Après le « printemps arabe » : pour de nouvelles politiques alimentaires, agricoles et rurales en Afrique du Nord

4 janvier 2013
Michel Petit, président du Conseil scientifique de FARM


L'actualité quotidienne nous rappelle en permanence que la situation économique, sociale et politique en Egypte et dans les pays du Maghreb demeure très fragile. L'avenir est lourd d'incertitudes. Les évènements du « printemps arabe » et leurs suites, qui se déroulent actuellement, ont de multiples dimensions et soulèvent de nombreuses questions. Pour ceux qui s'intéressent à l'agriculture, dans toutes ses dimensions, il ne fait pas de doute que ces évènements ont confirmé l'existence de graves problèmes, notamment en matière de pauvreté rurale, que l'on avait tendance à oublier ou à ignorer au cours des années récentes. Ce ne sera plus possible à l'avenir. Je crois que prendre en compte sérieusement ces problèmes conduira à s'interroger sur la pertinence des politiques publiques menées depuis des décennies dans les domaines de l'alimentation, de l'agriculture et du développement rural. Celles-ci ont certes beaucoup varié au cours du temps et selon les pays. Ces variations sont tout à fait compréhensibles car elles reflètent au moins en partie l'évolution générale des idées et des doctrines en matière de développement économique et social. Elles sont aussi légitimes compte tenu des grandes différences de situations entre les pays de la région. Pourtant les fondements intellectuels de ces politiques sont souvent communs et ils sont restés remarquablement stables depuis plusieurs décennies. Le moment est peut-être venu de les remettre en cause.

Persistance de la pauvreté rurale, malgré des succès réels

Les faits les plus importants pour notre propos portent sur la profondeur de la pauvreté, encore manifeste dans les zones rurales de plusieurs pays de la région. L'indicateur le plus pertinent au niveau national est l'indice de développement humain publié chaque année, depuis 1990, par le PNUD (Programme des Nations unies pour le développement). Cet indice tient compte du revenu moyen par habitant mais aussi d'indicateurs sociaux comme la durée de l'espérance de vie et d'indicateurs de scolarisation. Les pays sont classés en fonction de cet indice. Il se trouve que les classements des pays du sud et de l'est de la région méditerranéenne ne sont pas bons (130e pour le Maroc en 2011, 113e pour l'Egypte, 96e pour l'Algérie et même 92e pour la Turquie), moins bons que pour le revenu moyen par tête. En outre, ces mauvais classements reflètent surtout les situations de grande pauvreté dans les zones marginalisées, à caractère principalement rural, comme la Haute Egypte ou les régions de l'Atlas au Maroc, où les indicateurs de santé, comme le taux de mortalité des jeunes enfants, ou d'éducation comme les taux d'analphabétisme, sont très négatifs.

En effet, les zones rurales et les communautés qui y vivent sont l'objet de nombreuses discriminations : manques d'infrastructures, accès limité aux services sociaux de santé et d'éducation, revenus moyens nettement plus faibles que dans les zones urbaines, même lorsque celles-ci incluent beaucoup de populations pauvres. Et l'accès à l'emploi y est particulièrement difficile, entraînant l'émigration vers les bidonvilles des zones urbaines et, lorsque c'est possible, vers l'étranger : principalement l'Europe pour les pays du Maghreb et les pays du Golfe pour l'Egypte.
Autre évolution inquiétante : le déficit croissant de la balance commerciale agricole dû, en particulier, à une croissance très rapide des importations de céréales, la production intérieure ne couvrant plus en 2010 que 58 % des besoins intérieurs au Maroc, 53 % en Egypte, 37 % en Algérie et 25 % en Tunisie. Enfin, on le sait bien, les défis pour l'agriculture liés au réchauffement climatique seront particulièrement difficiles à relever dans cette région.

