Entre l’agriculture et les autres secteurs, de fortes inégalités de revenu

6 mai 2019

Jean-Christophe Debar, directeur de FARM



En Afrique subsaharienne, la grande majorité des pauvres vivent de l’agriculture et une grande partie des agriculteurs sont pauvres : tel est le constat de la Banque mondiale[1]. Mais que sait-on exactement des écarts de revenu entre les agriculteurs et les autres catégories de la population ? Pour répondre à la question, on compare généralement la valeur ajoutée de l’agriculture par actif agricole au produit intérieur brut (PIB) moyen par actif, tous secteurs confondus. Selon cet indicateur, en Afrique subsaharienne en 2016, une personne adulte travaillant dans « l’agriculture » - secteur qui englobe aussi la forêt et la pêche - dégageait une valeur ajoutée équivalente à 29 % du PIB moyen par actif (36 % si l’on exclut l’Afrique du Sud). L’écart est considérable. Pourtant, il sous-estime la gravité de la situation.

Cet indicateur a en effet un défaut : le dénominateur du ratio (PIB par actif) inclut le numérateur (valeur ajoutée par actif agricole). Si la population active comprend une forte proportion d’agriculteurs, ce qui est le cas dans la plupart des pays au sud du Sahara, il tend à sous-évaluer les inégalités de revenu entre agriculteurs et non-agriculteurs. D’où le calcul d’un second indicateur, comparant la valeur ajoutée par actif agricole au PIB par actif non-agricole[2]. Le résultat est édifiant : la valeur ajoutée d’une personne travaillant dans l’agriculture, en Afrique subsaharienne, représente à peine 16 % de celle dégagée, en moyenne, par une personne employée dans un autre secteur (19 % hors Afrique du Sud) (graphique). En d’autres termes, la productivité du travail agricole est cinq à six fois moindre, en moyenne, que dans l’industrie et les services, ce qui suggère que sur le continent africain, les agriculteurs gagnent en moyenne cinq à six fois moins que les autres catégories socio-professionnelles, avant d’éventuels transferts sociaux.

Valeur ajoutée par actif dans le secteur agriculture, forêt et pêche
en % du PIB moyen par actif en Afrique subsaharienne

                   Source : FARM d’après Banque mondiale et OIT.


La situation s’améliore, mais très lentement. En dix ans (2006-2016), le rapport de productivité du travail entre agriculteurs et non-agriculteurs est passé de 13 % à 16 % (de 17 % à 19 % si l’on exclut l’Afrique du Sud). A ce rythme, la convergence des revenus entre l’agriculture et les autres secteurs ne se produira pas avant plusieurs décennies. Elle pourrait être stimulée par une accélération de la croissance de la productivité du travail agricole, grâce à une augmentation plus forte des rendements et/ou un agrandissement de la surface des exploitations agricoles. La marge de progrès est considérable sur les rendements – ceux-ci, en Afrique, sont parmi les plus bas du monde -, mais elle est faible, globalement, en ce qui concerne la surface des exploitations. En fait, celle-ci diminue dans de nombreux pays africains, en raison de l’expansion démographique.

Il reste la possibilité d’un changement radical des politiques agricoles, passant soit par une forte hausse des protections à l’importation, susceptible d’élever substantiellement le niveau des prix agricoles, soit par des aides directes aux agriculteurs. La première option vise à répondre à la concurrence des importations à bas prix, qui gêne considérablement le développement de nombreuses filières locales. Elle est envisageable pour certains produits agricoles, mais semble difficilement applicable à grande échelle en raison de la sensibilité des ménages au prix de la nourriture, sauf réforme majeure des politiques commerciale et fiscale[3]. La seconde solution, les aides directes, est adoptée depuis longtemps en Europe et en Amérique du Nord. La Chine a récemment emprunté cette voie ; l’Inde y réfléchit. Il serait intéressant que le débat ait lieu en Afrique, compte tenu notamment des critiques adressées aux subventions aux intrants[4]. Les aides directes pourraient en effet être liées à des changements de pratiques agricoles favorables à la restauration de la fertilité des sols et à l’environnement, et éventuellement ciblées sur les petites et moyennes exploitations. On touche là aux objectifs fondamentaux assignés aux politiques agricoles, qui s’inscrivent désormais dans le cadre général des objectifs de développement durable fixés par l’ONU à l’horizon 2030. 


