface cultivée et de surface récoltée utilisés par la FAO, voir le rapport du World Resources Institute, Creating a sustainable food future. A Menu of Solutions to Feed Nearly 10 Billion People by 2050, July 2019. Ce rapport a été rédigé avec des contributions de chercheurs du Cirad et de l’Inra.

[4] FAO, 2018. L’avenir de l’alimentation et de l’agriculture. Parcours alternatifs d’ici à 2050. Résumé. Rome. 

[5] Voir le rapport référencé dans la note 3.    


3 commentaire(s)
Ces données sur l’évolution des surfaces cultivées sont très intéressantes, voire inquiétantes, mais il semblerait indispensable de les mettre en relation avec les évolutions de la population (et de ses besoins alimentaires en quantité et qualité).
L’évolution des terres cultivées a un impact écologique fort (volet « négatif »), mais elle a aussi comme impact (volet « positif ») l’alimentation d’une population en forte croissance, en particulier au « Sud », comme indiqué ci-dessous. Grande région Population en 2000 Population en 2019 Afrique 870 millions 1,31 milliards Asie 3,74 milliards 4,6 milliards Amérique du Sud 348 millions 472 millions Monde 6,14 milliards 7,71 milliards C’est bien une réflexion globale prenant en compte (i) l’évolution des surfaces cultivées (et sa répartition par type de productions), (i) la productivité de ces surface (et l’évolution des pratiques agricoles) et (iii) les dynamiques des populations (et leurs besoins alimentaires) qui est à développer pour bien analyser et interpréter ces dynamiques. Bernard Mallet
Ecrit le 17 mars 2022 par : bernard Mallet 4081

Au siège de la FAO, les statistiques sur l’utilisation agricole des terres ne sont pas, curieusement, un sujet d’étude prioritaire (c’est un ancien de l’Organisation qu’il a servie pendant un quart de siècle qui vous l’écrit). Le travail est confié essentiellement à des commis de bureau, très éloignés du « terrain », qui compilent les réponses des ministères de l’agriculture de quelque deux cents pays au questionnaire qui leur est adressé par l’Organisation. Comme il est dit dans l’article, de façon un peu trop « généralisante » (voir une exception ci-après), « les statistiques onusiennes reposent sur les déclarations des États ».
Parce que : - répondre aux questionnaires des nombreuses organisations intergouvernementales n’est pas en général considéré par les ministères et autres entités publiques nationales comme une tâche prioritaire et gratifiante, - et parce que dans les pays en développement, où les changements dans l’utilisation agricole des terres au détriment des espaces naturels sont les plus significatifs, la connaissance de ceux-ci est la moins bonne pour diverses raisons bien compréhensibles, la qualité des réponses chiffrées reçues de la majorité des pays laisse à désirer, circonstance aggravée par : - leur compilation sans véritable analyse critique, - le fait que l’on s’intéresse à des différences diachroniques, l’erreur sur celles-ci étant bien supérieure à celles sur des informations à un instant donné, - et, bien sûr, le degré d’« insincérité » des informations fournies par certains gouvernements qui les manipulent pour appuyer les messages qu’ils désirent faire passer à la communauté internationale. Une exception toutefois en matière de statistiques d’utilisation des terres fournies par la FAO, celles concernant les surfaces de forêts et autres espaces boisés (savanes et steppes avec ligneux, « cerrados » et « caatingas » brésiliens, …), une catégorie très importante des espaces «naturels » de la planète : environ 4 milliards d’hectares, soit 30 % de la surface totale des terres émergées. Alors que, jusqu’au milieu des années 70, la FAO élaborait les statistiques des surfaces forestières au niveau mondial de la même façon que celles des surfaces agricoles, la réduction des ressources forestières dans les pays en développement, notamment tropicaux, qui s’est alors accélérée, a bien obligé son Département des forêts à accorder une plus grande priorité à l’évaluation de la situation et de l’évolution des forêts du monde. Un programme s’est alors développé en son sein, facilité par des financements extérieurs (autres organes onusiens, fonds fiduciaires de pays donateurs) pour évaluer et suivre l’évolution des forêts du monde, et qui a produit au tout début des années 80 les premiers résultats sérieux sur la situation et l’évolution des forêts du monde tropical. Au cours des quarante dernières années, ce programme n’a fait que se renforcer, tout comme la qualité et la cohérence des chiffres fournis tous les cinq ans sur les ressources forestières mondiales. Des différences fondamentales de points de vue – les diverses formes d’agriculture et d’élevage se développent et renforcent au détriment des espaces forestiers, vision expansionniste « pot de fer » contre vision défensive « pot de terre », … – et de méthodologie, ainsi que les inévitables problèmes de chapelles et d’égos, n’ont malheureusement pas permis que se construise au niveau de l’ensemble de la FAO une véritable concertation dans ce domaine, et, ne serait-ce que, l’amorce d’une réconciliation des séries statistiques sur l’utilisation des terres. Un dernier mot en forme de caveat : toujours considérer avec une « pincée de sel » les résultats de ces évaluations mondiales « presse-bouton » en chambre, qui font dire aux outils de la télédétection ce qu’ils ne sont pas en mesure de dire, faute en particulier de l’absence de l’indispensable « vérité-terrain ».
Ecrit le 17 mars 2022 par : Jean-Paul Lanly 4082

Explication du quasi maintien de l'équilibre alimentaire mondial. Non durable 20 ans de plus.
Seule solution: agronomie-génétique-biotechno + PAIX et COMMERCE.
Ecrit le 21 mars 2022 par : jm bouquery bouquery@noos.fr 4083

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