"La révolution tunisienne n’a pas profité à l’agriculture"

30 juin 2015
Interview de Karim Daoud, vice-président du SYNAGRI, Syndicat des Agriculteurs de Tunisie


Plus de trois ans après la révolution, peut-on dresser un bilan de la situation de l’agriculture ?

L'agriculture tunisienne reste étroitement handicapée par un manque de visibilité et de dynamisme, fruit de l'absence d'une politique agricole appropriée. L'investissement a accusé une chute régulière, de 2 % entre 2013 et 2014, conférant au secteur une part de 7 % par rapport aux investissements totaux du pays contre 8 % l'année précédente. Il faut cependant noter que les investissements du secteur privé dans l’agriculture ont repris en 2014 et représentent 67 % du total contre 51,6 % en 2012, alors que ceux du secteur public ont régressé entre 2012 et 2014 (Observatoire National de l’Agriculture).

 Nous observons également depuis 2009 une tendance baissière du taux de couverture des échanges alimentaires. La part du déficit de la balance alimentaire dans le déficit global du commerce extérieur du pays est ainsi passée de 6,7 % en 2010 à 10,1 % en 2014. La dépendance alimentaire de la Tunisie à l'égard de certains produits de base comme les céréales se confirme avec de fortes corrélations entre les exportations alimentaires totales et celles d'huile d'olive, et entre les importations alimentaires totales et celles de céréales, selon l'Observatoire National de l'Agriculture. Le taux de financement bancaire reste très faible (inférieur à 7 %), la mécanisation également : seuls 8 % des agriculteurs ont un tracteur. Seulement 3,5 % des agriculteurs demandent des crédits de campagne et 58 % les obtiennent. En conséquence, seulement deux agriculteurs sur dix ont accès au crédit !

Les agriculteurs quant à eux, sont confrontés à une forte augmentation de leurs coûts de production dus à une forte hausse voire au doublement du prix des intrants (engrais, pesticides, aliments d'élevage ...) et de l'énergie, conséquence, entre autre, de la dévaluation régulière du dinar tunisien. Le coût de la main-d’œuvre agricole, qui se fait de plus en plus rare, a également augmenté ainsi que le poids des charges sociales. La hausse des coûts de production n'a pas été suivie par une augmentation proportionnelle des prix de vente des produits agricoles, cela étant en partie dû au rôle régulateur de l'Etat par la fixation des prix de certains produits (lait, viandes blanches, œufs...), à l'érosion du pouvoir d'achat des consommateurs tunisiens, à la désorganisation de certain circuits de distribution. Le faible pouvoir de négociation et de représentation des organisations professionnelles pénalise les agriculteurs pour la défense de leurs intérêts. La pression sur les ressources naturelles et particulièrement sur les ressources en eau s'est aggravée. Des milliers de puits ont été creusés illégalement, ce qui pèsera certainement sur l'avenir.

Y a-t-il eu un changement de cap de la politique agricole ? La révolution a-t-elle bénéficié à des filières ou à des catégories d’agriculteurs plus qu’à d’autres ?

Peut-on seulement considérer que nous ayons une politique agricole adaptée à notre réalité et aux défis de notre pays ? Il semble qu'en dehors de la douloureuse expérience collectiviste des années 1960 qui a traumatisé le monde paysan tunisien, nous n'ayons jamais eu de vision stratégique de long terme. Au cours de son histoire récente, depuis l'Indépendance, les différentes politiques ont favorisé le développement des secteurs industriels et touristiques, bien souvent aux dépens du secteur agricole. Ces choix étaient certainement portés par une volonté de développement économique rapide du pays qui devait lui permettre de sortir du sous-développement. Les besoins en quantité et en diversité des produits agricoles n'étaient pas les mêmes. En cinquante ans, le pays s'est rapidement développé, une importante classe moyenne a vu le jour. A l'échelle mondiale, les tensions sur les denrées alimentaires n'étaient pas celles d'aujourd'hui. Mais depuis, la mondialisation est passée par là et un nouveau système spéculatif a entraîné le monde dans la spirale que nous connaissons. Il ne faut pas oublier la politique « myope » de bon nombre d'institutions internationales qui recommandaient à la Tunisie de développer son agriculture essentiellement vers l'exportation en abandonnant pratiquement la culture de céréales, puisque celles-ci pouvaient « toujours » se trouver à des prix abordables sur les marchés internationaux ! Mais, comme le dit l'adage, « vérité d'aujourd'hui, erreur de demain » !

Le monde agricole et rural a trop souvent été considéré d’un point de vue de problématique sociale, difficile à faire évoluer, comme un pourvoyeur de main-d’œuvre appelée par un fort exode rural vers les régions côtières en plein essor économique. La Tunisie du Nord et en particulier du Nord-Ouest, riche de sa pluviométrie (900 mm/an), ne s'est pas développée !

Depuis la révolution de 2011 et jusqu'à ce jour, quatre ministres de l'agriculture se sont succédé, le dernier étant en place depuis quelques mois. Gestion des affaires courantes et absence de vision ont été les maîtres-mots de ces dernières années. Les questions du financement, de l'endettement, de l'assurance, de l'investissement, de la gestion des terres agricoles, de la bonne utilisation des ressources naturelles, de la formation professionnelle, de la performance sont restées sans réponses !

Non, hélas, la révolution tunisienne n'a pas, à mon avis, profité à l'agriculture en général et encore moins à des filières ou à des catégories d'agriculteurs. Augmentations alarmantes des coûts de productions, mauvaise organisation des filières, augmentation de l'insécurité (vols...)… l'appareil de production souffre.

 Sur quels points, selon vous, la politique agricole et les organisations agricoles doivent-elles évoluer ?