 

[1] En Afrique subsaharienne, 76 % des personnes vivant dans l’extrême pauvreté, soit avec moins de 1,90 dollar par jour en parité de pouvoir d’achat, travaillent dans l’agriculture. Inversement, environ 20 % des personnes qui travaillent dans l’agriculture sont en situation d’extrême pauvreté. Chiffres 2013, source : Who Are the Poor in the Developing World?, Policy Research Working Paper 7844, World Bank Group, October 2016.

[2] Le PIB par actif non-agricole est estimé à partir des statistiques de la Banque mondiale, pour le PIB, et de l’Organisation internationale du travail (OIT), pour le nombre de personnes employées dans les différents secteurs de l’économie.

[3] Ainsi les organisations porteuses de la campagne « Mon lait est local », en Afrique de l’Ouest, recommandent la mise en œuvre, par les Etats de la région, d’une série de mesures pour encourager le développement de la production et de la transformation de lait : hausse des droits de douane sur les importations de certains produits laitiers (poudre de lait entière, mélange lait écrémé-matière grasse végétale en poudre), exonération de la TVA sur la filière du lait local, instauration d’un système de prélèvements variables à l’importation, utilisation des recettes fiscales ainsi dégagées pour des programmes de subvention de la consommation de lait local par les catégories sociales les plus pauvres. Voir Note de position de la campagne « Mon lait est local » - Mars 2019, bulletin de veille Inter-réseaux Développement rural no 357, http://www.inter-reseaux.org/publications/bulletins-de-veille/article/bulletin-de-veille-no357?utm_source=Inter-r%C3%A9seaux&utm_medium=site&utm_campaign=SUWEDI

[4] Voir Jean-Christophe Debar, Inde, Afrique : des politiques agricoles à la recherche d’efficacité, blog de FARM, 20 février 2019, http://old.fondation-farm.org/zoe.php?s=blogfarm&w=wt&idt=3694

3 commentaire(s)
Dénombrement des actifs agricoles, prise en compte des cueillettes/chasses/pêches, mesure et valorisation des autoconsommations, transferts de fonds des migrants, inégalités des structures et dynamiques démographiques... Autant de limites de pertinence du concept de revenu ? Et d'ajustement de politiques de convergence des situations sociales, plus qu'agricoles ?
Ecrit le 6 mai 2019 par : jm bouquery 3748

