Alors que les défis à relever pour atteindre les Objectifs de développement durable appellent un effort massif d’innovation, les Etats peinent à investir davantage dans l’agriculture et l’alimentation. Les budgets qui lui sont dédiés augmentent moins vite que la production agricole. La situation est particulièrement préoccupante dans les pays à faible revenu.
Mieux nourrir les populations, en quantité et en qualité ; réduire les émissions de gaz à effet de serre provenant des cultures et de l’élevage et adapter la production agricole au changement climatique ; enrayer l’érosion de la biodiversité en freinant l’usage des intrants chimiques et sans empiéter sur la forêt… Autant d’objectifs nécessaires mais très ambitieux, qui exigent que les Etats consacrent davantage de moyens à la recherche et à la diffusion de ses résultats auprès des agriculteurs. Ce n’est pourtant pas le cas aujourd’hui.
Moindre intensité du soutien public à la connaissance et l’innovation
Certes, selon l’OCDE, les dépenses publiques en faveur du « système de connaissances et d’innovation agricoles » - incluant la recherche, la formation et la vulgarisation agricoles - croissent régulièrement dans les principaux pays à revenu élevé et les pays à revenu intermédiaire (ou émergents). Mais leur intensité, c’est-à-dire leur montant exprimé en pourcentage de la valeur de la production agricole, diminue. D’après nos calculs, elle était en moyenne de 0,73 % sur la période 2017-19, contre 0,92 % en 2000-02. Cette baisse relative concerne aussi bien les pays membres de l’OCDE, autrement dit essentiellement les pays riches (de 1,20 % à 1,14 % sur la période étudiée), que les pays émergents non-membres de l’OCDE, dont le Brésil, la Chine, l’Inde et la Russie (de 0,57 % à 0,54 %)[1].
Ce constat est inquiétant. Il l’est plus encore si l’on considère les pays à faible revenu, qui regroupent 9 % de la population de la planète mais représentent moins de 3 % des dépenses mondiales de recherche-développement (R&D) dans l’agriculture et l’alimentation (tableau 1).
Tableau 1. Répartition et intensité des dépenses publiques de recherche-développement dans l’agriculture et l’alimentation en 2011
Ces pays cumulent en effet plusieurs points faibles :
- selon les dernières données disponibles[2], l’intensité des dépenses de R&D agricole dans les pays pauvres, exprimée en pourcentage du produit intérieur brut (PIB) agricole, est très basse : elle est tombée de 0,50 % en 1980 à 0,38 % en 2011, contre 0,44 % dans les pays émergents et 3,40 % dans les pays riches. En d’autres termes, en 2011, l’effort public de R&D agricole, dans les pays à faible revenu, était proportionnellement neuf fois inférieur à celui observé dans les pays à haut revenu. En outre, cet écart s’est creusé : en 1980, il était « seulement » de 1 à 3 ;
- la volatilité des dépenses publiques de R&D agricole est beaucoup plus élevée dans les pays à faible revenu[3]. Il n’est pas rare en effet qu’au sein d’un même pays, le montant de ces dépenses varie sensiblement d’une année à l’autre. Cette instabilité est bien sûr néfaste à la continuité et la productivité de la recherche.
La situation de l’Afrique subsaharienne est édifiante. Dans cette région, en 2011, les dépenses publiques de R&D agricole équivalaient en moyenne à 0,40 % de la valeur du PIB agricole, contre 0,67 % en 1980. Leur intensité a encore diminué à 0,39 % en 2016, niveau très inférieur à l’objectif de 1 % fixé par l’Union africaine pour utiliser plus efficacement les ressources dédiées à l’agriculture et qui permettrait de produire plus tout en limitant l’expansion des surfaces cultivées[4].