Les agriculteurs sont la principale ressource de l'agriculture, donc pas de solutions si les pouvoirs publics ne travaillent pas étroitement avec les premiers concernés... Sur ce point, force est de constater que la situation a empiré depuis 2011, puisque les gouvernements successifs se sont révélés incapables de mettre en place un dialogue digne de ce nom.

 Les problématiques essentielles de l'agriculture tunisienne tiennent au morcellement des terres (75 % des exploitations ont moins de 10 ha et près de 55 % soit 281 000 sont inférieures à 5 ha), à la rareté des ressources naturelles, au vieillissement de la population active agricole, à la difficulté d'accès au crédit et à la terre, à la très faible structuration des organisations professionnelles … Les questions qui doivent être posées sont nombreuses : comment augmenter la production agricole de manière durable ? Comment l'agriculture peut-elle contribuer à la croissance et à l'emploi ? Comment rééquilibrer les territoires ruraux ? Comment renforcer la sécurité alimentaire, améliorer la balance agricole et augmenter les exportations ? Comment mobiliser l'investissement agricole public et privé ? Comment renforcer la pérennité des petites exploitations agricoles et rurales dans les territoires vulnérables ? Comment améliorer la gouvernance du secteur ? Comment soutenir la petite agriculture ?

 Il va falloir trouver des solutions à ces questions et s'attaquer aux problématiques posées par :

- la mobilisation du foncier par la réaffectation des terres domaniales, les crédits fonciers, la restructuration des baux ;
- les incitations à l'investissement par la fiscalité, les exonérations, la TVA, la réforme du code des investissements agricoles, l'organisation des filières ;
- les accès aux services financiers (crédits et assurance agricole). Le secteur bancaire, totalement inadapté à l'agriculture, doit innover avec des nouveaux services financiers pour la petite agriculture en particulier ;
- enfin, les relations avec l'Union européenne, qui présentent certes des opportunités mais aussi d'importantes menaces. Un accord avec l'UE ne peut pas produire de résultats positifs pour les Tunisiens si le pays ne s'engage pas dans une réforme structurelle rompant avec les modèles qui ont érodé les ressources et plongé le pays dans la dépendance alimentaire. La force principale de l'agriculture tunisienne se trouve dans sa paysannerie, dont le potentiel a été volontairement nié. Le développement de l'Europe occidentale et des USA a été fondé sur la mobilisation de cette paysannerie.

Nous allons devoir sortir du manque de cohérence des politiques agricoles et commerciales et trouver ensemble une réponse à la question de savoir quelle agriculture nous voulons pour demain. Ce problème ne concerne pas uniquement les producteurs agricoles, mais tous les Tunisiens ! Continuer à maltraiter le monde rural et agricole ne peut qu'alourdir la facture pour les générations actuelles et futures.


 


4 commentaire(s)
Je trouve intéressant le débat qui porte sur le développement de l'agriculture tunisienne en général et l'amélioration des conditions de vie des agriculteurs en particulier. C'est un fait qu'en Afrique, et beaucoup plus en Afrique subsaharienne, on a tendance à accorder une place inconfortable aux agriculteurs, alors même que du bien-être de ceux-ci dépend le bien-général de la population. Les Agro-centristes, tels que OJALA, KUZNETS arrivent même à conclure que "la bonne santé d'une économie, quel que soit son niveau de développement, dépend de la bonne santé de l'agriculture". Même pour les industrio-centristes tels que LIST et KAUTSKY pour qui l'industrie est le moteur du développement, l'agriculture doit lui permettre de conduire le mouvement en fournissant la matière première. A cet effet, j'arrivais à conclure la nécessité pour chaque Etat africain de disposer d'une Loi d'orientation agricole et d'une Banque agricole. Est-ce que la Tunisie dispose déjà de ces 2 instruments de développement agricole ? Veuillez me répondre afin que je puisse continuer la réflexion sur le sujet.
Ecrit le 30 juin 2015 par : Dr Emile N. Houngbo enomh2@yahoo.fr 2924

L'agriculture doit être considérée comme un des piliers du développement des régions. L'agriculteur doit en être l'élément central. Le modéle de développement agricole doit être revu en prenant en considération les facteurs locaux et régionaux. L'importance du secteur agricole doit être comprise par la population toute entière.
En Tunisie, sur le plan des textes et des institutions, tout existe ou presque. La problématique se situe autour de la pertinence, de la bonne application des projets des programmes et des loi.. de la gouvernance. Sans oublier bien sur le manque de volonté politique et de vision innovatrice,courageuse et partagée
Ecrit le 30 juin 2015 par : karim daoud daoudk1@gmail.com 2925

Très intéressant, chers amis. Je partage avec vous les déclarations d'un producteur de riz du village Zounguè Commune de Dangbo au Bénin. " Depuis que la gestion de l'agriculture a été confiée à un Ministère de l'Agriculture au Bénin, l'agriculture ne fait que régresser et elle ne cessera de régresser tant qu'elle sera gérée par le ministère de l'Agriculture." A ma question "Que proposes-tu, le riziculteur octogénaire a répondu:" Les cadres du Ministère ne sont que des démarcheurs (intermédiaires) qui grugent les agriculteurs".
Ecrit le 2 juillet 2015 par : David DANSOU davidurizop@gmail.com 2926

Voir l'article d'Alia Gana le 18 septembre 2013. Chère Tunisie, avec tous les paradoxes du développement: quelles priorités légitimes selon quels pouvoirs légitimes ?
Ecrit le 26 février 2019 par : jm bouquery bouquery@noos.fr 3706

Votre commentaire :
Votre nom :
Votre adresse email ne sera vue que par FARM :