Tous entrepreneurs ! Mais où sont les travailleurs ?

12 octobre 2017
Pierre Girard, doctorant, UMR ART-Dev, CIRAD-Université de Montpellier


La solution miracle

Les chiffres sont maintenant bien connus : d’ici à 2030, 375 millions de jeunes seront en âge de travailler en Afrique sub-saharienne. Pour la majorité d'entre eux, leurs moyens de subsistance dépendront principalement de l'économie rurale. Pour faire face à la colossale génération d'activité que suggèrent ces dynamiques démographiques, l'entreprenariat est devenu le leitmotiv de nombreux programmes et projets de bailleurs de fonds et d'ONG, ainsi que des politiques publiques. Sur fond d’afro-optimisme ambiant porté par la forte croissance des années 2000 et par la multiplication de success-stories surmédiatisées, l’entreprenariat comme « solution à l’emploi des jeunes » est finalement rarement critiqué. Compte tenu des chiffres rappelés plus haut, il est pourtant essentiel de nuancer les attentes irréalistes suscitées par cet imaginaire où des millions de jeunes ruraux constitueraient une myriade d'entrepreneurs indépendants dans les campagnes africaines. Tous les jeunes ne deviendront pas entrepreneurs, la majorité d’entre eux cumulera différents statuts de travailleur où les relations de dépendance économique et de subordination seront dominantes.


La dépendance familiale

Au-delà des mots-clés habituellement utilisés pour définir l'entreprenariat – tels que « exploiter les opportunités du marché », « innover » ou « prendre des risques » – un entrepreneur est tout d’abord un individu qui engage son propre capital (ou celui d’investisseurs) pour générer de l'activité tout en contribuant plus ou moins au travail lié au processus direct de production. En considérant cette définition, entreprendre n’est pas une chose nouvelle dans les campagnes d’Afrique sub-sahariennes. En effet, c’est le propre de la majorité des structures de production en milieu rural, essentiellement familiales, que de générer leur propre activité, qu’elle soit agricole ou non-agricole, en investissant leur capital et leur propre travail. D’ailleurs, sous l’effet de contraintes diverses, ces dernières n’ont pas d’autres choix que d’innover et de prendre des risques pour assurer leurs besoins.

Mais tel qu'il est généralement promu, l’entreprenariat semble largement ignorer les structures sociales au sein desquelles les jeunes ruraux naissent puis grandissent ; c’est-à-dire les familles. Avant de pouvoir « entreprendre », les jeunes sont avant tout des travailleurs familiaux dont les choix individuels dépendent des familles au sein desquelles ils grandissent. Etre travailleur familial est une forme de subordination aux aînés – même s'il ne peut pas être considéré comme une forme de salariat étant donné que le capital et la terre sont le plus souvent transmis à ces travailleurs. Certes, la jeunesse du continent n’a jamais été aussi éduquée et ouverte sur le monde, ce qui contribue sûrement à accroître leur capacité de transformation des structures familiales. En effet, la jeunesse est précisément une période d'évolution des dépendances économiques, sociales et culturelles, où les jeunes sont en mesure de faire évoluer les règles régissant le fonctionnement des familles, en particulier pour l'accès aux ressources telles que la terre et le capital. Néanmoins, n'appréhender la jeunesse que du point de vue de sa capacité à transformer, innover, saisir les opportunités – le propre des approches strictement centrées sur l’entreprenariat – génère des visions erronées des réalités sociales. La plupart du temps, la famille, et plus particulièrement le chef de famille, reste l'organe principal qui donne accès aux ressources et décide de la répartition des revenus issus de l’activité familiale. Enfin, en raison de l’absence de système de sécurité sociale, les travailleurs familiaux ont aussi la charge des personnes inactives de la famille, plus ou moins élargie.

