En Afrique, toujours plus de bouches à nourrir

12 juillet 2017
Jean-Christophe Debar, directeur de la Fondation pour l’agriculture et la ruralité dans le monde


Ce qui frappe, dans les nouvelles projections de population mondiale publiées par l’Organisation des Nations unies (ONU) le 21 juin, c’est moins la forte croissance démographique prévue en Afrique, désormais largement anticipée, que sa révision continuelle à la hausse. En effet, depuis les projections publiées par l’ONU en 2012, le nombre d’Africains attendu en 2050 a été augmenté de 135 millions de personnes (6 %), soit l’équivalent de deux fois la population française actuelle.

La transition démographique, c’est-à-dire la baisse de la fécondité, est certes bien engagée dans cette région, puisqu’elle est tombée de 5,1 naissances par femme à 4,7 au cours de la période 2010-2015. Mais son rythme a été nettement surestimé. On peut bien sûr se demander s’il l’est encore1.

Selon les dernières statistiques, la population africaine devrait doubler entre 2017 et 2050, à 2,53 milliards de personnes. Elle représenterait alors 26 % du nombre total d’habitants, contre 17 % aujourd’hui. Pour l’agriculture, les enjeux liés à ce boom démographique sont considérables.


Le premier défi est bien sûr celui de la sécurité alimentaire et de la nutrition. Pour ne pas dépendre excessivement des importations, le continent africain devra accroître fortement sa production agricole. Entre 2017 et 2050, il y aura en Afrique 1,27 milliard de bouches supplémentaires à nourrir. Entre 1984 et 2017, l’augmentation a été de 536 millions. La production alimentaire doit donc non seulement s’accroître, mais croître plus vite, d’autant plus que la progression de la demande de produits animaux nécessite une forte hausse de la production d’aliments du bétail et que l'urbanisation rapide crée de nouveaux besoins. En outre, il faudra aller au-delà de l’expansion de la production agricole pour pallier les carences nutritionnelles des catégories les plus vulnérables, en particulier les enfants2.

Le second enjeu est la capacité des filières agroalimentaires à créer des emplois. Plus de 40 % de la population africaine est âgée de moins de 14 ans, contre 24 % en Asie et 16 % en Europe. Le flot de jeunes arrivant sur le marché du travail va s’amplifier. La population agricole vieillit et doit se renouveler. Mais il est douteux qu’elle puisse employer davantage de bras, dans des conditions de travail décentes, alors que, globalement, elle souffre déjà d’un excédent de main-d’œuvre. Les industries et les services d’amont et d’aval de la production agricole offrent en revanche de formidables opportunités, à condition bien sûr que les jeunes soient suffisamment formés et que les créateurs d’entreprises trouvent un environnement politique et réglementaire favorable.

Le troisième défi est étroitement lié aux deux premiers. La faim et la pauvreté, conjuguées à d’autres facteurs (tensions ethniques et religieuses, concurrence pour l’accès aux ressources…) et dans un contexte général de grande fragilité des Etats, sont le terreau de l’insécurité. Les ruraux en quête d’un meilleur avenir, fût-il illusoire, partent vers la ville ou tentent d’émigrer ; d’autres se lancent dans des trafics ou s’enrôlent dans des groupes terroristes. Le Sahel est particulièrement touché, or les perspectives en matière de démographie et d’impact potentiel du changement climatique (avec notamment un risque accru de sécheresse) y sont alarmantes. Alors que la population de l’Afrique subsaharienne devrait être multipliée par 2,1 d’ici à 2050, elle le serait par 2,3 au Tchad et 2,4 au Mali, pays déchirés par des conflits armés (tableau).

Perspectives démographiques dans quelques pays d’Afrique (en millions d’habitants)

  2017 2050 Coefficient de multiplication

Afrique, total

Afrique du Nord 3

Afrique subsaharienne

Mali

Mauritanie

Niger

Nigeria

République centrafricaine

République démocratique du Congo

Tchad

Soudan

Soudan du Sud

1 256,3

192,5

1 063,8

18,5

4,4

21,5

190,9

4,7

81,3

14,9

40,5

12,6
2 527,6

278,5

2 249,1

44,0

9,0

68,5

264,1

8,9

197,4

33,6

80,4

25,4
2,01

1,45

2,11

2,37

2,02

3,19

1,38

1,90

2,43

2,26

1,98

2,02
Source : World Population Prospects. The 2017 Revision, United Nations, 2017

