Les politiques publiques ont un rôle majeur à jouer pour atteindre les Objectifs de développement durable fixés par l’Organisation des Nations unies en matière de sécurité alimentaire et nutritionnelle. Mais l’enjeu ne se limite pas au soutien à l’agriculture : les aides à la consommation de produits alimentaires peuvent contribuer à lutter efficacement contre la faim et la malnutrition. Avec cependant un obstacle de taille : leur coût budgétaire.
Selon l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), les subventions à l’alimentation dans les principaux pays à revenu élevé ou intermédiaire ont atteint en moyenne 78 milliards de dollars par an sur la période 2018-20[1]. Cela équivaut à moins d’un cinquième du soutien aux producteurs agricoles[2], mais la comparaison est trompeuse car les données n’incluent pas les aides à l’alimentation[3], de grande ampleur, versées dans certains pays, en particulier l’Egypte et l’Iran. Dans les pays étudiés par l’OCDE, les subventions alimentaires représentent 22 % de l’ensemble des subventions à l’agriculture et l’alimentation, soit nettement plus que les 9 % estimés en moyenne pour les pays d’Afrique subsaharienne, majoritairement à faible revenu, suivis par le programme MAFAP de la FAO[4].
Trois quarts des aides alimentaires répertoriées par l’OCDE se concentrent aux Etats-Unis (43,4 milliards de dollars) et en Inde (30,4 milliards), loin devant l’Union européenne (3,5 milliards) et le Brésil (1 milliard). Aux Etats-Unis, la valeur de ces aides dépasse celle des subventions à l’agriculture. Leur poids est également très important en Inde et au Brésil (tableau).
Importance des subventions versées aux consommateurs de produits alimentaires dans quelques pays, moyenne 2018-2020
1/ Pays suivis par l’OCDE 2/ La consommation alimentaire est exprimée en équivalent valeur à la ferme.
Source : FARM d’après OCDE
Le fonctionnement des programmes d’aide alimentaire varie selon les pays. Aux Etats-Unis, ils consistent essentiellement en transferts monétaires, directs ou indirects, en faveur de certaines catégories sociales (personnes à bas revenus, femmes enceintes, écoliers…). En Inde, le Public Distribution System (PDS) prend la forme de dons en nature, prélevés sur les stocks de grains achetés aux agriculteurs par le gouvernement central. Dans les deux cas, les programmes touchent un très grand nombre de personnes, adultes comme enfants.
Un contexte propice à une hausse des aides
Le deuxième Objectif de développement durable (ODD), sur les 17 fixés par l’ONU pour 2030, vise principalement à éliminer la faim et mettre fin à toutes les formes de malnutrition[5]. Il est clair qu’il ne sera pas atteint. Sous l’effet à la fois des phénomènes climatiques extrêmes, des conflits armés et, plus récemment, de la pandémie de Covid-19, la proportion de personnes sous-alimentées est passée d’environ 8 % en 2014 à près de 10 % en 2020 ; près d’un tiers de la population mondiale n’a pas accès à une nourriture adéquate. Encore ces chiffres masquent-ils d’énormes disparités régionales[6]. Parallèlement, sur tous les continents, l’obésité suit une courbe ascendante.
Les synthèses scientifiques rédigées pour le Sommet sur les systèmes alimentaires récemment organisé par les Nations unies sont édifiantes[7]. Plus de 1,5 milliard de personnes (57 % de la population en Afrique subsaharienne, 38 % en Asie du Sud) n’ont pas les moyens de se payer un repas « sain et nutritif », tel que défini dans une étude de référence[8]. Le prix de ce dernier est généralement plus élevé que celui d’un repas conventionnel, car il intègre davantage d’ingrédients plus onéreux, comme les fruits et légumes ou le poisson[9]. Or ce prix devrait encore augmenter à moyen terme, en raison de plusieurs facteurs :
- la baisse des rendements des cultures due au changement climatique ;
- le renchérissement des coûts de production subi par les agriculteurs et les transformateurs de produits agricoles, à cause notamment de l’adoption de pratiques plus durables mais susceptibles de réduire la productivité;
- le consensus qui émerge, parmi les experts, en faveur d’une internalisation des coûts « cachés », sanitaires et environnementaux, de l’alimentation, qui devrait logiquement se traduire par un prix plus élevé de la nourriture.