La solution reposant sur des aides directes aux agriculteurs d'Afrique, notamment d'Afrique subsaharienne (ASS) n'est pas crédible à la fois parce qu'ils sont trop nombreux et que les Etats n'en ont pas les moyens – comme le prouve la non application des engagements de Maputo et de Malabo –, d'autant que les subventions aux engrais ont aussi été un échec, particulièrement dans les pays anglophones d'ASS (https://bulletin.ids.ac.uk/idsbo/article/view/2716/html; https://mpra.ub.uni-muenchen.de/84371/10/MPRA_paper_84320.pdf). Certes un minimum d'aides doit être alloué à la promotion de systèmes de production agroécologiques mais l'essentiel consisterait à organiser des visites d'exploitants vers les très nombreuses réussites en ce domaine dans la plupart des pays, ce qui ne serait pas très coûteux.
Mais cela ne suffira pas à réduire les déficits alimentaires d'ASS qui augmenteront fortement avec l'explosion démographique (si l'on ne tient pas compte des exportations de cacao-café-thé-épices-noix de cajou…, qui ne sont pas des produits alimentaires de base). Il est nécessaire et possible de surmonter le dilemme entre l'indispensable hausse des prix agricoles et le risque de flambées des prix alimentaires conduisant à des émeutes urbaines. Pour cela il faut assurer des prix agricoles rémunérateurs et stables par des prélèvements variables sur les produits importés concurrençant les produits vivriers locaux – notamment blé (l'Afrique du Sud utilise des prélèvements variables sur ses importations de blé, de 30,5 €/t en mars 2019 : http://www.sagis.org.za/import_tariffs.html; https://gain.fas.usda.gov/Recent%20GAIN%20Publications/Grain%20and%20Feed%20Annual_Pretoria_South%20Africa%20-%20Republic%20of_3-25-2019.pdf), riz, maïs, orge, soja – et mettre en place des aides alimentaires internes massives mais ciblées sur les populations les plus défavorisées – qui pourraient dépasser la moitié de la population comme en Inde – par le moyen de coupons d'achat de produits vivriers locaux stockables (mil, sorgho, maïs, fonio, riz local, manioc, igname, taro, plantains…) et de subventions aux cantines de collectivités. Certes cela coûterait très cher et ne serait possible que par des prêts massifs à très long terme, à très faible taux (0,75%) avec différé d'amortissement, notamment de l'AID (Association internationale de développement), filiale de la Banque mondiale. En comparant au coût de l'aide alimentaire massive de l'Inde (voir ci-dessous), un tel programme serait de l'ordre de 15 Md€ par an pour l'ensemble de l'ASS dont environ 3 Md€ pour l'Afrique de l'Ouest, une estimation à la louche à affiner sérieusement. Mais le jeu en vaut la chandelle sui cela débouche sur une forte progression de la production et une cré ation massive d'emplois. Il est temps de regarder la réalité en face! Cela irait infiniment plus loin que le modeste programme actuel de réserves alimentaires régionales, décidé en 2013, et l'intéressant récent rapport de Frank Galtier sur ce sujet n'est pas convaincant, d'autant qu'il souligne que "A ce jour, le seul contributeur est l'Union européenne : les Etats membres n'ont pas livré la quantité convenue d'aliments de base pour construire la Réserve régionale ; les communautés économiques régionales (CEDEAO et UEMOA) n'ont pas fourni les fonds convenus pour la construction de la Réserve régionale ; et la taxe Faim zéro n'a pas été créée, ce qui compromet l'augmentation prévue des stocks publics nationaux et la capacité des États membres à utiliser la réserve régionale… Le projet de réserve régionale vise à donner à la région les moyens de gérer les crises alimentaires pendant trois mois pour les pays enclavés du Sahel et 1,5 mois pour les pays côtiers… Cette analyse est basée sur la contribution potentielle du Projet de Réserve Régionale à son niveau de pleine maturité, c'est-à-dire avec i) l'augmentation des stocks publics nationaux (840 000 Mt au lieu de 227 000 Mt [actuellement]) et ii) une Réserve Régionale constituée d'un stock physique de 140 000 Mt et un stock financier équivalent à 271 000 Mt" (https://europa.eu/capacity4dev/hunger-foodsecurity-nutrition/documents/foodreserveecowas). Dans la meilleure hypothèse où ces stocks seraient effectivement constitués, le total de 1,351 Mt ne représenterait que 2,6% des 47,730 Mt de la consommation de céréales de l'AO en 2013 (Faostat). Il est vrai que l'objectif de ces stocks ne vise qu'à répondre à des situations de crises temporaires et nullement à des situations de déficit alimentaire structurel. De leur côté les stocks publics de blé et de riz de l'Inde ont correspondu à environ un tiers de la production en 2017-18 soit de respectivement 30 Mt de blé et 35 Mt de riz et ont été redistribués à très bas prix à 50% de la population urbaine et 75% de la population rurale, à hauteur de 35 kg par mois par famille nécessiteuse (dont 5 kg par personne) habitant, les prix de revente, inchangés depuis 2002, étant de 70 €/kg pour le riz et 51,4 € pour le blé pour les familles au-dessous du seuil de pauvreté et de seulement 37,2 € pour le riz et 24,8 € pour les familles d'extrême pauvreté, alors qu'il est de 102,9 € pour le riz et 75,6 € pour le blé pour les familles au-dessus du seuil de pauvreté, les plus nombreuses, qui n'obtiennent des cartes qu'en fonction des disponibilités. Tous ces achats se font dans des magasins de détail agréés. Le coût total pour l'Etat en 2018-19 a été a été de 16,3 Md€, dont par tonne : 302 € pour le blé (dont 248 € de coût d'achat aux producteurs et gestion du stock et 53,7 € de coût de distribution) et 430,4 € pour le riz (dont 363,4 € pour l'achat et 68 € pour la distribution). Pour réduire le coût et les dysfonctionnements des stocks publics l'Inde tente de promouvoir, comme cela a été fait dans l'Etat de Madhya Pradesh, le versement aux producteurs de la différence entre le prix minimum de soutien et le prix du marché. En outre ce rapport de mars 2019 (commandité par l'UE) ne fait pas référence aux APE intérimaires (APEi) de Côte d'Ivoire (CI) et du Ghana en vigueur depuis fin 2016, qui réduiraient de 5% à zéro les droits de douane sur les importations de céréales en provenance de l'UE et, étant donné que tous les pays d'Afrique de l'Ouest (à l'exception du Nigeria) ont signé la ZLECAf (Zone continentale de libre échange africaine) et que la clause NPF des APEi de CI et du Ghana les oblige à accorder à l'UE la même libéralisation de 90% des lignes tarifaires que dans la ZLECAf (bien au-delà des 75% prévus dans leurs APEi), les autres pays d'AO seraient aussi obligés de libéraliser 90% de leurs importations de l'UE malgré le refus du Nigeria de signer l'accord régional d'AO, qui ne sera donc pas finalisé. Par ailleurs la CI, le Burkina et le Mali ont récemment lancé une zone économique spéciale régionale couvrant le triangle entre Korhogo-Sikasso-Bobo Dioulasso pour promouvoir les exportations agroalimentaires par les entreprises d'agrobusiness au lieu de promouvoir les aliments de base pour le marché régional, précisément dans la zone où doit être localisé le stock régional le plus important en volume après celui du Nord Nigéria-sud Niger (page 8 du rapport) (https://koulouba.com/economie/sikasso-la-zone-economique-speciale-lancee ; https://www.lepoint.fr/economie/nouvelle-zone-economique-speciale-en-afrique-de-l-ouest-15-05-2018-2218595_28.php).
Ecrit le 8 mai 2019 par : Jacques Berthelot 3750

