Productivité du travail agricole : les écarts se creusent entre l’Europe et l’Afrique

11 décembre 2017
Jean-Christophe Debar, directeur de FARM


Un actif agricole en Europe produit en moyenne 36 fois plus, en valeur, qu’en Afrique subsaharienne et 7 fois plus qu’en Afrique du Nord. Depuis vingt ans, ces écarts ont augmenté. Ils justifient le maintien, en Afrique, de protections à l’importation sur les produits agricoles dans les Accords de partenariat économiques en cours de construction entre l’Union européenne et les pays d’Afrique-Caraïbes-Pacifique.   


Le service de recherche économique du département américain de l’Agriculture (USDA) a récemment actualisé sa base de données sur la productivité internationale de l’agriculture, qui couvre 170 pays sur plus de 50 ans (1961-2014). Cette mine d’informations, établie à partir des statistiques de la FAO et des estimations de l’USDA, permet de comparer les performances économiques des agricultures dans les différentes régions. La mise en perspective des productivités de la terre et du travail en Afrique subsaharienne (hors Afrique du Sud), en Afrique du Nord (Algérie, Egypte, Lybie, Maroc, Tunisie) et en Europe (hors ex-URSS) est particulièrement édifiante (tableau).  


Estimation de la productivité du travail agricole en Europe et en Afrique

  Moy.
1992-94
Moy.
2002-04
Moy.
2012-14
1. Valeur de la production agricole par hectare agricole ($ 2004-2006)

- Europe (hors ex-URSS)

- Afrique du Nord

- Afrique subsaharienne (hors Afrique du Sud)

 

1 626

742

523

 

1 761

1 043

607

 

1 838

1 383

663

2. Surface exploitée par actif adulte agricole (ha)

- Europe (hors ex-URSS)  

- Afrique du Nord

- Afrique subsaharienne (hors Afrique du Sud)

 

7,61

2,58

1,10

 

9,94

2,45

1,03

 

13,49

2,53

1,04

(1)x(2) = Productivité du travail agricole ($ par actif adulte agricole)

- Europe (hors ex-URSS)

- Afrique du Nord

- Afrique subsaharienne (hors Afrique du Sud)

 

12 374

1 914

575

 

17 504

2 555

625

 

24 795

3 499

689

Source : calculs de l’auteur d’après USDA

 

En Afrique subsaharienne, sur la période 2012-14, le produit brut par hectare agricole[1] était en moyenne presque 3 fois inférieur, en valeur, à celui obtenu en Europe. Comme la surface par actif agricole y est 13 fois moins élevée, la productivité du travail agricole, mesurée par la valeur de la production par actif agricole, est en moyenne 36 fois inférieure.

Entre l’Afrique du Nord et l’Europe, les écarts sont moindres mais restent néanmoins très significatifs. Un hectare agricole, en Afrique du Nord, produit en moyenne moitié moins qu’en Europe. Comme un actif agricole exploite en moyenne une surface 5 fois plus petite, la valeur de sa production est globalement 7 fois moins élevée qu’en Europe.

Ces chiffres doivent être pris avec précaution. Les statistiques disponibles pour l’Afrique sont souvent peu fiables. En outre, beaucoup d’actifs agricoles africains ne travaillent pas à temps plein en agriculture, de sorte que leur productivité réelle du travail est sans doute sous-estimée. Il reste que les écarts calculés par rapport à l’Europe, même s’ils peuvent être exagérés, sont énormes. Et ils ont augmenté depuis vingt ans : sur la période 1992-94, un actif agricole en Europe produisait en moyenne, en valeur, 21 fois plus qu’en Afrique subsaharienne et 6,5 fois plus qu’en Afrique du Nord.

Pour comparer plus finement les productivités du travail, il faudrait raisonner en termes de valeur ajoutée nette par actif agricole, en déduisant la valeur des consommations intermédiaires (semences, engrais, produits phytosanitaires…) et du capital fixe (équipements agricoles) utilisés pour la production. L’USDA ne fournit pas cette information, mais d’autres sources en donnent une approximation. Ainsi, selon la Banque mondiale, en 2015, la valeur ajoutée brute (différence entre la valeur de la production et celle des consommations intermédiaires) par actif travaillant dans l’agriculture, la pêche, la chasse et la forêt en Afrique subsaharienne était en moyenne 32 fois moins élevée que celle obtenue dans les pays à haut revenu[2]. La différence de revenu par actif agricole est probablement encore plus grande, car dans beaucoup de pays à haut revenu, y compris en Europe, les agriculteurs reçoivent d’importantes subventions, non comptabilisées dans la valeur ajoutée brute.   

De telles disparités économiques font qu’une libéralisation symétrique poussée des échanges agricoles entre l’Europe et l’Afrique est difficilement envisageable. En raison de leur faible rémunération du travail, les paysans africains peinent à dégager assez de revenus pour investir davantage sur leur exploitation et concurrencer les produits agricoles importés. L’ouverture complète du marché africain entraînerait sans doute un exode rural massif, alors même que la population rurale continue d’augmenter. Il est peu probable que l’industrie et les services africains pourraient absorber rapidement ce surcroît de main d’œuvre, qui risquerait dès lors de grossir les bidonvilles urbains[3].