Tout cela dans un contexte global marqué par l’effet dépressif qu’aura sur la consommation des ménages, au moins à court terme, la transition vers une économie plus verte, exigeant une forte hausse des investissements dans de nouvelles technologies[10].
Tous les pays sont concernés et, au sein de chacun d’entre eux, les personnes les plus pauvres sont à l’évidence les plus vulnérables. Le versement d’aides alimentaires, ciblées sur les plus démunis, apparaît dès lors comme un instrument potentiel d’amélioration de la santé publique, dans une optique de justice sociale. Ainsi le gouvernement français réfléchit-il au lancement d’un « chèque alimentaire », proposé par la Convention citoyenne pour le climat, qui permettrait tout à la fois d’acquérir des denrées de première nécessité et de renforcer le revenu des agriculteurs offrant des produits considérés comme plus sains et/ou plus durables sur le plan environnemental.
Un coût potentiellement élevé
Si tout le monde ou presque s’accorde sur le diagnostic, les avis divergent quant à la place que les subventions alimentaires pourraient jouer dans la batterie de mesures envisagées pour favoriser l’adoption de régimes plus sains. Pour atteindre cet objectif, en effet, il faut à la fois réduire le coût des aliments nutritifs et faciliter l’accès des ménages à ces produits. Cela implique d’agir tout au long des filières alimentaires pour inciter les entreprises à être plus efficaces, à tous les échelons (production, stockage, transformation, emballage, distribution et commercialisation des denrées), mais aussi de mettre en œuvre des politiques visant à diminuer les inégalités de revenu, à lier protection sociale et nutrition et à promouvoir de nouvelles habitudes de consommation. Le coût de toutes ces mesures pourrait s’avérer exorbitant pour les finances publiques, en particulier dans les pays disposant de ressources budgétaires limitées.
Les deux pays étudiés par l’OCDE qui ont les programmes d’aides alimentaires les plus étendus montrent bien l’ampleur du problème. En Inde, le gouvernement cherche à réduire la lourde facture du PDS, malgré les contestations des bénéficiaires. Aux Etats-Unis, les dépenses au titre des programmes de nutrition ont explosé avec la Covid-19 (+ 32 % en 2020). De fait, à cause de leur ciblage sur les populations les plus exposées à la faim et la malnutrition, les subventions alimentaires tendent à augmenter en cas d’aléa économique, climatique ou sanitaire affectant les personnes concernées.
L’impact sur les politiques agricoles
Une politique publique cohérente, vouée à atteindre les ODD, doit influer à la fois sur l’offre et la demande de produits alimentaires. Il est donc difficile d’imaginer que les aides alimentaires puissent être substantiellement accrues sans que soit mise en œuvre, de manière concomitante, une réorientation des soutiens à l’agriculture visant à accroître la production de certains aliments : fruits et légumes riches en vitamines, denrées d’origine végétale et animale à fort contenu en protéines (légumineuses, volaille, poisson, produits laitiers...), etc. La définition d’un régime « sain et nutritif », et la liste des produits dont il s’agit de promouvoir la production et la consommation, varient bien sûr selon le profil nutritionnel et les habitudes alimentaires locaux.
Une autre conséquence pour les politiques agricoles tient à l’image positive des agriculteurs que les aides alimentaires peuvent créer dans l’opinion, notamment lorsqu’elles permettent aux bénéficiaires de s’approvisionner dans des circuits courts. C’est le cas par exemple aux Etats-Unis, où une part significative des achats des plus démunis, dans le cadre du programme SNAP (Supplemental Nutrition Assistance Program, autrefois dénommé Food Stamp Program), s’opère sur des marchés fermiers.
