Pas de développement sans politique agricole : mais qui tient les rênes ?

15 décembre 2012
Vincent Ribier


Au colloque célébrant les 50 ans de la publication du livre de René Dumont « L'Afrique noire est mal partie », le 16 novembre dernier, deux intervenants, parlant de points de vue institutionnels fort différents (Mamadou Cissoko, président d'honneur du ROPPA et Jean-Yves Grosclaude, Directeur des opérations à l'AFD) ont toutefois convergé vers le constat suivant : il ne peut y avoir de développement en Afrique sans une politique agricole digne de ce nom, et la dite politique agricole ne peut exister que si elle est produite et financée par le pays concerné.

Une fois cela acté, reste à évaluer la faisabilité d'un tel propos. Les Etats africains ont-ils le contrôle de leur stratégie de développement et des politiques sectorielles censées mener à ce développement ? Si la réponse ne peut être que nuancée, compte tenu de la diversité des situations au sein du continent africain, elle reste néanmoins largement négative. Plus de cinquante ans après les indépendances, nombre d'Etats africains ne sont toujours pas maîtres de leurs stratégies et de leurs politiques. La communauté internationale est restée omniprésente au fil des décennies, mêmes si ses modalités d'intervention ont changé. L'ajustement structurel des années 1980 et 1990 a fait place à l'initiative Pays Pauvres Très Endettés (PPTE) et à la promotion des Objectifs du Millénaire pour le Développement (OMD). 50 ans d' « accompagnement » des politiques des pays africains par la communauté internationale n'ont pas produit le renforcement institutionnel attendu.

Des institutions nationales durablement affaiblies

Le bilan est même franchement négatif si l'on se réfère aux administrations nationales, fortement affaiblies au terme d'une période censée pourtant créer les conditions de leur montée en puissance et de leur prise d'autonomie. Les différents programmes d'ajustement structurel mis en place dans les années 1980 avaient poussé les Etats à réduire les moyens financiers et humains de leurs administrations. Cet affaiblissement programmé s'est poursuivi par la suite malgré le changement de discours et la réhabilitation progressive d'une nouvelle forme d'intervention de la puissance publique. L'émergence de nouvelles thèses relatives aux vertus d'Etats dits « développeurs » n'a en effet pas modifié le comportement dominant de la plupart des agences de coopération, qui ont continué à marquer une défiance certaine à l'égard des administrations publiques nationales. Jugeant celles-ci inefficaces, les bailleurs ont dans leur grande majorité préféré les contourner au profit de structures ad-hoc destinées à mettre en oeuvre leurs programmes d'appui au développement. De telles entités, entièrement dépendantes du financement des bailleurs, leur sont tout naturellement fort dévouées et dans tous les cas beaucoup plus malléables que les administrations nationales.

L'attitude des agences de coopération, prise au nom de l'efficacité de leurs interventions à court terme, porte en elle-même un caractère auto-réalisateur dans la mesure où elle renforce le postulat initial : partant du constat de la faible capacité de l'Etat à mettre en oeuvre des projets de développement, les agences privilégient les structures ad hoc au détriment des administrations nationales et contribuent de ce fait à affaiblir un peu plus ces dernières.

Les crises institutionnelles et politiques vécues dans nombre de pays au cours des deux dernières décennies constituent d'autres causes plus endogènes d'affaiblissement des administrations. Ces crises ont notamment contribué à paralyser le fonctionnement des administrations sur des périodes plus ou moins longues. Elles sont également la cause de fréquents remaniements ministériels qui ont altéré l'efficacité des services, et qui ont empêché que des mandats clairs soient attribués à chaque équipe gouvernementale, encourageant ainsi les rivalités et les recouvrements d'activités.

L'absence de contrôle sur les financements

L'absence de contrôle sur les financements est un autre facteur limitant la marge de manoeuvre des pays africains dans la conduite de leur politique agricole. Mettre en oeuvre une politique sectorielle active requiert bien souvent des moyens budgétaires importants, les exemples de la Politique agricole commune européenne (environ 55 milliards d'euros par an) et du Farm Bill américain (de 25 à 50 milliards de dollars US selon les années) en sont la preuve explicite. La faiblesse récurrente des finances publiques de nombreux pays africains rend ces derniers largement dépendants de ressources extérieures pour le financement de leur secteur agricole, que ce soit dans le cadre de projets de développement ou dans celui de l'aide budgétaire sectorielle. Bien souvent, les financements extérieurs représentent de 60 à 80 % des dépenses publiques totales dirigées au secteur. Le financement intérieur est avant tout consacré à la couverture des dépenses courantes (essentiellement le paiement des salaires), le reste étant utilisé à la contrepartie exigée par les bailleurs pour la mise en oeuvre de leurs projets.