Le maintien de protections à l’importation dans le secteur agricole, en Afrique, est donc justifié. C’est d’ailleurs ce que prévoient, pour une période transitoire, les Accords de partenariat économique (APE) entre l’Union européenne et les pays ACP. Le niveau adéquat de la protection est une question complexe : sa fixation implique un arbitrage politique entre les intérêts des producteurs et ceux des consommateurs, qui risquent d’être pénalisés par des prix alimentaires trop élevés. En réalité, la protection à l’importation n’a de sens que si elle s’intègre dans un plan de soutien global aux filières agroalimentaires, s’inscrivant dans la durée et jouant de tous les leviers pour faire de ce secteur un contributeur majeur au développement durable.

 

[1] La surface agricole, calculée par l’USDA, est la somme des terres cultivées en agriculture pluviale, des terres irriguées et des prairies permanentes, en équivalent agriculture pluviale.

[2] Source : World Bank, World Development Indicators, chiffres actualisés au 18 septembre 2017. Plus généralement, selon la Banque mondiale, l’écart de valeur ajoutée par actif « agricole » entre les pays à faible revenu et les pays à haut revenu se situait en 2015 dans un rapport de 1 à 78. 

[3] Bruno Losch, Structural transformation to boost youth labour demand in sub-Saharan Africa: The role of agriculture, rural areas and territorial development, International Labour Office, 2016. 


5 commentaire(s)
Questions :
1. les jachères, parfois longues dans le système de défriche brûlis en ASS, sont-elles prises en compte dans la surface ; cultivée ? 2.la surface cultivée par travailleur, qui paraît bien faible en ASS est-elle limitée par les moyens de production ou par la disponibilité en terres ? Cela dépend sans doute des pays et des zones. 3.A-t-on des expériences d'agriculture "durable" où le système traditionnel de jachère défriche-brûlis a laissé la place à une agriculture permanente ?
Ecrit le 12 décembre 2017 par : Jean-Paul Bonnet bonnet.jean-paul@wanadoo.fr 3464

Je ne suis pas d'avis que le maintien de la protection à l'importation en Afrique soit justifié, même si le niveau actuel de développement agricole soit faible. La meilleure manière d'amener un enfant qui ne travaille pas bien en classe n'est pas de l'empêcher de compétir avec les meilleurs. Au contraire. En adoptant la protection à l'importation, on empêche la règle théorique de l'avantage comparatif de jouer. La protection à l'importation est une solution de facilité et ne peut d'ailleurs satisfaire durablement à la fois les producteurs et les consommateurs. C'est donc acceptable juste comme une mesure conjoncturelle, donc une mesure pour résorber d'urgence un problème provenant d'un choc inattendu. L'Afrique doit se mettre dans la compétition internationale et pour cela, il se doit d'identifier les filières dans lesquelles elle a des avantages comparatifs. Je vois par exemple les racines et tubercules (igname, manioc, taro, ...), les fruits tels que la tomate, l'orange, la mangue, la banane plantain, ... C'est ce qui permettra de réduire effectivement et durablement l'écart de productivité agricole qui est observé en ce moment.
Ecrit le 13 décembre 2017 par : Dr Emile N. Houngbo enomh2@yahoo.fr 3465

An fascinating dialogue is value comment. I believe that it is best to write more on this matter, it might not be a taboo topic but generally individuals are not sufficient to talk on such topics. To the next. Cheers gccegefdaedkcadd
Ecrit le 14 décembre 2017 par : smithb490@gmail.com 3466

Ces chiffres affolants ne sont pas à prendre au pied de la lettre car, heureusement, le pouvoir d’achat réel des maigres gains des agriculteurs africains est plus élevé que celui qui est reflété par les taux de change nominaux. Ils n’en traduisent pas moins l’existence d’un vrai problème.
A l’origine de celui-ci, il y a le fait que les africains n’ont aucun capital. Ils ne peuvent pas acheter d’engrais ou de pesticides, ne peuvent irriguer, n’ont pas les moyens d’acquérir du matériel.... C’est là ce qui fait la différence avec les européens, ou même les nords-africains (au moins certain d’entre eux). Comment leur procurer ce capital ? Il faudra évidemment faire un effort gigantesque: construire des barrages, créer des usines d’engrais, des chaines de production de tracteurs, et une foule d’autres choses semblables. La question se pose alors de savoir d’où peuvent venir tous ces gadgets. On peut songer à se les procurer sur les marchés extérieurs. Cela serait possible au prix d’un énorme accroissement de la dette. Il n’est pas sûr que les banques étrangères voudront y consentir, même si - contrairement à une opinion courante - la rentabilité du capital est très élevée en Afrique en particulier dans l’agriculture, du fait même de sa rareté. Or, il y a en Afrique une énorme foule de gens qui n’ont pas de travail, et seraient prêt à tous les sacrifices (même de passer la méditerranée à la nage) pour en avoir : il est parfaitement absurde de ne pas les employer! L’urgence est donc de créer du capital sur place, avec la main d’oeuvre locale, et un minimum d’aide extérieure. Cela semble contradictoire avec la « théorie des avantages comparatifs ». Mais celle-ci, en effet incontournable, a été établie dans un cadre strictement statique. Sa pertinence en dynamique est bien plus dicutable (n’oublions pas que la domination économique américaine ou allemande à la fin du 19ème siècle s’est construite à l’abri d’un protectionnisme farouche). Des prix Nobel d’économie comme James Mirrelees et Amartya Sen ont théorisé cela dans les années 70-80. Il faudrait les relire....
Ecrit le 17 décembre 2017 par : J.M. Boussard jmarc.boussard@orange.fr 3467

Oui, il y a forcément des solutions.
Mais ne pas compter sur des rennes pour tirer un traineau, ni des zébus ni un autre charroi.
Ecrit le 23 juin 2018 par : j-m bouquery 3594

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