Le salariat « silencieux »

Pour des raisons méthodologiques et idéologiques, le salariat informel n’est pas comptabilisé dans les statistiques officielles du travail (telles que les Labour Force Survey du Bureau international du travail, BIT). Pourtant, cette forme de travail est présente en Afrique rurale et parfois vitale pour certaines familles, comme l'ont prouvé de nombreux chercheurs[1]. Outre le salariat au sein de grandes exploitations agricoles à salariés, les processus de différenciation sociale liés aux formes de concurrence existantes entre les ménages pour l’accès aux ressources génèrent également des mouvements importants de travailleurs entre ménages. En effet, certains ménages disposent de suffisamment de terre et de capital pour que l'activité agricole (ou non agricole) génère des revenus suffisants pour répondre à leurs besoins de production et de reproduction. Mais pour d’autres familles, l’activité propre ne suffit pas à assurer les besoins et il leur est nécessaire de vendre leur force de travail pour assurer leur reproduction. Ce type de salariat « silencieux » ne fait pas la une des journaux mais il est pourtant quantitativement massif. Par choix ou par défaut, les jeunes ruraux s’engageront dans le salariat, cumulé ou non avec un travail familial ou une activité en auto-emploi. En effet, le salariat peut être un moyen d’accéder au capital en s’affranchissant de certaines règles familiales liées à son accès ; cela afin de subvenir directement à ses besoins ou d’initier sa propre activité. En outre, dans certaines régions où les processus d’héritage familial sont remis en question en raison du manque de terre ou du faible capital à transmettre, les jeunes n’ont d’autres moyens que de trouver une activité salariée pour subvenir à leurs besoins et à ceux de leur jeune ménage.

Au-delà de l’entreprenariat

Renforcée par un contexte où la pensée néolibérale continue de dominer les théories du développement, la focalisation des débats sur l’entreprenariat confisque toute discussion sur les mécanismes de protection sociale à élaborer pour répondre au défi de l’emploi en Afrique sub-saharienne. Plus largement, ce sont les réflexions sur la constitution d’Etats providence garantissant un niveau minimum de bien-être à l’ensemble de la population à travers un système étendu de protection sociale (vieillesse, invalidité, chômage, maternité, charges de famille, éducation) qui sont évitées. Pourtant, les liens entre politiques de protection sociale et progrès économique ont été démontrés[2]. Moins de 10 % des populations sub-sahariennes ont actuellement accès à ces dispositifs qui sont réservés aux travailleurs du secteur formel[3]. Ainsi, dans des contextes où prédominent l’économie informelle, les structures familiales jouent un rôle central pour assurer la reproduction des travailleurs, qu’ils soient familiaux ou salariés (en assurant les soins de santé et la prise en charge des inactifs notamment). L’attention mise sur l’entreprenariat semble être une façon de permettre à l’Etat de se désengager – ou de ne pas s’engager –  de certaines de ses fonctions sociales. Pourtant, comme discuté précédemment, puisque la majorité des jeunes ne deviendra pas entrepreneur, ne devrait-on pas reconnaître la faiblesse institutionnelle des travailleurs, familiaux ou salariés, et organiser des droits et des dispositifs qui leur donnent un pouvoir pour répondre à la domination structurelle de donneurs d’ordre ? En outre, libérer les structures familiales de certaines dépenses sociales ne leur permettrait-elles pas d’accroître leur propre capacité d’investissement et donc de génération d’activité et d’emploi ? Bien que l’ampleur de l’économie informelle et le financement de tels dispositifs demeurent des enjeux majeurs dans de nombreux pays d’Afrique sub-saharienne, les politiques de protection sociale ne devraient pas être l’apanage des pays riches et méritent de faire partie du débat sur l’emploi des jeunes ruraux.


 

[1] Oya, Carlos, and Nicole Pontara. 2015. « Understanding rural wage employment in developing countries ». In Rural Wage Employment in Developing Countries: Theory, Evidence, and Policy, 1-36. Taylor & Francis.

[2] Voir par exemple Mkandawire, Thandika. 2001. « Social Policy in a Development Context ». In Social Policy and Development Programme Paper Number 7: United Nations Research Institute for Social Development.

[3] ILO 2017 : http://www.ilo.org/addisababa/areas-of-work/social-protection/lang--fr/index.htm


1 commentaire(s)
Les catégories du travail, du salariat et de la protection sociale peuvent-elles suffire à l'explosion démographique?
Ecrit le 9 juin 2018 par : j-m bouquery bouquery@noos.fr 3576

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