Remise en cause de la logique des politiques alimentaires, agricoles et rurales suivies depuis l'indépendance

Les faits et les tendances qui viennent d'être rappelés ne sont pas vraiment nouveaux. Et d'ailleurs, dans tous les pays des interventions vigoureuses, souvent fort coûteuses pour les finances publiques, ont été mises en œuvre depuis des décennies pour assurer aux consommateurs une alimentation à bon marché, pour les produits de base au moins, et en même temps, soutenir le revenu des agriculteurs, encourager la production intérieure, lutter contre la pauvreté rurale et protéger les ressources naturelles. Malgré les grandes variations de ces politiques dans le temps et d'un pays à l'autre, leurs fondements intellectuels ont été largement partagés et ils sont restés les mêmes depuis la période des indépendances. La première priorité a toujours été d'assurer un prix bas à la consommation pour les céréales, le pain et la farine, et cela grâce à des subventions parfois massives (plus de 1 % du PIB dans certains cas), comme on l'a vu encore récemment. En parallèle, la plupart des gouvernements ont soutenu la modernisation de l'agriculture, tout particulièrement par le développement de l'irrigation. Ces investissements d'infrastructure ont d'ailleurs souvent représenté une très grande part du budget de l'Etat consacré à l'agriculture. La persistance de la pauvreté rurale soulignée ci-dessus et la part croissante des importations dans les approvisionnements nationaux conduisent à s'interroger sur la pertinence de ces grandes orientations politiques.

Cependant, avant de se lancer dans une remise en cause radicale, il convient de souligner deux faits importants : d'une part, les politiques publiques passées ont tout de même eu des résultats positifs : la croissance de la production agricole a été surprenante au cours de la décennie 2000-2010 (la valeur ajoutée agricole a augmenté à un rythme annuel moyen supérieur à 5 % en Algérie et au Maroc et à 3 % en Egypte) et des progrès significatifs ont été faits pour la réduction de la pauvreté rurale, comme le révèle l'examen détaillé des indicateurs de développement humain. D'autre part, la prise de conscience de la nécessité d'intensifier la lutte contre la pauvreté rurale a beaucoup progressé comme l'illustrent plusieurs tournants dans les interventions publiques, tels que la mise en œuvre du Plan national de développement agricole et rural (PNDAR) en Algérie à partir de 2002 et le lancement du Plan Maroc Vert en 2008. Dans les deux cas, ces initiatives répondent entre autres au souci de corriger les insuffisances du passé dans le soutien aux régions agricoles et rurales marginalisées. Par ailleurs, les évènements du «printemps arabe» ont révélé, particulièrement en Tunisie, que le déséquilibre régional entre zones littorales dynamiques et zones intérieures, fortement dépendantes du secteur agricole et où sévit un chômage massif des jeunes, était source de tensions sociales et politiques de moins en moins supportables. Face à ce bilan contrasté, marqué tout de même par un sentiment de crise, quelles orientations préconiser pour l'avenir ?

Trois pistes de réflexion

Les défis à surmonter (éliminer la pauvreté rurale, fournir des emplois appropriés en quantité suffisante, accroître la productivité du travail en agriculture – condition indispensable pour assurer un revenu suffisant aux producteurs agricoles-, réduire le déficit de la balance commerciale agricole, s'adapter au réchauffement climatique, mieux gérer l'eau – ressource rare par excellence dans la région -, etc.) sont redoutables, d'autant plus que les effets négatifs du réchauffement climatiques iront en s'amplifiant. Trois pistes peuvent néanmoins être suggérées : un plus grand ciblage des bénéficiaires des politiques publiques, une remise en cause de la priorité donnée aux céréales et un soutien plus volontariste aux « institutions agronomiques ».

