« Le nouveau paysage mondial du soutien à l’agriculture » : réponse à Jacques Berthelot

7 octobre 2015
Jean-Christophe Debar, directeur, Fondation pour l’agriculture et la ruralité dans le monde


Jacques Berthelot a mis en ligne, début septembre, une longue analyse du dernier document de travail publié par la fondation FARM[1]. Sa critique (http://www.solidarite.asso.fr/-Articles-Jacques-Berthelot-) pose des questions légitimes, mais elle est sous-tendue par un désagréable procès d’intention : les conclusions du document correspondraient selon lui « au discours néolibéral tenu par les pays développés ». L’épithète « néolibéral » est-elle infamante ou y a-t-il erreur de diagnostic ? Nous nous en tiendrons ici aux faits et discuterons leur interprétation et quelques-unes de leurs implications.

D’abord, les faits

Rappelons les trois principales conclusions de l’étude de FARM.

1) Le niveau du soutien à l’agriculture a diminué sensiblement dans les pays à haut revenu tandis qu’il a crû fortement, depuis une vingtaine d’années, dans les pays émergents. Ce double phénomène a conduit à une convergence de l’Estimation du soutien aux producteurs (ESP), exprimée en pourcentage de la valeur des recettes des producteurs - l’indicateur le plus courant du soutien, calculé par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) – pour ces deux groupes de pays.

Les chiffres produits par J. Berthelot ne remettent pas fondamentalement en cause ce constat. D’après les données actualisées de l’OCDE et en incluant la Colombie dans les pays émergents, l’ESP atteint en moyenne, sur la période 2010-14, 18 % des recettes agricoles dans les pays à haut revenu (contre 31 %, selon nos estimations, sur 1986-89) et 16 % dans les pays émergents (contre 7 %, selon nos calculs, sur 1995-99)[2]. Il y a donc bien eu, en termes relatifs, baisse du soutien dans les pays à haut revenu et hausse dans les pays émergents, le niveau moyen de l’aide étant aujourd’hui à peu près comparable dans les deux groupes de pays.

Ces données doivent bien sûr être interprétées avec prudence, pour les raisons évoquées dans le document de travail. Soulignons que l’OCDE ne publie pas d’ESP pour l’Inde. Or le montant des transferts budgétaires aux agriculteurs, en pourcentage de la valeur de la production agricole, est, selon nos estimations, du même ordre de grandeur en Inde que dans les pays à haut revenu.    

2) L’augmentation de l’aide à l’agriculture dans les pays émergents s’est faite essentiellement par un accroissement des soutiens censés générer le plus de distorsions des échanges (notre indicateur SDE), si l’on suit les critères de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Alors que, suite notamment à l’Accord sur l’agriculture signé à Marrakech en 1994, l’intervention publique dans les pays à haut revenu a pris des formes supposées moins perturber les marchés.

J. Berthelot critique les critères de l’OMC, qui classent les types de soutien selon leur degré présumé de distorsion, mais ne conteste pas l’évolution divergente du SDE dans les pays à haut revenu et les pays émergents. 

3) Selon un autre indicateur - le taux nominal d’assistance aux agriculteurs (TNA), calculé par la Banque mondiale -, les pays les moins avancés (PMA) sortent à peine de décennies de « ponction » de leur agriculture, même si leurs protections à l’importation sur les produits vivriers ne sont pas négligeables. On peut donc distinguer, d’un côté, les pays à haut revenu et les pays émergents, qui soutiennent de manière substantielle leur agriculture, et de l’autre, les pays les moins avancés, qui tendent globalement à négliger ce secteur alors que, paradoxalement, il absorbe la majeure partie de leur population active. Il existe bien sûr, au sein de ces trois groupes, très hétérogènes, de grandes différences dans le niveau du soutien par pays et par produit.  