L’une des situations les plus inquiétantes est celle du Niger, crédité par l’ONU de l’un des plus faibles indices de développement humain et confronté à une menace terroriste multiforme (al-Qaida au Maghreb islamique, Ansar Dine, Boko Haram). Dans les 33 prochaines années, la population nigérienne pourrait plus que tripler (x 3,2), dépassant 68 millions d’habitants, soit à peu près la population actuelle de la France. Certes, la superficie du Niger est environ deux fois et demie celle de l'Hexagone mais, ainsi que le notait Serge Michailof dans un ouvrage récent4, « comme moins de 8 % de sa superficie bénéficient d’une pluviométrie supérieure à 400 mm (rendant possible la pratique de l’agriculture), c’est finalement plus de 85 % de la population qui vit sur les 20 % du territoire les plus au sud. Dans ces régions, la densité de population varie entre 60 et plus de 100 habitants au km², atteignant même 150 dans certains arrondissements. Compte tenu de l’irrégularité des pluies, de la qualité très inégale des sols, des techniques culturales extensives actuelles et de la pénurie de terres irriguées, ce type de densité pose problème ». Et l’auteur de relever que le ratio des terres arables disponibles par actif agricole, au Niger, a été divisé par 2,4 entre 1980 et 2010, évolution observée dans la plupart des autres pays africains. Constat inquiétant, car il n'y aura pas de réduction massive de la pauvreté sans accroissement des revenus agricoles.

Les chiffres de l’ONU plantent ainsi le décor des immenses défis que doit relever l’Afrique, avec l’appui de la communauté internationale. Et de l’urgence de politiques de développement plus efficaces, privilégiant l’amélioration des conditions de vie des ruraux, conjuguées à des stratégies ambitieuses de maîtrise de la natalité, comme l'a reconnu récemment la CEDEAO.


 

1 Outre le taux de fécondité élevé, d’autres facteurs expliquent la forte croissance démographique africaine, en particulier la grande part de jeunes dans la population et l’augmentation de l’espérance de vie.

2 La politique de nutrition au Niger, fiche repère de la Journée d’études de l’IRAM, 29 juin 2017.

3 Algérie, Egypte, Lybie, Maroc, Tunisie (calculs de l’auteur).

4 Serge Michailof, Africanistan. L’Afrique en crise va-t-elle se retrouver dans nos banlieues ?, Fayard, 2015.

6 commentaire(s)
Il s'agit d'un article qui relate des faits et émet des inquiétudes, sans poser le vrai problème auquel l'Afrique est confronté. C'est pourquoi le fort taux d'accroissement de la population envisagé est perçu négativement, alors que cela pourrait être aussi un atout. La population devrait même être perçue a priori comme un atout. Pourquoi donc cela constitue plutôt une source de malheur à craindre ? C'est parce que les politiques de développement agricole dans cette région du monde sont mal élaborés et sont de ce fait inefficaces. Il faut maintenant aller au-delà des mots et élaborer de bonnes politiques agricoles en Afrique, ce que reconnaît la CEDEAO d'après l'article. Mais je ne partage pas l'avis selon lequel la CEDEAO pense que les politiques de développement plus efficaces doivent être conjuguées à des stratégies ambitieuses de maîtrise de la natalité. Ce sont ces genres d'amalgames faits sur la situation africaine qui font traîner les choses. Des politiques de développement agricole efficaces suffiraient à mon avis. Les politiques qui seront efficaces sont celles qui seraient bien centrées sur la pauvreté, mais pas comme c'est fait jusqu'ici. Il s'agira de prendre en compte la pauvreté dans sa dimension temporelle en considérant sérieusement l'hétérogénéité de la population pauvre. En d'autres termes, la forme de pauvreté à combattre réellement est la pauvreté chronique. Et il faut bien utiliser la démarche appropriée pour la cibler. Ce qui n'a souvent pas été le cas à ce jour.
J'ai soutenu une thèse de doctorat en 2008 sur la dynamique de pauvreté et le développement de l'agriculture durable (disponible en ligne). Mais, malheureusement, en Afrique, les écrits scientifiques ne sont pas mis à contribution pour l'élaboration des politiques de développement, contrairement à la pratique dans les régions développées du monde (USA, Europe) qui les prennent comme base d'appui pour des décisions rapides et coût-efficaces. Le défi pour l'Afrique dans le cas d'espèces est le changement d'approche dans la définition des politiques de développement agricole.
Ecrit le 8 septembre 2017 par : Dr Emile N. Houngbo enomh2@yahoo.fr 3434

Excellente analyse mais un lapsus calami sur la population du Nigéria qui serait de 410,6 M en 2050 et non de 264,1 M, soit une multiplication par 2,1 (et non par 1,38) de 2017 à 2050.
Jean-Christophe Debar a raison d'ajouter à la population d'Afrique subsaharienne affichée par le rapport des Nations Unies celle du Soudan, comme le fait la CNUCED, en la déduisant donc de celle de l'Afrique du Nord. On ne peut qu'encourager l'auteur à poursuivre l'analyse des solutions à ce défi démographique, en s'interrogeant sur les causes profondes de cette explosion démographique puisque "le lit du pauvre est fécond", notamment sur la responsabilité de l'UE imposant à ces pays des Accords de partenariat économique (APE) qui vont réduire fortement leurs ressources budgétaires et la poursuite d'un dumping massif de ses exportations agroalimentaires dont elle nie l'existence sous prétexte qu'elle a supprimé ses subventions explicites à l'exportation (restitutions) depuis 2014 et que l'essentiel de ses subventions internes ont été découplées et notifiées dans la boîte verte de l'OMC. Comme si cela changeait quoi que ce soit sur le fait que ces exportations continuent à se faire à des prix très inférieurs au coût de production moyen sans subventions, qui est la définition du dumping par l'Organe d'appel de l'OMC dans l'affaire des Produits laitiers du Canada en décembre 201 et répétée en décembre 2002.
Ecrit le 8 septembre 2017 par : Jacques Berthelot jacques.berthelot4@wanadoo.fr 3435