Le ciblage des bénéficiaires est politiquement difficile partout dans le monde. Néanmoins, on voit mal comment les gouvernements de la région pourraient continuer à consacrer des ressources financières considérables à la consommation des céréales et de leurs produits dérivés. Sans changement de politique, ces subventions ne peuvent aller qu'en augmentant du fait à la fois de l'accroissement des volumes importés et, en tendance moyenne, des prix qu'il faudra probablement payer sur les marchés internationaux. Certes, le fait de ne subventionner que certains produits, comme le «pain baladi» en Egypte ou la « farine nationale » au Maroc, constitue déjà une forme de ciblage. Mais il faudra probablement aller beaucoup plus loin. Du côté des producteurs, maintenir un niveau de prix élevé sur le marché intérieur, comme le font la plupart des gouvernements, bénéficie davantage aux gros producteurs qu'aux plus petits, qui sont les plus pauvres. On sait qu'en matière de lutte contre la pauvreté, un système de paiements directs aux producteurs les plus pauvres serait plus efficace et plus équitable que le soutien des prix. Mais on sait aussi qu'une telle réforme est politiquement délicate. En Afrique du Nord, rares sont ceux qui sont prêts à l'envisager car les coûts budgétaires paraissent prohibitifs. Mais est-ce bien sûr ? Où sont les travaux de recherche qui étayent une telle conviction ?

Une autre interrogation concerne la priorité quasi-absolue donnée aux céréales dans les politiques alimentaires et agricoles des gouvernements de la région. Sans remettre en cause les raisons qui expliquent cette priorité, on peut tout de même remarquer que des pays comme la Chine et l'Inde, qui ont à peu près les mêmes raisons d'accorder une place privilégiée aux céréales, et qui le font, n'ont jamais dans leurs histoire semblé aussi obnubilés par les marchés des céréales que les gouvernements de l'Egypte et des pays du Maghreb. Le soutien aux petits producteurs de céréales n'enferme-t-il pas ceux–ci dans une production où la productivité de leur travail est très faible ? Quant aux consommateurs pauvres, ne faudrait-il pas envisager d'autres filets de sécurité pour eux ?

Enfin, on ne peut qu'être frappés par la faiblesse des institutions d'enseignement supérieur et de recherche agronomique de la région. Les manifestations et les causes de cette faiblesse institutionnelle sont multiples et diverses, résultant d'un jeu complexe de forces économiques, sociales, culturelles, etc. Mais il est clair que ce problème est largement sous-estimé, y compris au sein même des organismes concernés ! Il faudra beaucoup de lucidité et de volonté politique pour réformer et revitaliser ces institutions absolument indispensables au progrès de l'agriculture dans une région où les problèmes à résoudre sont particulièrement complexes.

 


9 commentaire(s)
Agrir sur les habitudes alimentaires des citoyens au nom de leur cherté est contraire aux principes de sécurité alimentaire qui voudra que chacun mange à sa faim de fçon saine et nutritive selon ses habitudes alimentaires pour méner une vie active. l'habitude alimentaire fait partie de la culture d'un être, par conséquent plus difficile à changer. Le développement durable s'appuie toujours sur l'être humain, sa façon de voir, d'agir, le bien être selon sa conviction et sa pensée, etc. Je suis d'accord sur le cadrage du ciblage des bénéficiaires qui d'ailleurs opéré dans les règles de l'art, sont souvent plus coûteux. Car il s'agit de prendre en charge le vulnérable totalement pour l'insérer dans le tissu économique. Ils sont combien parmi la population ? Félicitation pour la qualité de l'article
Ecrit le 4 janvier 2013 par : dicko bassa diané dickobassadiane@yahoo.fr 2795

La lecture concomittante ce jour d'un article d'une collègue du Cirad sur l'Algérie me conduit à penser que la question foncière, non ici évoquée par Michel Petit, mériterait aussi un redoublement d'attention (comme dans d'autres endroits dans le monde) car au coeur des processus de production, d'innovation et de diversification, notamment des "petits" : cf. Cherif Omari, Jean-Yves Moisseron & Arlène Alpha, « L'agriculture algérienne face aux défis alimentaires », Revue Tiers Monde 2/2012 (n°210), p. 123-141. (http://www.cairn.info/revue-tiers-monde-2012-2-page-123.htm)
Ecrit le 4 janvier 2013 par : bruno dorin bruno.dorin@cirad.fr 2796