J. Berthelot critique le TNA, mais ne conteste pas la situation spécifique des PMA en matière d’aide à l’agriculture.

 L’interprétation des faits

L’argumentation de J. Berthelot peut être résumée comme suit : les conclusions de l’étude de FARM sont erronées, parce que les indicateurs utilisés pour mesurer le niveau de soutien ne sont pas bons et parce que la distinction à l’OMC des subventions en boîtes orange, bleue ou verte, censées traduire leur degré supposé de distorsion, « n’a aucun fondement scientifique en dépit des économistes néo-libéraux et des Institutions internationales dominées par les pays développés qui tentent de démontrer le contraire »

Commençons par le second point. L’étude de FARM ne porte pas de jugement sur le soutien à l’agriculture, ni sur la classification des subventions agricoles à l’OMC. Notre objectif était d’analyser l’évolution comparée du montant et de la composition de l’aide à l’agriculture dans les différents groupes de pays en suivant les critères et les méthodes officiellement admis. Cependant, il nous paraît difficile de réduire la classification des soutiens dans l’Accord de Marrakech à « l’habilité politique » des Etats-Unis et de l’Union européenne à élaborer des règles multilatérales favorables à leur agriculture et défavorables à celles des pays du Sud. Les rivalités géoéconomiques n’épuisent pas le débat, légitime à nos yeux, sur le degré de distorsion des différents types de soutien sur les marchés. Selon le consensus « néoclassique » en vigueur, le soutien des prix et les subventions aux intrants, instruments qui constituent la majeure partie du soutien dispensé dans les pays émergents, créent en théorie plus de distorsions des échanges qu’une aide directe découplée de la production et des prix de marché, même si le découplage fait l’objet d’une abondante littérature critique. Dire cela n’est pas reconnaître que les disciplines de l’Accord sur l’agriculture sont équitables : l’écart est grand entre la théorie et la pratique des soutiens[3]. Ce n’est pas non plus entériner un principe de primauté des règles de l’échange sur la préservation des capacités de production locale et la sécurité alimentaire. C’est simplement reconnaître que toutes les aides n’ont pas le même effet sur les échanges, certaines contribuant plus que d’autres à fausser la concurrence, et que cela doit être pris en compte dans les accords commerciaux qui veulent promouvoir une approche coopérative des politiques agricoles, afin d’éviter une escalade des subventions entre Etats.    

Venons-en au premier point de l’argumentation, sur la validité des indicateurs de soutien. Cette question est pertinente. Nous examinons dans le document de travail les principales objections formulées, souvent avec raison, à l’encontre de l’ESP et du TNA. J. Berthelot propose des alternatives. Certaines de ses propositions nous semblent non recevables (comme l’exclusion du soutien des prix du marché de l’ESP) ou peu convaincantes (la comptabilisation dans l’ESP des aides aux céréales et oléo-protéagineux comme subventions aux éleveurs), car elles reposent sur une interprétation déformée de l’ESP. Cet indicateur est une simple « photo » du soutien, prise selon des conventions déterminées (soutien des prix du marché, paiements budgétaires) ; il n’apporte aucun éclairage sur la justification des aides et ne fournit que des informations partielles sur les gains et les pertes que subiraient les producteurs, les consommateurs et les contribuables si tous les soutiens étaient supprimés. D’autres suggestions ouvrent des pistes de réflexion intéressantes. Ainsi, de l’ajout à l’ESP du coût des « services d’intérêt général », comme la recherche agronomique et certaines dépenses d’infrastructures, qui contribuent indéniablement, à terme, à accroître le revenu agricole ; ou de la prise en compte, en équivalent subvention à la production agricole, de l’aide alimentaire octroyée aux consommateurs, qui mobilise aux Etats-Unis d’énormes budgets. Encore ne faut-il pas évacuer trop rapidement les problèmes méthodologiques posés par ces approches.

L’idée d’exprimer le soutien non pas en pourcentage de la valeur des recettes des producteurs, comme c’est le cas traditionnellement pour l’ESP, mais en montant d’aide par actif agricole, pour tenir compte du nombre d’agriculteurs beaucoup plus élevé dans les pays en développement, retient l’attention. Jusqu’au début des années 2000, l’OCDE publiait d’ailleurs des ESP par équivalent agriculteur à temps plein (EATP). Il y a toutefois un réel problème de fiabilité des statistiques disponibles pour le calcul des EATP, surtout dans les pays du Sud. Par ailleurs, pour établir des comparaisons significatives entre pays de niveaux de vie très différents et lisser les effets des variations des taux de change, les montants de soutien par actif agricole devraient être exprimés en parité de pouvoir d’achat, plutôt qu’en dollars ou en euros courants. Les calculs restent à faire.   

