Après la France, l’Europe pourrait passer à l’acte pour diffuser le « devoir de vigilance » à toutes les grandes entreprises européennes. A défaut, peut-être, d’une législation, l’Union envisage la mise en œuvre d’un code de bonne conduite destiné aux acteurs économiques, y compris agricoles, qu’elle conduirait à s’engager sur des bonnes pratiques en ligne avec la durabilité en général et l'atténuation du changement climatique en particulier[1]. Elle contribuerait ainsi à propager la norme que constitue une telle réglementation pour la responsabilisation des entreprises en matière sociale et environnementale. Paradoxe à souligner : les filières agricoles opérant en Afrique ont été peu concernées, jusqu’à présent, par la judiciarisation que permet la loi française.
Bien que « marqueur » du quinquennat Hollande (voir notre article précédent), la loi française sur le devoir de vigilance des grandes entreprises concernant le respect des droits humains et de l’environnement a suscité peu de recours, encore moins dans les filières agroalimentaires. Ce constat tient d’abord au fait que les pouvoirs publics, depuis la promulgation de cette loi en mars 2017, n’ont pas été en mesure de définir et de publier une liste exhaustive des entreprises concernées. Il semblerait que le ministère de l’Economie, des Finances et de la Relance ne soit, pour l’heure, pas en mesure de réaliser un tel inventaire[2].
Par ailleurs, le périmètre, très large, de cette réglementation constitue un frein tant pour les entreprises, dans l’identification de leurs risques, que pour les victimes éventuelles. En effet, il s’agit de pouvoir identifier les risques dus non seulement à l’activité propre de l’entreprise, mais aussi ceux auxquels elle peut être liée tout au long de la chaîne de valeur (donc chez ses sous-traitants étrangers) et qui sont particulièrement délicats à documenter dans des pays où l’informel est la norme, y compris dans certaines filières pourtant certifiées[3].
Dans un tel contexte, une entreprise peut être découragée d’investir – quand bien même cet investissement serait susceptible d’apporter un progrès relatif à la situation des populations locales – par crainte de poursuites judiciaires. La documentation des risques et impacts potentiels, qui nécessite de s’appuyer sur l’expertise de professionnels, accroît le coût de l’investissement. A cela s’ajoutent les risques non-financiers, tels que l’instabilité politique dans les pays concernés et la dégradation de l’image de l’entreprise en cas de problème.
La crise sanitaire due à la Covid-19 a entravé le travail des investisseurs européens en Afrique, ne serait-ce qu’en empêchant les déplacements sur place visant à documenter les risques des opérations projetées. Les conséquences de ces retards ou abandons de projets restent à évaluer. Il faudra également déterminer s’ils ont favorisé l’implantation d’autres investisseurs, en particulier chinois, traditionnellement moins exigeants en matière de durabilité.
La contractualisation, point sensible
CCFD-Terre Solidaire invite les investisseurs potentiels à redoubler d’attention, en suivant le guide « La vigilance au menu, les risques que l’agro-industrie doit identifier »[4]. Cinq risques spécifiques à l’agro-industrie sont mis en exergue dans ce document : i) l’accaparement des ressources, notamment terres et eaux ; ii) l’atteinte aux droits des paysannes et paysans ; iii) l’agriculture contractuelle ; iv) l’atteinte à l’environnement et à la santé, notamment du fait des pesticides ; enfin, v) le risque de criminalisation des défenseurs des droits. Pour le CCFD, ces cinq risques sont généralement « oubliés » dans les plans de vigilance établis par les entreprises agro-industrielles.
Le guide présente la contractualisation comme le « nouveau visage de l’accaparement des ressources » et en particulier des terres. Dans un contexte africain marqué essentiellement par une propriété collective du foncier, l’agriculture contractuelle pourrait conduire à un contrôle de fait, et parfois exclusif, du foncier et des populations qui en vivent. Le même document conclut que « cette analyse permet alors d’envisager l’agriculture contractuelle non pas comme une alternative inclusive à l’accaparement des terres, mais bien comme un nouveau mécanisme de contrôle des terres et des producteurs par les entreprises »[5].
Cette posture n’est pas à prendre à la légère, quand bien même elle peut sembler éloignée des pratiques des acteurs les plus vertueux, soucieux de s’inscrire dans des dispositifs de contractualisation équitable avec des producteurs locaux. La réussite de tels dispositifs dépend en effet de nombreux facteurs, visant à créer une confiance mutuelle entre toutes les parties prenantes[6]. Outre la mise en œuvre d’un plan de vigilance, les grandes entreprises soumises à cette réglementation devront mettre en place des schémas contractuels audacieux, pensés autour de l’inclusion et de l’autonomisation des populations concernées. A terme, les autres entreprises pourraient également être concernées, au moins moralement, tant est puissante la vocation normative de cette loi.
La déforestation dans le collimateur
Jusqu’à présent, lorsque des recours ont eu lieu, les condamnations sont restées rares et essentiellement concentrées sur les aspects commerciaux, sans toujours se prononcer sur le respect du devoir de vigilance à proprement parler[7]. Mais ce constat ne préjuge pas des évolutions ultérieures, compte tenu de l’attention accrue portée à la responsabilité sociétale et environnementale des entreprises.
Les premiers recours ont concerné des sociétés actives dans le secteur de l’énergie. En juin 2020, cependant, le groupe Casino a été mis en cause pour son implication présumée dans la déforestation en Amazonie[8]. Cette affaire, l’une des rares touchant l’univers agroalimentaire, porte sur un sujet crucial à l’heure de la lutte contre le changement climatique.
Longtemps, la déforestation a été considérée comme une problématique régionale, circonscrite essentiellement aux zones tropicales humides et aux filières identifiées comme « néfastes » par les opinions publiques, à commencer par l’huile de palme[9], l’hévéa et le cacao. Le recours contre les activités de Casino au Brésil, dont les conséquences en termes de réputation ne doivent pas être négligées, est symptomatique de l’élargissement des préoccupations des sociétés civiles des pays du Nord à des produits non-tropicaux, telles que l’alimentation animale et la viande. C’est donc une affaire à suivre de près, alors que l’Union européenne, et la France en particulier, ont mis en œuvre une stratégie de lutte contre la déforestation importée.
A ce jour, les filières agricoles africaines sont étonnamment absentes du paysage judiciaire lié à la loi sur le devoir de vigilance. Faut-il en conclure que les entreprises françaises, du reste très présentes, parfois depuis des décennies, dans ces filières sont plus vertueuses que leurs consœurs travaillant dans d’autres secteurs ou d’autres régions ?