Les investissements directs à l’étranger dans le secteur agroalimentaire, une opportunité pour le développement agricole et la sécurité alimentaire en Afrique ?

2 avril 2018
Quentin Mathieu, chargé de missions et économiste à l’Assemblée Permanente des Chambres d’Agriculture


Le lancement de la conférence régionale de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) à Khartoum, au mois de février, a rappelé avec force une tendance majeure de ces deux dernières années : après plus de 20 ans de baisse tendancielle de la prévalence de la malnutrition dans le monde, celle-ci est repartie à la hausse depuis deux ans. En cause principalement, la recrudescence des conflits et une intensification du changement climatique, conduisant à renforcer la sismicité alimentaire dans laquelle se situent de nombreux pays africains. Cette situation révèle également les multiples problèmes structurels auxquels est confronté le continent africain, notamment le sous-investissement chronique dans l’agriculture. Les apports de capitaux étrangers dans le secteur agroalimentaire, s’ils constituent un levier intéressant pour combler ce déficit, suscitent pourtant de nombreuses controverses. 

 


Les chiffres publiés dans le rapport 2017 de la FAO sur l’insécurité alimentaire en Afrique rappellent l’urgence de la situation : 1 africain sur 4 souffre de la faim, et la prévalence de la sous-alimentation a augmenté de 14 %  en moyenne sur le continent entre 2014 et 2016[1]. La trajectoire alimentaire du continent semble donc se dégrader après 20 ans d’amélioration constante de sa sécurité alimentaire. Un phénomène qui, en dehors de l’instabilité générée par les conflits et le changement climatique, met en perspective l’incapacité des pays africains à couvrir les besoins alimentaires d’une population en forte expansion et de plus en plus urbanisée, malgré les fortes potentialités du développement agricole africain. En remarque, la conjonction de l’urgence alimentaire dans les zones en déficit de production et de l’urbanisation croissante des populations africaines qui module les comportements alimentaires contribuent à détériorer l’état de la balance commerciale agroalimentaire du continent africain, avec un déficit de 23 milliards de $ en moyenne sur la période 2007-2015, renforçant ainsi son état de dépendance à ses importations agroalimentaires.

*corrigées des échanges intracontinentaux
Source : CEPII-CHELEM

 

Cependant, les potentialités de l’agriculture africaine se révèlent attractives pour les investisseurs, comme l’atteste le rebond des investissements directs étrangers (IDE) entrant dans le secteur agroalimentaire. En effet, entre les périodes 2003-2008 et 2009-2014, les IDE agroalimentaires ont réalisé un bond de 7,4 à 15,1 milliards de dollars soit un doublement des flux d’investissements[2].

Les IDE ont des impacts en théorie positifs

Ces IDE en provenance de firmes étrangères ou d’institutions de pays en majorité développés disposent, sur le papier, de nombreux atouts. Ces flux de capitaux peuvent se révéler complémentaires à la dépense publique engagée dans le secteur agricole par le pays receveur, être mieux ciblés pour exploiter les avantages compétitifs ou mettre en valeur des terres inexploitées, créer des emplois aussi bien dans les espaces urbains et ruraux, et apporter un panel de technologies et de connaissances dont l’agriculture africaine manque cruellement pour améliorer les rendements et constituer des chaînes de valeur performantes. La réussite de ces investissements dépend de multiples facteurs : la forme de l’investissement, les caractéristiques du contrat, la qualité des infrastructures (physiques et institutionnelles) du pays receveur, le comportement des parties prenantes au projet, etc.