La faible capacité des États africains à financer leur développement agricole réduit clairement leur marge de manoeuvre quant au choix des mesures prioritaires à mettre en oeuvre. La plupart des instruments de soutien interne, dont le financement est hors de portée de budgets publics exsangues, sont mis en oeuvre dans le cadre de projets conçus ailleurs. La coordination très relative des différents bailleurs intervenant dans le secteur agricole contribue à brouiller la cohérence d'ensemble : ainsi, les projets d'appui à la production de riz de diverses agences de coopération dans des régions différentes et selon des modalités différentes ne sauraient constituer une politique rizicole nationale.

L'émergence des politiques régionales, source d'espoir ?

Des efforts ont porté ces dernières années sur la promotion de politiques agricoles au niveau régional (PAU au niveau de l'UEMOA, ECOWAP pour la CEDEAO, RAP pour la SADC), avec l'idée d'enclencher, à partir de structures de coordination régionales, une dynamique de renforcement des politiques agricoles nationales. Une initiative récente a même vu le jour au niveau de l'ensemble du continent africain, le PDDAA (Programme Détaillé pour le Développement de l'agriculture en Afrique). Ibrahima Mayaki, Secrétaire Général du NEPAD (Nouveau Partenariat pour le développement de l'Afrique) en a présenté les grandes lignes lors du colloque René Dumont. Cette initiative propose un cadre de cohérence régionale pour l'ensemble des interventions dans le secteur agricole, à travers des plans d'investissement agricole tant nationaux (PNIA) que régionaux (PRIA). L'ambition affichée de reprendre la main sur les choix politiques et stratégiques se manifeste par le souci de renverser les rapports entre bailleurs de fonds et les bénéficiaires de l'aide, par la volonté de faire prévaloir l'expression des besoins sur la logique d'offre des bailleurs. Cette posture est à l'évidence une rupture avec les pratiques passées et mérite d'être signalée comme telle. La mise en oeuvre concrète du PDDAA montre toutefois qu'il est difficile d'inverser en peu de temps des tendances lourdes : les documents d'orientation stratégique sont encore rédigés par une expertise externe (principalement FAO et IFPRI) au lieu d'être produits en interne. Les plans d'investissement ne hiérarchisent pas suffisamment les priorités et les pays semblent trop attendre de l'APD pour les financer. La voie d'une reprise de contrôle par les Etats africains de leurs stratégies de développement est encore escarpée.

 


6 commentaire(s)
Bonjour Je vous remercie de poser le problème de la sécurité alimentaire d'une manière pragmatique et sans detour. Je suis consultant indépendant en microfinance depuis quelques années et cette question m'a toujours préoccupé. Je reste persuader que ceux qui vont lire cet article riche en enseignement vont tirer sans aucun doute des leçons de morale et de modestie. Jusqu'à présent nous ne produisont pas ce que nous mangeons et nous ne mangeoins pas ce que nous produisons.
Ecrit le 17 décembre 2012 par : SANI MAHAMADOU redalle2000@yahoo.fr 2790

Bonjour le constat est amer mais la réalité est la l'Europe tient les rennes, nous dicte sa façon de nous aider et s'adresse principalement a des gens qui n'ont rien d'agriculteurs résultat les fonds alloués sont dilapidés a coup de milliards dans des seminaires et ateliers a n'en plus finir il suffit juste d'aider les paysans a produire plus et mieux en les finançant directement en intrants et en vivres de soudure! de plus nos gouvernant semble en faire un cheval de bataille, ils font de mauvaises politiques exprés pour ne pas se départir de ce secteur qui leur fournit de l'argent pour entretenir leurs nombreux agences inutiles merci
Ecrit le 17 décembre 2012 par : Mame Lissa Niang mame_lissa@yahoo.fr 2791