Mais si l’objectif est d’utiliser un critère plus équitable de mesure du soutien, faut-il considérer le montant de l’aide par actif agricole ou par hectare exploité ? Tout dépend de la définition de l’équité. En Europe, les efforts visant à élaborer une politique agricole commune plus « juste » prennent généralement pour étalon un rapprochement des niveaux de paiements directs par hectare. Ce critère est bien sûr discutable, mais un indicateur de soutien par actif sans aucune référence à la production ou au potentiel de production agricole ne va pas de soi, car les objectifs majeurs des politiques agricoles, dans tous les pays, ont toujours été d’accroître la production pour assurer la sécurité alimentaire et/ou d’améliorer le revenu agricole via un accroissement de la production agricole. Une option, à discuter, serait la définition d’un indicateur mixte, comme par exemple le montant du soutien par hectare et par actif agricole.    

 Les implications de l’étude

Les débats techniques, pour importants qu’ils soient, risquent d’occulter les enjeux politiques liés aux conclusions de l’étude de FARM. La nouvelle donne mondiale du soutien à l’agriculture éclaire sur les rapports de force dans les négociations agricoles à l’OMC et les conditions susceptibles de rendre possible un nouvel accord. Les pays à haut revenu sont réticents à réduire encore leur soutien tant que – de leur point de vue – les pays émergents n’ouvrent pas suffisamment leurs marchés. Leurs réticences sont exacerbées par la montée en puissance des pays émergents sur les marchés agroalimentaires mondiaux, à l’exportation comme à l’importation.   

Il faut prendre la mesure du renversement de situation qui s’est produit depuis la signature de l’Accord de Marrakech, en 1994. Alors qu’il y a vingt ans, les Etats-Unis, l’Union européenne et le groupe de Cairns conduit par l’Australie déterminaient quasiment à eux seuls le contenu et le rythme des négociations commerciales, les économies émergentes font aujourd’hui jeu égal. Elles réussissent même à imposer leurs vues, comme en témoigne la remise en cause, par l’Inde, du statut des stocks publics de denrées dans le calcul du soutien soumis à réduction. Ainsi, l’Accord sur l’agriculture n’a pas empêché ces économies de renforcer leurs politiques agricoles ; les carences des pays les moins avancés, dans ce domaine, tiennent bien moins aux règles de l’OMC qu’à leurs propres insuffisances.

Deux arguments justifient, traditionnellement, le maintien du « traitement spécial et différencié » en faveur des pays en développement (PED) à l’OMC. En ce qui concerne l’agriculture, ils reposent tous deux sur les écarts considérables de productivité du travail agricole existant entre les PED et les pays à haut revenu. D’abord, dans les pays émergents comme dans les pays les moins avancés, la grande masse des petits agriculteurs, bien moins productifs que les producteurs des pays à haut revenu, ne peut pas soutenir la concurrence internationale sans une aide forte. Ensuite, comme le note J. Berthelot, « la compétitivité actuelle supérieure des produits agricoles et alimentaires occidentaux par rapport aux PED résulte moins des différences dans les soutiens agricoles actuels – les seuls pris en compte à l’OMC – que dans les soutiens non agricoles actuels et passés et les soutiens agricoles passés, depuis des décennies voire des siècles, en particulier une forte protection à l’importation ». Les pays en développement ont donc besoin de temps pour moderniser leur agriculture, comme en ont eu, historiquement, les pays aujourd’hui développés.

Ces arguments restent valables malgré la tendance à la convergence des niveaux de soutien à l’agriculture entre pays émergents et pays à haut revenu. A deux nuances près, cependant.  D’une part, il existe dans les pays émergents une « agriculture de firme », composée de fermes de grande taille et ayant accès aux intrants, au crédit et aux technologies modernes, souvent intégrées dans des chaînes de valeur performantes, qui est compétitive avec l’agriculture des pays occidentaux. D’autre part, il n’est pas interdit de s’interroger sur les instruments de politique agricole les plus appropriés pour favoriser l’amélioration de la productivité des agricultures familiales dans les pays émergents, sans se polariser exclusivement sur la protection à l’importation, pour nécessaire qu’elle soit. D’autant que cette protection a tendance à fondre sous l’effet de la multiplication des accords commerciaux bilatéraux et régionaux.

