Journée mondiale de l’alimentation : le dilemme des prix agricoles

15 octobre 2014
Jean-Christophe Debar, directeur de FARM


Le lien entre sécurité alimentaire et niveau des prix agricoles fait l’objet d’un intense débat parmi les économistes du développement. Lorsque les prix alimentaires sont élevés, les consommateurs sont touchés, l’accès à la nourriture diminue. Lorsque les prix agricoles s’effondrent, les agriculteurs ne gagnent pas suffisamment pour investir sur leur exploitation et produire davantage ; la disponibilité de nourriture est compromise. Accès versus disponibilité : la Journée mondiale de l’alimentation, le 16 octobre, offre l’occasion de revenir sur cette apparente contradiction.      

Un premier constat s’impose. Malgré l’augmentation des prix alimentaires internationaux en valeur réelle, depuis le début des années 2000, la part de la population souffrant de sous-alimentation n’a cessé de baisser dans les régions en développement (graphique). Selon les dernières estimations de la FAO, elle est tombée de 23,4 % sur la période 1990-1992 à 13,5 % sur 2012-2014. Cela ne signifie pas que la hausse des prix alimentaires n’a pas eu d’effet négatif sur les ménages. Cet effet a simplement été compensé par d’autres facteurs, dont sans doute la croissance du pouvoir d’achat. En outre, comme le suggèrent les données de la FAO, les variations des prix internationaux des produits alimentaires se transmettent faiblement aux prix à la consommation dans les pays en développement. L’évolution de ceux-ci dépend principalement de déterminants locaux, dont le volume de la production intérieure. 

Evolution des prix alimentaires internationaux en valeur réelle 
et de la prévalence de la sous-alimentation dans les régions en développement

Les années indiquées correspondent à des moyennes triennales (1991 est la moyenne de 1990-1992, etc.).
1/ Indice des prix réels des produits alimentaires déflatés par l’indice des prix des produits manufacturés de la Banque mondiale (2002-2004 = 100) 
2/ Prévalence de la sous-alimentation dans les régions en développement (%)
Source : FARM d'après FAO

Il est vrai que l'indicateur de prévalence moyenne de la sous-alimentation masque l’impact subi par les personnes les plus vulnérables, ainsi que le niveau préoccupant de l’insécurité alimentaire dans les régions les plus touchées, notamment l’Afrique subsaharienne (23,8 % sur la période 2012-14) et l’Asie du Sud (15,8 %).Mais on peut aussi arguer que la hausse des prix agricoles a contribué à réduire la sous-alimentation. Ce paradoxe tient au fait que la majorité des personnes souffrant de la faim sont des ruraux qui vivent directement ou indirectement de l’agriculture. La hausse des prix des cultures ou des produits animaux leur serait donc favorable. L’argument n’est cependant pas complètement convaincant, car les ménages agricoles pauvres sont généralement acheteurs nets de nourriture : ils produisent moins de denrées qu’ils ne doivent en acheter pour leur consommation.

Des chercheurs ont poussé plus loin le raisonnement en prenant en compte les répercussions des prix agricoles sur l’ensemble de l’économie, via le marché du travail. Comme le suggèrent des études fondées sur les exemples de l’Inde et du Mexique, lorsque les prix payés aux agriculteurs augmentent, ceux-ci rémunèrent mieux leurs ouvriers ou embauchent davantage de main d’œuvre. La croissance de la masse salariale correspondante crée une demande supplémentaire qui profite à l’économie locale. Les ménages ruraux les plus vulnérables en bénéficient amplement, même s’ils sont acheteurs nets de denrées. Globalement, la pauvreté diminue, ce qui est propice à une amélioration de la sécurité alimentaire.  

Le débat est loin d’être tranché, mais il est de toute évidence bien trop simpliste d’assimiler sécurité alimentaire et baisse des prix agricoles. La théorie économique et l’histoire du développement fournissent deux enseignements. D’une part, c’est l’accroissement de la productivité de l’agriculture qui concilie les intérêts contradictoires des producteurs et des consommateurs. Elle permet en effet, grâce à la réduction des coûts de production, d’augmenter simultanément le revenu des agriculteurs et le pouvoir d’achat des ménages. Elever la productivité agricole est donc un enjeu majeur pour le renforcement de la sécurité alimentaire.

D’autre part, l’introduction de mécanismes de garantie et de stabilité des prix agricoles a été un puissant moteur d’expansion de la production et d’amélioration de la productivité de l'agriculture dans les pays à haut revenu. Elle a ainsi permis, dans la durée, de diminuer fortement les prix alimentaires en valeur réelle. Ces mécanismes ont été si efficaces qu’il a fallu signer un accord à l’Organisation mondiale du commerce, au milieu des années 1990, pour réduire les distorsions de marché qu’ils engendraient. Le problème n’est pas réglé, comme le montre l’enlisement des négociations commerciales du cycle de Doha. Mais la nécessité de maîtriser les soutiens à l’agriculture ne doit pas conduire à jeter le bébé avec l’eau du bain : si l’agriculture reste sous-développée dans beaucoup de pays pauvres, c’est par insuffisance, non par excès de politiques agricoles. A quand une Journée mondiale des politiques agricoles ?    