Il apparaît que les formes d’IDE les plus performantes dans la littérature économique se concentrent sur les greenfield investments ou la création de joint-ventures, de par l’impact économique qu’il engendrent dans l’espace géoéconomique d’implantation : emploi et formation de la main d’œuvre agricole locale, coopération avec les entreprises de la région, apport de technologies (intrants, machines) auprès des agriculteurs, construction et entretien d’infrastructures (routes, systèmes d’irrigation) pouvant occasionner des externalités positives auprès des communautés. De tels apports sont effectifs du moment où ces investissements sont capables d’inclure l’ensemble des acteurs locaux d’une chaîne de valeur et les tierces parties qui gravitent autour du projet[3]

De nombreux obstacles peuvent contrecarrer ces impacts

Au-delà de l’efficacité supposée de ces IDE, le cheminement pour parvenir à l’établissement et l’aboutissement des projets est un facteur d’échec récurrent. La faiblesse des infrastructures réglementaires et législatives concernant la propriété et la capacité à mener des affaires peuvent fortement décourager l’entrée d’investisseurs étrangers qui ne sont pas en mesure d’adapter la chaîne de montage du projet à l’environnement local. L’abandon du projet et les pertes qui en découlent constituent un risque financier bien trop important, même pour des acteurs privés avec des moyens financiers et humains suffisamment robustes pour soutenir de tels projets.

D’autre part,  la résistance des communautés locales à l’entrée d’investisseurs étrangers, à juste titre quand les projets portés excluent les acteurs locaux et amènent à déstructurer l’activité agricole, est un puissant frein à ces IDE. Que ce soit par l’expropriation sans compensations des agriculteurs, l’opacité des accords signés entre les sociétés investisseuses et l’administration locale, l’accaparement de terres ou la destruction de cultures vivrières, de nombreux exemples de projets ayant fait ces erreurs stratégiques foisonnent.

Enfin, les effets attendus des projets liés à ces IDE se sont souvent révélés décevants par rapport aux objectifs fixés, en particulier pour les parties prenantes au projet en position de faiblesse dans les rapports de force. Une fois le projet lancé, les retours financiers sur le moyen-long terme pour les parties prenantes avec un faible pouvoir de négociation ne sont pas significatifs. Entre autre, les déséquilibres dans les rapports de force le long des chaînes de valeur amènent à une répartition inégale de la valeur ajoutée de la production agricole, souvent au détriment de l’amont que constitue la paysannerie locale. Cela amène d’ailleurs à un premier questionnement sur le lien entre IDE et les modèles économiques de type « inclusive business », qui mériterait d’être traité plus longuement[4].

Perspectives stratégiques des IDE agroalimentaires en Afrique

Certaines études montrent qu’un relèvement des IDE dans le secteur agricole africain, à hauteur de 10 % par an et à l’horizon 2030, permettrait véritablement d’être à l’origine d’un effet de décollage pour l’agriculture africaine, avec des impacts plus ou moins forts selon les types de production et les espaces régionaux[5]. Toutefois, la multitude d’obstacles qui interviennent lors de l’introduction d’investisseurs étrangers dans le secteur agricole africain nous amène à repenser les flux actuels d’IDE agroalimentaires.

La faiblesse de la dépense publique des États africains dans le secteur agricole, qui pour la plupart se situe en dessous des 10 % auxquels ils se sont engagés dans la déclaration de Maputo en 2003, doit être absolument comblée. Le renforcement de l’investissement public dans le développement agricole permettrait d’engendrer des structures économiques et institutionnelles en capacité d’attirer et de maîtriser l’entrée de capitaux étrangers dans le secteur agroalimentaire. Ensuite, les IDE agroalimentaires doivent être mieux calibrés, voire se concentrer davantage sur des partenariats économiques pour intégrer les acteurs locaux et favoriser la diffusion de technologies et de connaissances. Les investissements sur le continent africain en provenance des pays émergents, tels que le Brésil, l’Inde ou la Chine vont davantage dans ce sens, et se sont révélés relativement probants en termes de résultats. Enfin, le développement agricole et la réduction de l’insécurité alimentaire en Afrique seront également dépendants de l’émergence d’un tissu d’entreprises agroalimentaires sur le continent et du renforcement des échanges agroalimentaires intra et inter-régionaux. En plus de réduire la dépendance du continent envers ses fournisseurs extérieurs, le développement de l’économie agroalimentaire représente une opportunité d’investissements pour les acteurs étrangers sur un marché destiné à peser 1 000 milliards de dollars d’ici à 2030[6].