Là encore, la trajectoire suivie par les pays développés est riche d’enseignements. Le passage d’un soutien des prix du marché à des aides budgétaires peut contribuer à atteindre différents objectifs : augmentation de la production alimentaire, accroissement du revenu agricole (avec éventuellement un ciblage des aides vers les petites et moyennes exploitations), sécurité sanitaire des aliments et préservation des ressources naturelles, en particulier les sols et les eaux. La Chine a commencé, timidement, à réorienter sa politique agricole dans cette voie. Quant au renforcement de la sécurité alimentaire, préoccupation majeure des PED, il peut se faire par d’autres outils plus efficients qu’une politique de stockage public de denrées, comme le montre l’exemple du Brésil. Quel que soit le niveau des protections à l’importation, de gros investissements publics sont indispensables dans plusieurs domaines - en particulier celui, si délaissé, de la gestion des risques liés aux aléas climatiques et à la volatilité des prix - pour stimuler la production et surtout la productivité agricoles.  

Il va de soi que l’évolution des instruments de politique agricole vers des aides budgétaires dépend étroitement de l’existence d’un Etat fort, disposant de ressources financières suffisantes (donc apte à lever l’impôt) et doté d’une administration efficace, capable d’effectuer des versements directs à un très grand nombre de personnes. Ces conditions sont plus facilement réunies dans les pays émergents que dans les pays les moins avancés, même si la téléphonie mobile permet aujourd’hui, y compris en Afrique, de réaliser des transferts monétaires fiables et peu coûteux.  

Que J. Berthelot se rassure, l’étude de FARM appelle à une forte augmentation du soutien à l’agriculture dans les pays les moins avancés et ce message n’est pas « ambigu ». Mais la cause du développement agricole mérite un débat serein.           

[1] Jean-Christophe Debar et Mathilde Douillet, « Le nouveau  paysage mondial du soutien à l’agriculture », Document de travail no 7, FARM, juillet 2015. Les idées exprimées dans le présent article de blog n’engagent pas M. Douillet, qui depuis septembre 2014 ne travaille plus à FARM.

[2] Les chiffres produits par J. Berthelot sont légèrement plus élevés car il exprime l’ESP en pourcentage de la valeur de la production agricole, alors que l’OCDE rapporte le soutien à la valeur des recettes des producteurs (somme de la valeur de la production agricole et des paiements budgétaires).

[3] Comme le relève justement J. Berthelot, une aide classée dans la boîte verte peut engendrer des distorsions de marché non négligeables si son montant n’est pas plafonné, comme c’est le cas pour les paiements découplés octroyés par l’Union européenne et (jusqu’en 2013) par les Etats-Unis.  

 


 


3 commentaire(s)
Oui, le raccourci de pensée, la facilité de parole, le truc d'entartage du "néolibéral" commence d'auto-intoxiquer les bonnes fois et disqualifier les polémistes.
Oui, les Situations sont tellement disparates et évolutives, les réalités si méconnues, les critères si complexes et les indicateurs si grossiers que la lutte pour des échanges et un développement moins inégaux ne peut se satisfaire d'une typologie sous 2 ou 3 colonnes. Les cartographes ont su prendre des leçons de topologie.... Oui, il faut travailler/évaluer les concepts, les outils, les mesures, les données; raisonner les entités socio-éco, les enchainements techniques, de temps, d'espaces, de circulation d'info et valeur. Des praticiens se seraient méfiés de l'idée d'EATP !
Ecrit le 25 octobre 2015 par : j-m bouquery bouquery@noos.fr 2933

Un moment fort de ce blog. Alors que, 4 ans plus tard, FARM annonce son observatoire des soutiens.
Un silence étonnant et persistant des commentaires qui souligne la qualité du débat et l'autorité de l'article. Une leçon qui reste à entendre sur les faiblesses scientifiques et pratiques de nos représentations de l'univers alimagraire et de nos propositions de progrès. Compliments.
Ecrit le 13 avril 2019 par : jean-marie bouquery 3736

Un an et une pandémie de plus: une évolution contrastée des soutiens ?
Ecrit le 23 septembre 2020 par : jm bouquery 3927

Votre commentaire :
Votre nom :
Votre adresse email ne sera vue que par FARM :