 


3 commentaire(s)
Excellent article. Face à la forte volatilité récente des prix agricoles – celle des prix mondiaux libellés en dollars conjuguée à celle du taux de change vis-à-vis du dollar – l'UE avait effectivement trouvé l'outil à la base de la formidable expansion de son agriculture de 1962 à 1994 : les prélèvements variables (PV) pour les principaux produits alimentaires – céréales, viande bovine et produits laitiers – qui ont assuré une stabilité minimale des prix en euros à un niveau rémunérateur pour la majorité des agriculteurs puisque la douane prélevait la différence entre le prix d'entrée rémunérateur en euros fixé par la Commission européenne avant chaque campagne agricole et le prix CAF à l'importation, quel qu'en soit le niveau. Ce ne sont pas ces prélèvements variables qui ont créé les distorsions de marché ayant conduit à la création de l'OMC et de son Accord sur l'agriculture (AsA) qui a interdit les prélèvements variables, mais bien, paradoxalement, l'absence de protection sur les aliments du bétail (soja, corn gluten feed, pulpes d'agrumes, manioc…) depuis les années 1960 qui a été à l'origine des excédents de céréales, viandes et produits laitiers qu'il a fallu exporter avec de fortes restitutions ou à perte après de lourdes dépenses de stockage. Car les arguments avancés contre les prélèvements variables ne tiennent pas. Le principal est que les PV isolent les prix intérieurs des fluctuations des prix mondiaux, critique qui rejoint celle faite aux restrictions à l'exportation. La réduction de la volatilité interne des prix assurée par les PV se ferait aux dépens de la volatilité des prix mondiaux qu'elle accentuerait. Cette critique est fondée sur le principe implicite de l'OMC que tous les Etats doivent privilégier le "bien-être" du reste du monde avant celui de leurs propres citoyens, même s'ils sont les plus pauvres. C'est le principe que les "intérêts offensifs" des Membres – leur volonté de pouvoir "accéder au marché" des autres Membres – sont plus légitimes que leurs "intérêts défensifs", le fait de privilégier la défense de leur marché intérieur. Or les PED les plus pauvres, dont de l'Afrique subsaharienne, sont privés de moyens d'existence quand l'AsA leur interdit d'utiliser les moyens de protection les plus efficaces qui ont si bien réussi aux pays développés : les PV pour l'UE et les quotas d'importation pour les USA. Ce n'est pas le fait que les PV aient permis de stabiliser les prix intérieurs qui a accru l'instabilité des prix mondiaux mais c'est parce que la stabilité des prix intérieurs assurée par les PV s'est accompagnée d'un dumping des excédents en l'absence d'une politique de régulation de l'offre. Le fait que les deux secteurs dans lequel des quotas de production ont fonctionné – le sucre en 1968 et le lait en 1984 – ont beaucoup contribué au dumping montre qu'il aurait fallu avoir des quotas limités aux besoins du marché intérieur. L'impact sur la volatilité des prix mondiaux dû à l'ensemble des subventions, y compris internes, aux produits exportés est bien supérieur à l'impact supplémentaire sur cette volatilité qu'auraient des PV par rapport aux droits de douane. Il est curieux que les experts critiquant les PV n'aient pas souligné que la subvention aux produits exportés, qui représente aussi la différence entre le prix intérieur et le prix mondial, n'est ni plus ni moins qu'un PV négatif. Les subventions de l'UE (et des USA) ont eu le même effet de réduction des importations que les PV et ont donc réduit le volume des échanges mondiaux et accru la volatilité des prix mondiaux.
Ecrit le 15 octobre 2014 par : Jacques Berthelot jacques.berthelot4@wanadoo.fr 2913

Oui cette journée mondiale serait la bienvenue ! Cependant, les grands groupes coopératifs agricoles européens ont également une carte à jouer en matière de sécurité alimentaire. Leur expertise technique dans ce domaine mise au service des agriculteurs dans les régions en voie de dèveloppement permettrait un accroissement de la productivité locale notamment en permettant l'instauration d'une meilleure logistique. De plus, cette action en faveur d'une agriculture encore sous-developpée dans les pays les plus pauvres serait en totale adéquation avec les valeurs coopératives.
Ecrit le 16 octobre 2014 par : Maryline Thénot Maryline.thenot@neoma-bs.fr 2914

Faux plat dans l'évolution de la sous-alimentation, choc coronaviral, une inversion de tendance ?
Ecrit le 23 septembre 2020 par : jm bouquery 3928

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