Enfin, le soutien à l’agriculture est accusé de tant de maux – de manière souvent dogmatique et peu crédible[11] – qu’il serait intéressant d’explorer dans quelle mesure une hausse des subventions alimentaires pourrait se substituer à la diminution ou la réorientation des subventions aux producteurs. Les aides alimentaires tombent en effet, sous certaines conditions, dans la « boîte verte » de l’Accord sur l’agriculture à l’Organisation mondiale du commerce et sont exemptées, à ce titre, d’engagement de réduction. Mais une telle option, axée exclusivement sur le soutien à la consommation de produits alimentaires, ne saurait jouer qu’à la marge. Elle ne constitue pas une alternative sérieuse pour les nombreux pays à revenu faible ou intermédiaire qui n’ont pas la volonté politique ou les moyens financiers pour investir dans le secteur agricole à la hauteur des enjeux dont il est porteur. En matière de production comme de consommation durable, dans le désarroi qui entoure la marche chaotique vers les ODD, ces enjeux apparaissent aujourd’hui dans toute leur ampleur.
[1] OCDE (2021), Agricultural Policy Monitoring and Evaluation 2021: Addressing the Challenges Facing Food Systems, Éditions OCDE, Paris.
[2] L’Estimation du soutien aux producteurs agricoles (ESP), définie par l’OCDE, inclut : (i) les subventions versées aux agriculteurs via des transferts budgétaires, à l’exception des subventions à l’exportation ; (ii) les transferts aux agriculteurs résultant du soutien des prix agricoles, financés essentiellement par les consommateurs (et par les contribuables, dans le cas des subventions à l’exportation). L’ESP ne comprend pas les subventions à l’alimentation.
[3] Dans cet article, les expressions « subventions à l’alimentation », « subventions alimentaires », « aides alimentaires », « aides à l’alimentation » et « aides à la consommation de produits alimentaires » sont utilisées de manière interchangeable.
[4] Pernechele, V., Fontes, F., Baborska, R., Nkuingoua, J., Pan, X. & Tuyishime, C. (2021), Public expenditure on food and agriculture in sub-Saharan Africa: trends, challenges and priorities, Rome, FAO.
[5] « D’ici à 2030, éliminer la faim et faire en sorte que chacun, en particulier les pauvres et les personnes en situation vulnérable, y compris les nourrissons, ait accès tout au long de l’année à une alimentation saine, nutritive et suffisante » (cible 2.1) ; « D’ici à 2030, mettre fin à toutes les formes de malnutrition, y compris en réalisant d’ici à 2025 les objectifs arrêtés à l’échelle internationale relatifs aux retards de croissance et à l’émaciation parmi les enfants de moins de 5 ans, et répondre aux besoins nutritionnels des adolescentes, des femmes enceintes ou allaitantes et des personnes âgées » (cible 2.2).
[6] Selon la FAO, la prévalence de la sous-alimentation en 2020 avoisinait 24 % en Afrique subsaharienne et 16 % en Asie du Sud. Source : FAO, FIDA, OMS, PAM et UNICEF (2021), Résumé de L’Etat de la sécurité alimentaire et de la nutrition dans le monde 2021. Transformer les systèmes alimentaires pour que la sécurité alimentaire, une meilleure nutrition et une alimentation saine et abordable soient une réalité pour tous, Rome, FAO.
[7] United Nations Food Systems Summit 2021, Scientific Group Reports, www.sc-fss2021.org
[8] Hirvonen, K. et al. (2020), Affordability of the EAT–Lancet reference diet: a global analysis, The Lancet Global Health, 8(1), pp. e59–e66.
[9] Une alimentation plus durable augmente-t-elle le budget des consommateurs ? Point Climat No 67, I4CE, octobre 2021.
[10] Jean Pisani-Ferry, L’écologie a besoin d’une politique macroéconomique, Le Grand Continent, 1er septembre 2021.
[11] Jean-Christophe Debar, Réorienter le soutien à l’agriculture : un rapport qui laisse sur sa faim, Blog FARM, 6 octobre 2021, http://old.fondation-farm.org/zoe.php?s=blogfarm