Dernières nouvelles de la productivité

19 novembre 2018

Jean-Christophe Debar, directeur de FARM



Selon des statistiques récemment publiées par le département américain de l’Agriculture (USDA), la productivité totale des facteurs en agriculture dans les pays à faible revenu, qui comprennent la plupart des Etats d’Afrique subsaharienne, ne parvient pas à décoller. Son augmentation est très insuffisante pour répondre aux besoins alimentaires, en pleine expansion. En outre, la productivité du travail agricole, qui détermine le niveau de revenu des agriculteurs, reste très inférieure à celle observée dans les pays émergents et les pays à haut revenu.

L’USDA a actualisé, le 15 octobre, sa base de données internationale sur la productivité agricole[1]. Cet outil, fondé sur les statistiques de la FAO et d’autres organisations internationales, fournit de précieuses informations sur la production agricole, les facteurs de production (terre, travail, capital) et la croissance de la productivité totale des facteurs en agriculture, par pays et par région.

La croissance de la productivité totale des facteurs (PTF) est un indicateur crucial de l’efficacité du système productif. Elle mesure l’augmentation de la production obtenue par unité de facteur. Pour bien comprendre ce concept, il faut partir du fait que la hausse de la production agricole, dans un pays, peut provenir d’une extension des surfaces exploitées ou d’une progression du produit brut par hectare. Cette dernière résulte elle-même soit de l’augmentation de la quantité de travail, d’intrants ou d’équipements utilisée par hectare, soit de la plus grande efficience avec laquelle ces facteurs de production sont employés, c’est-à-dire la PTF. La croissance de la PTF est donc ce qui explique la hausse de la production agricole une fois qu’on a tenu compte de la variation du volume de facteurs de production utilisés. Ses déterminants sont nombreux et variés : amélioration de la qualité des intrants, formation des agriculteurs, innovations organisationnelles, etc.

De l’évolution de la PTF dépend la capacité du système productif à accroître le revenu des agriculteurs tout en réduisant les prix des aliments pour les consommateurs. En outre, la croissance de la productivité totale des facteurs est essentielle pour la préservation de l’environnement, car elle assure que les ressources (terres, énergie, etc.) sont utilisées avec le maximum d’efficacité. Idéalement, pour améliorer sensiblement le revenu des agriculteurs - dont la grande majorité, dans les pays en développement, vit dans la pauvreté – et mieux protéger la biodiversité, dans un contexte d’aggravation des impacts du changement climatique, il faudrait que la production agricole continue d’augmenter fortement pour nourrir les besoins croissants de la planète, sans que le volume de facteurs de production progresse.

Les statistiques de l’USDA montrent qu’au niveau mondial, la hausse de la PTF agricole est restée stable, à 1,38 % par an, depuis le début des années 2000 (tableau 1). Selon certaines estimations, ce taux est inférieur à celui qu’il faudrait atteindre pour doubler la production agricole, à volume de facteurs constant, d’ici à 2050[2]. La situation est d’autant plus préoccupante que les pays à faible revenu, selon le classement de la Banque mondiale, enregistrent une croissance de la productivité totale des facteurs de 0,60 %, inférieure de moitié à la moyenne mondiale (ainsi qu’à la moyenne des pays à revenu élevé) et en légère baisse depuis quinze ans. Les pays à revenu intermédiaire bénéficient au contraire d’une croissance de la PTF très soutenue et en nette accélération.

 

Tableau 1 : Taux de croissance annuel moyen de la productivité totale des facteurs en agriculture (%)

 

 Moyenne 2000-04

 Moyenne 2011-15

 Pays à faible revenu

 0,72

 0,60

 Pays à revenu intermédiaire

- Tranche inférieure

- Tranche supérieure

 

0,96

2,36

 

1,20

2,72

 Pays à revenu élevé

 1,60

 1,24

 Monde

 1,38

 1,38

Source : FARM d’après USDA


La mauvaise performance des pays à faible revenu reflète principalement les difficultés du continent africain. En Afrique subsaharienne, hors Afrique du Sud, la hausse de la productivité totale des facteurs dans le secteur agricole a été pratiquement nulle entre 2011 et 2015 (0,08 % par an) et a fortement ralenti comparée à la période 2000-04 (1,14 %). Or c’est dans cette région que les besoins alimentaires vont le plus augmenter dans les trois prochaines décennies, en raison du doublement de la population, de l’expansion des classes moyennes et de la rapidité de l’urbanisation.

Ces chiffres sont édifiants, mais ils renseignent uniquement sur la croissance de la productivité agricole et ne disent rien de son niveau. Les données de l’USDA permettent cependant de calculer les productivités partielles de certains facteurs de production. Nous avons ainsi estimé, à partir de ces données, la productivité moyenne du travail agricole, exprimée comme la valeur de la production agricole (produit brut) par actif agricole[3]. En moyenne, sur la période 2013-15, la productivité du travail agricole dans les pays à faible revenu est environ 80 fois inférieure à celle enregistrée dans les pays à revenu élevé et 2,5 à 7,5 fois moindre que dans les pays à revenu intermédiaire (tableau 2). Dans les pays à faible revenu, le produit brut par hectare est grosso modo deux fois moins élevé que dans les pays à haut revenu[4] ; c’est surtout l’énorme différence dans la surface disponible par actif agricole, de l’ordre de 1 à 37, qui creuse l’écart.