Merci Monsieur le Président di CS FARM! Vous avez le Maroc, l'Algérie, l'Egypte mais, j'ai aussi vu le Mali et tous les pays au sud du sahara sauf que le bilan y encore plus sombre. Dans les classements PNUD, il faut aller voir entre les 174 et 177ème généralement. Ici, vous le savez, le revenu par tête est aussi une catastrophe dans le milieu rural. Après l'analyse qui me semble convenir à notre situation, les pistes de réflexion que vous suggérez sont également plein de sens pour nous, sans exception! Les deux (2) premières apparaissent à moi comme des thèmes de recherche innovantes dans notre contexte où il faut encore beaucoup d'effort de définition pertinente des cibles (notamment les bénéficiaires) des politiques et stratégies agricoles. « L’Initiative Riz » du Mali de 2008 visait précisément qui ? Les commerçants d’intrants agricoles (agro-dealers) ou les producteurs ? Les consommateurs des villes (notamment Bamako) ou des campagnes ? Même s'il est vrai que ce dernier fut rectifié après avec l'élargissement de l'initiative (la subvention) à d'autres céréales. Votre affirmation, "Du côté des producteurs, maintenir un niveau de prix élevé sur le marché intérieur, comme le font la plupart des gouvernements, bénéficie davantage aux gros producteurs qu'aux plus petits, qui sont les plus pauvres" me paraît très important car il permet de voir de prime à bord un problème important dans les stratégies de la promotion de l'accès des produits agricoles au marché qui a beaucoup cours avec les intervenants privés en ce moment. On agit avec "le Producteur".et non "les producteurs". aussi, les activités d'organisation des personnes et de l'accès aux marchés rencontrent de nombreux obstacles et la "lutte contre la pauvreté" n'est pas toujours au rendez-vous. Par ailleurs, même si je suis d'accord avec la 2ème piste de réflexion (revoir la priorité de la subvention aux céréales), je demeure sceptique quant à son acceptation par nos politiques agricoles actuelles vue les réalités de consommation des populations.
Ecrit le 4 janvier 2013 par : Mamadou CAMARA camarafm2@yahoo.fr 2797

(à M. Dicko Bassa Diané) Merci pour ce commentaire. Deux remarques : 1) Je pense qu’il faudra tout de même chercher à influencer les comportements alimentaires dans de nombreux pays, en particulier pour lutter contre le développement de l’obésité et les coûts exorbitants pour la santé publique occasionnés par les maladies liés à cette obésité (sujet qu’au demeurant, je n’ai pas abordé dans ma note ; 2) La principale raison économique justifiant le ciblage des bénéficiaires est bien le moindre coûts budgétaires des mesures ciblées, même si je suis bien d’accord que cibler est toujours difficile, politiquement et techniquement..
Ecrit le 9 janvier 2013 par : Michel Petit 2798

(à M. Bruno Dorin) Bruno Dorin a raison de souligner l’importance de la question foncière.
Ecrit le 9 janvier 2013 par : Michel Petit 2799

(à M. Mamadou CAMARA) Je suis bien sûr heureux que vous trouviez les pistes de réflexions que je propose pour l’Afrique du nord pertinentes pour les pays situés au sud du Sahara. Je reste persuadé cependant que l’analyse de chaque pays doit être spécifique et tenir bien compte des réalités locales pour éclairer valablement les choix de politique publique.
Ecrit le 9 janvier 2013 par : Michel Petit 2800

Moi aussi, je suis de l'avis qu'il faut impérativement une analyse spécifique et rigoureusement circonscrite pour chaque cas afin de bien éclairer les choix politiques. C'est cela qui fonde le doute (point de départ de la nécessité de cette analyse spécifique) que j'emets sur l'abandon de la subvention aux céréales dans nos pays, en ce moment malgré l'importance de cette idée.
Ecrit le 11 janvier 2013 par : Mamadou CAMARA camarafm2@yahoo.fr 2801

Quelles inflexions au bout de 5 ans ? Quelle leçon en tirer ??
Ecrit le 4 octobre 2018 par : jm bouquery 3645

Cher Président,
8 ans. Merci. Au revoir.
Ecrit le 31 janvier 2021 par : jm bouquery 3971

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