D'un colloque FARM d'il y a quelques années déjà, j'avais retenu l'intervention de représentants d'organisations agricoles nigérianes qui m'avaient frappé: "Avec internet, nous sommes désormais informés du cours de produits dont notre pays est déficitaire, ce qui nous donne la possibilité de nous adapter en conséquence dans nos prévisions de culture et nos ventes..., si nous disposons de crédits permettant d'engager très vite une campagne agricole et de stocker nos récoltes dans de bonnes conditions".
C''est ce qui se passe dans les jardins tenus depuis 2014 par des handicapés en Ituri (RDC), où désormais près de 100 allocataires peuvent sur des parcelles de 600 à 800 m² cultiver et mettre sur le marché chacun près de 1,5 tonne de pommes de terre par an vendues au prix de 0,4 $ le kg auxquelles s'adjoignent d'autres productions maraîchères, grâce à des prêts de campagne et d'équipement suivis sur des comptes tenus par une mutualité locale. Ces chiffres montrent une possibilité de développement endogène et paraissent plus pertinents à analyser que des statistiques souvent élaborées par des bureaucrates sans réels contacts avec des initiatives de terrain.
Ecrit le 10 mai 2019 par : Dominique PETER Agro sans Frontière et ASFHIA dominpeter@orange.fr 3751

Votre commentaire :
Votre nom :
Votre adresse email ne sera vue que par FARM :