 

Tableau 2 : Décomposition de la productivité moyenne du travail agricole, moyenne 2013-15

 

 

Produit brut par hectare agricole ($ constants 1/)

Surface par actif agricole 2/ (ha)

Production par actif agricole ($ constants)

 Pays à faible revenu

 581

 0,84

 488

 Pays à revenu intermédiaire

- Tranche inférieure

- Tranche supérieure

 


  928

 1 330




 1,33

 2,77




 1 234

 3 684

 Pays à revenu élevé

 1 270

 31,03

 39 408

1/ Dollars internationaux 2004-2006 2/ Personne de plus de 15 ans travaillant dans l’agriculture

Source : FARM d’après USDA


Ces calculs surestiment indéniablement les différences réelles de productivité par groupe de pays. En effet, ils ne tiennent pas compte de la quantité d’intrants et d’équipements qu’il faut mobiliser pour réaliser un niveau donné de production. Comme cette quantité est proportionnellement beaucoup plus importante dans les agricultures des pays à haut revenu, en raison de leur forte intensité en capital, l’écart réel de productivité par actif agricole, par rapport aux pays à faible revenu, est probablement, selon nos estimations, deux à trois fois moins élevé que ne le suggèrent les différences de produit brut[5]. Les différences de productivité du travail entre les deux groupes de pays restent néanmoins considérables.

Les implications pour les politiques publiques sont multiples. D’une part, la croissance de la PTF agricole est fortement influencée par les investissements dans la recherche et le développement, la vulgarisation et la formation agricoles, ainsi que dans la construction d’infrastructures : domaines dans lequel l’Etat joue un rôle majeur. D’autre part, les écarts considérables de productivité du travail agricole observés selon le niveau de revenu des pays alertent contre les effets potentiellement dévastateurs d’accords commerciaux mettant en concurrence des agricultures aux performances économiques très disparates et qui bénéficient en outre de niveaux de soutien très inégaux[6]. Les accords de partenariat économique (APE) entre l’Union européenne et les pays d’Afrique, Caraïbes, Pacifique (ACP) en sont le meilleur exemple.   


 

[1] https://www.ers.usda.gov/data-products/international-agricultural-productivity.aspx

[2] Selon le 2018 Global Agricultural Productivity (GAP) report, rendu public le 17 octobre, la productivité totale des facteurs en agriculture croît actuellement au rythme annuel de 1,51 %, alors que le taux nécessaire pour doubler la production agricole est de 1,75 % (https://www.slideshare.net/GlobalHarvestInitiative/2018-global-agricultural-productivity-report-gap-report).

[3] La valeur de la production agricole est exprimée en dollars internationaux (c’est-à-dire en dollars en parité de pouvoir d’achat) constants, valeur 2004-2006. Les actifs agricoles correspondent aux personnes de plus de 15 ans travaillant dans l’agriculture.

[4] Les variations de produit brut en dollars par hectare, entre pays, traduisent à la fois des écarts de rendements, en volume, et des différences de prix liées à la diversité des productions végétales et animales.

[5] A titre indicatif, pour les exploitations agricoles professionnelles « moyennes et grandes » en France, en 2016, l’ensemble des consommations intermédiaires (charges d’approvisionnement et autres achats externes) et des amortissements représentait 85 % de la valeur de la production agricole.

[6] A titre indicatif, les exploitations agricoles professionnelles « moyennes et grandes » en France, en 2016, ont reçu des aides directes d’un montant équivalent à 16 % de la valeur de la production agricole.


4 commentaire(s)
YAKA: diviser la SAU/tête par 2 tous les 25 ans.
Ecrit le 20 novembre 2018 par : jm bouquery 3671

Lucide et terrible. Garder les gens à la terre ?
Ecrit le 20 novembre 2018 par : jm bouquery 3669

Bonjour,
J'ai déjà laissé des messages sans réponses. Je continue néammoins puisque vous encouragez vos abonnés à participer. Dommage qu'il n'y ait pas de forum pour que des échanges horizontaux puissent s'installer... Farm gagnerait à ouvrir un peu plus la réflexion... Justement, c'est cette ouverture que j'observe enfin dans ce dernier article. Enfin, les intrans, les effets écologiques, sont pris en compte pour apprécier la productivité des exploitations agricole. Enfin on sent une ouverture pour défendre l'option agriculture paysanne et familiale et les coopératives groupant des petites exploitations face à la concentration de l'agriculture industrielle poussant vers les villes des millions de paysans et négligeant le coût énorme de l'exode rural en terme d'alimentation, de souffrance urbaine, d'environnement, de concentration des richesses et de risque de troubles sociaux dramatiques. C'est ce débat qu'il faut ouvrir pour l'aide aux agricultures africaines. J'ose le formuler ainsi : Est-il possible de fournir à l'agriculture paysanne des supports qui lui permettent de parvenir à une aisance dans les revenus, dans le travail, dans les conditions de vie au village, dans la fourniture d'alimentation vers des villes qui ne croitraient pas aussi rapidement ? Est-il possible que le développement agricole de l'Afrique emprunte une autre voie que celui de l'Europe qui est remis en cause ? L'Afrique peut-elle éconmiser le déour par l'agro-industrie et parvenir directement à une organisation plus décentraliséen efficace grâce à des services et à l'esprit coopératif ? Farm est-il prêt à aborder ces questions ? Bien cordialement
Ecrit le 20 novembre 2018 par : CHEVALIER Patrick 3670

Lourd silence.
"Aisance dans les revenus" ? C'est non. Chez nous elle est asymptotique par des soutiens multiformes à un nombre d'actifs et de personnes dépendantes en diminution permanente et bientôt marginal. ".....le travail, les conditions de vie...., l'alimentation des villes....., une autre voie..." ? A instrumenter, avec services, esprit coopératif, organisation, mais pas sans industries et centralisation. Le smartphone dans une main et plus la houe dans l'autre...
Ecrit le 25 novembre 2018 par : jm bouquery 3672

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