Bonjour. L'Afrique est un continent culturel, social, économique et politique très hétérogène. Les conditions agroclimatiques sont également très variables. Il est difficile de lui appliquer des généralités sur la conception et la mise en oeuvre de politiques agricoles. Il faut raisonner soit par groupement régionaux de pays à agriculture similaire soit carrément pays par pays dans la mesure où il n'y a pas encore de véritables espaces économiques régionaux ( UMA, UEMOA, CEDEAO, SADC ...). Ce sont encore des coquilles vides. Le Maroc, à titre d'exemple, me parait être un bon modèle en la matière. Il a remodelé la politique agricole et lancé en 2008 une ambitieuse stratégie baptisée "Plan Maroc Vert". Aujourd'hui, les résultats sont là, avec des extension de superficies, des programmes d'intensification, des reconversions d'espaces céréaliers inadaptés en arboriculture fruitière, le développement accéléré de l'irrigation en mode économe ... avec, in fine, une production agricole en nette amélioration au niveau de toutes les filières. La commercialisation a été propulsée en cons"quence tant sur le marché national qu'international. De même, l'industrie alimentaire s'est nettement consolidée. On est loin du schéma pessimiste tracé dans votre article et qui correspond certainement à une réalité d'une partie des ététs africains. Mais il y a d'autres réalités en Afrique beaucoup plus positives et réussies. Meilleures salutations.
Ecrit le 18 décembre 2012 par : Ben El Ahmar benelahmar@menara.ma 2794

(à M. Ben El Ahmar) L’analyse précédente ne saurait s’appliquer indistinctement à tous les pays du continent africain. Elle porte plus spécifiquement sur les pays ayant une dépendance forte à l’aide internationale, et donc tout particulièrement sur les PMA. La capacité d’un Etat à faire prévaloir ses propres choix stratégiques de développement dépend de divers facteurs tels que son autonomie budgétaire, mais aussi la force et la compétence de ses institutions. Le Maroc est l’exemple d’un pays ayant une politique de développement volontariste axée sur la promotion de partenariats publics-privés et se donnant les moyens de ses ambitions par une dotation budgétaire importante pour le développement rural. Les institutions publiques marocaines sont en mesure de relayer les orientations gouvernementales.
Ecrit le 19 décembre 2012 par : Vincent Ribier 2792

Merci professeur Ribier pour cette analyse pertinente. Parlant des crises politiques actuellement en cours et qui semblent malheureusement avoir encore un bel avenir devant elles, elles sont la résultante d’un choc provoqué par les tentatives de contrôle et/ou de récupération de ce que vous appelez "structures ad hoc" par les mêmes pouvoirs politiques. Le constat est en effet clair que ces structures ad hoc sont loin d’être le déclic de développement tant attendu de la partie noire du contient, même s’il convient de nuancer et de reconnaitre l’émergence encore embryonnaire de la prise en considération de leur opinion par les pouvoirs publics. Devenues interlocutrices plus crédibles des bailleurs internationaux et maitrisant dorénavant la géographie des flux de financements (nationaux et internationaux) de développement, ces structures peuvent constituer de réels dangers tant pour les pouvoirs en place que pour l’opposition, du fait de leur professionnalisme dans l’adaptation, le mariage ou le démariage de l’une ou de l’autre des parties en fonction des intérêts en jeux. Le domaine agricole, à l’instar de tous les secteurs de production économiques, revient dans les agendas politiques après de malheureux évènements comme celui récent de 2008. Ces modalités opératoires des politiques publiques africaines qui prennent forme après coup, alors qu’elles sont censées les anticiper, de même que les regains d’intérêt portés à ces structures par les agences internationales de développement dans le contexte des reformes de décentralisation en cours d’achèvement, conduisent à questionner l’adaptabilité des diverses stratégies « accompagnement » à l’autonomisation des pouvoirs publics des pays d’Afrique subsaharienne. Comparer l’importance des moyens (humains et financiers) mobilisés qui ont conduit la plupart des Etats concernés dans une incapacité à payer leur dette (programme PPTE) et la taille du problème à résoudre (comme l’a souligné Mme Lissa Niang dans son commentaire), il est plus qu’urgent de se poser la question de savoir si on ne s’est pas trompé d’approches. Les choses vont-elles changer positivement dans un avenir proche, pour ne plus se réunir, comme l’ont souhaité la plupart des participants au colloque, pour le centenaire de l’ouvrage ? Vivement le décollage de l'Afrique.
Ecrit le 24 décembre 2012 par : Yacoubou ISSAKA issaka.yacoubou@gmail.com 2793

Politique agricole, politique "d'exception", mais de quelle exception, du commerce, de l'alimentation, de l'écologie, de la population rurale, de la cohésion sociale implosée par la démographie....? ? ?
Ecrit le 4 octobre 2018 par : jm bouquery 3647

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