 


 


 

[1] FAO. 2017. Vue d’ensemble régionale de la sécurité alimentaire et la nutrition. Le lien entre les conflits et la sécurité alimentaire et la nutrition: renforcer la résilience pour la sécurité alimentaire, la nutrition et la paix.

[2] Yannick Fielder et Massimo Lafrate, Trends in foreign direct investment in food, beverages and tobacco, FAO commodity and trade policy research working paper, n°51, page 2, 2016.

[3] Quentin Mathieu, L’impact des Investissements Directs à l’Étranger (IDE) dans le secteur agroalimentaire sur le développement agricole africain, Afrique Durable 2030, n°4, p.149-166, 2018.

[4] Chamberlain Wytske, Anseeuw Ward, Inclusive businesses and land reform: corporatization or transformation?, Land, 7 (1), e18 (17 p.), 2018.

[5] Don Gunasekera Yiyong, Cai David Newth, Effects of foreign direct investment in African agriculture, China Agricultural Economic Review, Vol. 7 Iss 2 pp. 167-184, 2015.

[6] Rapport de la Banque africaine de développement, Nourrir l’Afrique : stratégie pour la transformation de l’agriculture en Afrique pour la période 2016-2025, mai 2016.


3 commentaire(s)
"multiples problèmes structurels" et "population en expansion". Que de pudeur(s) au pied du mur démographique.
Les IDE "agroalimentaires" répondent ils à des "potentialités agricoles" ? Avec quel effet sur celles ci ? Et sur l'urbanisation ? Mais merci à l'auteur d'aborder de front toute la question alimagraire.
Ecrit le 9 juin 2018 par : j-m bouquery 3573

Bonjour Monsieur Bouquery,
Merci pour votre intérêt concernant mon article. En effet, mon écrit ne répond pas à l'ensemble des questions, très pertinentes, que vous soulevez. Mon propos est relativement limité en termes de place avec ce format, mais je vous invite à lire un autre article que j'ai écrit, et que j'ai pris la peine de citer dans ce blog : Quentin Mathieu, L’impact des Investissements Directs à l’Étranger (IDE) dans le secteur agroalimentaire sur le développement agricole africain, Afrique Durable 2030, n°4, p.149-166, 2018. Le lien vers l'article : http://www.africa21.org/wp/wp-content/uploads/2018/01/Afrique-durable-2030-n%C2%B04-ann%C3%A9e-2017.pdf C'est un article qui est dans la même tonalité que ce blog, mais où j'y développe davantage mon propos et mes arguments. N'hésitez pas à m'en faire un retour, je lirais vos commentaires avec grand plaisir ! Cordialement. Quentin Mathieu
Ecrit le 13 juin 2018 par : Quentin Mathieu 3578

Bonjour Mr Mathieu,
Oui j' ai lu et relu votre article et celui de notre Berthelot national au passage. Voilà juste 49 ans que j'ai commencé à observer l'imprégnation des FMNAA dans les tissus socioéconomiques de nos pays et les territoires du monde, entre première ligne d'une rationalisation globale, technique, économique et financière et deuxième ligne des confrontations des impérialismes géopolitiques et culturels. Leur talent est de pouvoir acheter, payer, étudier, diriger, produire, vendre, facturer et bénéficier dans autant d'Etats différents. Le premier problème en Afrique c'est l'absence de "patron", pour des textiles "non tissés", parfois en lambeaux. Le deuxième, bientôt principal car global, c'est la conjonction d'une explosion démographique géante et de la révolution numérique lancée par le smartphone pour chaque individu. Terminé le paysan villageois néolithique. J'apprécie grandement votre propos honnête et rigoureux sur le contexte, les faits et les acteurs des IDE, et votre constat des "effets indéterminés", à la fois mal connus, mal mesurés et vraisemblablement ambivalents, voire contradictoires. Je les lis comme un appel urgent, vital, à un effort conceptuel radical et considérable, bien au-delà des bons sentiments et d'une bonne agronomie...Persuadé que se passer des FMN serait un luxe impensable. Cordial compliment. jm b
Ecrit le 29 septembre 2018 par : jm bouquery 3640

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