Part croissante de la recherche privée
Cependant, ces chiffres ne disent pas tout. Les dépenses privées de recherche-développement agricole croissent en effet beaucoup plus vite que les dépenses publiques. En 2011, elles représentaient, au niveau mondial, 45 % des dépenses totales de R&D agricole, contre 35 % en 1980. Comme le secteur privé investit principalement dans les pays à haut revenu (et, à un moindre degré, dans les pays émergents), le déficit relatif de recherche agricole dans les pays à faible revenu s’en trouve amplifié d’autant. En 2011, l’intensité des dépenses totales (publiques et privées) de R&D agricole dans ces pays était près de 18 fois inférieure à celle des pays à haut revenu (tableau 2). En Afrique subsaharienne, l’écart était en moyenne de 1 à 14.
Tableau 2. Répartition et intensité des dépenses totales (publiques et privées) de recherche-développement dans l’agriculture et l’alimentation en 2011
Or la recherche privée est complémentaire de celle de la recherche publique, mais elle ne vise que les innovations susceptibles de rapporter un profit et délaisse certaines applications qui présentent pourtant un intérêt collectif. « Nous ne devons pas croire naïvement que toute innovation rentable répond de manière inévitablement favorable à toutes les questions pertinentes pour la société, ni que toute innovation socialement désirable offre aux investissements privés un taux de retour avantageux », avertit un panel d’experts de l’université Cornell[5].
Alors que de multiples études montrent que les taux de retour de la R&D publique agricole sont très élevés[6], signe d’un sous-investissement patent, il est alarmant d’observer que la recherche publique recule, en termes relatifs, par rapport à la recherche privée, y compris dans les pays à haut revenu[7]. Et que les gouvernements des pays pauvres n’en font pas une priorité, faute de ressources financières ou de volonté politique, bien que la majeure partie de leur population active travaille dans l’agriculture. Vu le temps de latence, 10-15 ans minimum, entre l’investissement dans la recherche et ses retombées concrètes, les choix d’aujourd’hui préparent des lendemains qui déchantent.
[1] OCDE,
Agricultural Policy Monitoring and Evaluation 2020.
[2] Pardey P. et al., 2016. Shifting Ground: Food and Agricultural R&D Spending Worldwide, 1960-2011. InSTePP Center at the University of Minnesota. Faute d’information suffisante, cette publication n’inclut pas les dépenses de recherche agricole effectuées dans les pays d’ex-URSS et les pays d’Europe de l’Est. Selon une autre source, celles-ci ne représentent toutefois qu’une faible part (3,6 % en 2011) des dépenses publiques mondiales de R&D agricole (Fuglie, K. et al., 2020. Harvesting Prosperity: Technology and Productivity Growth in Agriculture. World Bank).
[3] Stuti R., 2020. Global volatility of public R&D expenditure. Advances in Food Security and Sustainability.
[4] Une accélération des dépenses de R&D agricole en Afrique subsaharienne, de 0,39 % à 1 % du PIB agricole, permettrait d’augmenter de plus de 60 % la productivité totale des facteurs en agriculture d’ici à 2050. Source : IFPRI, Global Food Policy Report 2020.
[5] Barrett C. et al., 2020. Socio-technical Innovation Bundles for Agri-food Systems Transformation, Report of the International Expert Panel on Innovations to Build Sustainable, Equitable, Inclusive Food Value Chains. Cornell Atkinson Center for Sustainability/Nature Sustainability.
[6] Le ratio coût-bénéfice de la recherche publique en agriculture dans les pays à revenu intermédiaire ou faible est de l’ordre de 1 à 10, dû principalement aux effets des gains de productivité agricole sur la diminution du coût de l’alimentation et la réduction de la pauvreté. Source : Alston, J. M. et al., 2020. The Payoff to Investing in CGIAR Research. SoAR Foundation.
[7] La part du secteur privé dans les dépenses totales de R&D agricole dans les pays à haut revenu est passée de 42 % en 1980 à 52 % en 2011. Source : Pardey P. et al., 2016. Shifting Ground: Food and Agricultural R&D Spending Worldwide, 1960-2011. InSTePP Center at the University of Minnesota.