Merci pour ce diagnostique informé et lucide . Nous qui aimons l'Afrique et sa population, nous nous devons d'avoir un regard réaliste sur les nombreux défis posé au continent. Nous nous devons de mieux faire connaître les enjeux, parfois à contre courant des discours (faciles) du politiquement correct ou des adeptes de la victimisation qui préfère se bercer d'illusions. Avec le risque important de passer à coté des réponses nécessaires, des solutions complexes qu'il faut envisager sans tarder.
Ecrit le 8 septembre 2017 par : Léon l'africain michel.lachkar@francetv.fr 3436

La petite et moyenne exploitation familiale traditionnelle ne pourra pas relever ce défi.
Il est donc urgent de susciter des créations d'ensembliers agro-industriels capables de mettre en valeur des milliers d'hectares de cultures industrielles pour satisfaire les besoins essentiels de la population africaine en glucides, lipides, protides, et de mettre en place les industries correspondantes de première et deuxième transformation : - sucreries, amidonneries-gucoseries, - huileries de palme, de soja, - abattoirs, découpe, charcuteries-salaisons, laiteries, fromageries Edgar Pisani, précurseur de talent, l'avait imaginé en créant dans les années 60 : EURGAL (Européenne de Génie Alimentaire), mais qui faute de financement suffisant n'a pas connu le succès espéré. TECHNIP en créant à la même époque AGROTECHNIP, a connu quelques succès par exemple en s'associant au groupe LONRHO (Sucrerie de Kenana au Soudan), mais n'a pas su devenir pérenne. Aujourd'hui les Chinois semblent les mieux placés dans ce domaine. L'Europe se doit de réagir en fédérant les principaux acteurs agro-industriels. Jean-Louis TIXIER Président d'Honneur de l'Association des Ingénieurs ENSIA (AgroParisTech) CEO SCMN
Ecrit le 9 septembre 2017 par : Jean-Louis TIXIER reixit@gmail.com 3437

Produire ,produire plus de nourriture, toujours la même solution préconisée
Alors que ce qui est déjà produit est perdu,gaspillé,non consommé,non vendu à 40 % Cette production a pourtant coûté des intrants , des semences , de l'eau ,de l'énergie , du travail Si la chaîne du froid était mise en place en Afrique, et bien sur les solutions solaires autonomes existent déjà , une grande partie de la faim serait résolue ,accompagné par un développement économique avec une énergie propre ,disponible et abondante Pourquoi toujours des grands discours alors que les solutions existent ?
Ecrit le 21 septembre 2017 par : Christian Cesbron cesbron.christian@gmail.com 3438

Merci à tous pour ces remarques et commentaires avisés.
Le chiffre indiqué pour le Nigeria doit effectivement être corrigé car il correspond aux projections de l'ONU pour 2030. Ce sont bien 410,6 millions de personnes qui sont attendues dans ce pays en 2050, soit plus qu'un doublement par rapport à 2017. Jacques Berthelot a raison d'alerter sur les conséquences potentielles des APE pour les agricultures africaines, même si ce secteur bénéficiera d'une protection douanière temporaire. La question du dumping éventuel des exportations européennes mériterait à elle seule un débat. La "petite et moyenne agriculture" est-elle vraiment incapable de relever les défis pointés dans l'article ? Faut-il favoriser les grandes exploitations agro-industrielles ? Il y a bien des raisons de se méfier du "prêt-à-penser" en la matière. Beaucoup de fermes très petites ne sont pas viables, mais le potentiel des exploitations de taille moyenne (dont la définition varie selon la production et le contexte) paraît énorme si des politiques publiques favorables sont mises en œuvre. En outre, compte tenu du boom démographique, on ne peut pas raisonner uniquement en termes de performances économiques (elles-mêmes sujettes à débat), sans prendre en compte la question de l'emploi. Une question majeure est celle de la coexistence entre différents types d'agricultures. Je renvoie au "Point de vue" de Peter Hazell, "Repenser le rôle des petites exploitations agricoles dans les stratégies de développement", publié par FARM en 2014 et disponible sur ce site.
Ecrit le 22 septembre 2017 par : Jean-Christophe Debar jean-christophe.debar@fondation-farm.org 3439

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