L’élection présidentielle américaine du 3 novembre est porteuse d’énormes enjeux pour le système multilatéral. D’abord pour l’Accord de Paris sur le climat : par une coïncidence du calendrier, au terme du processus engagé par Donald Trump en juin 2017, les Etats-Unis sortiront de l’Accord le 4 novembre, sauf si Joe Biden, s’il est élu, tient sa promesse d’y revenir. Ensuite, pour la résolution des différends en cours à l’Organisation mondiale du commerce (OMC), à commencer par celui qui oppose Boeing et Airbus et menace de dégénérer en guerre commerciale. Enfin, pour le fonctionnement même de l’OMC, puisque Washington bloque la nomination de nouveaux juges à l’Organe d’appel, paralysant ainsi le processus de règlement des différends.
A vrai dire, l’Europe appelle de ses vœux une réforme de l’OMC qui irait bien au-delà du retour à son bon fonctionnement. Elle veut renouveler en profondeur le cadre commercial multilatéral, afin de pouvoir négocier avec la Chine, désormais reconnue comme « rival systémique », sur les subventions aux entreprises d’Etat, le vol de propriété intellectuelle et les transferts forcés de technologie, domaines aujourd’hui peu ou pas réglementés par l’organisation genevoise. Bruxelles veut discuter de ces sujets en cherchant le consensus avec l’ensemble des partenaires commerciaux, plutôt que jouer d’une diplomatie de la canonnière à l’issue incertaine.
En quoi l’agriculture est-elle concernée par la réforme de l’OMC ? Sur les 593 litiges portés devant cette organisation depuis 1995, 14 % impliquent l’Accord sur l’agriculture et concernent près de la moitié des Etats membres[1]. Certes, nul ne songe sérieusement, dans l’immédiat, à ressusciter le défunt cycle de négociations de Doha, qui visait notamment à approfondir la libéralisation des échanges et des politiques agricoles. Mais le monde a besoin d’un juge-arbitre efficace pour juguler les subventions et encadrer les pratiques des Etats aux traditionnelles aspirations souverainistes, renforcées par la pandémie de Covid-19. Aspirations parfois légitimes, mais qu’il vaut mieux inscrire dans une approche coopérative, pour ne pas laisser libre-cours à la loi du plus fort.
Les propositions de réforme de l’OMC présentées par la Commission européenne en 2018[2] ont également pour objectif de restreindre les conditions d’application du « traitement spécial et différencié » (TSD). Celui-ci permet aux pays en développement de bénéficier de disciplines moins rigoureuses voire d’exemptions complètes pour la réduction de certaines subventions et l’ouverture des marchés, y compris en matière agricole. Selon l’Europe et les Etats-Unis, alliés sur ce point, les pays émergents font un usage excessif du TSD, au-delà de ce que justifient leurs contraintes spécifiques. C’est une question sensible, qui impliquerait de mieux cerner la nature et l’intensité de ces contraintes afin de trouver un équilibre entre les exigences du développement et la réduction des distorsions de marché. Cette mise à plat du TSD ne pourra sans doute pas se faire sans concession de la part des pays à haut revenu, par exemple sur le régime de faveur accordé aux aides de la « boîte verte » de l’Accord sur l’agriculture, dans laquelle est classée la majeure partie des paiements directs européens.
Enfin, dans les années qui viennent, l’agriculture aura besoin d’une OMC forte et respectée pour clarifier et faire évoluer les règles commerciales ayant un impact sur la protection de la biodiversité et la lutte contre le changement climatique. En témoigne le refus du gouvernement français de ratifier le projet d’accord entre l’Union européenne et le Mercosur parce qu’il « n’a aucune disposition permettant de discipliner les pratiques des pays du Mercosur en matière de lutte contre la déforestation »[3]. Notons toutefois qu’il s’agit, dans ce cas, d’octroyer ou pas aux pays concernés (Argentine, Brésil, Paraguay, Uruguay) des concessions commerciales allant au-delà de celles consolidées à l’OMC, non de remettre en cause ces dernières (le soja brésilien entre déjà à droit nul en Europe). Autrement dit, c’est la stratégie européenne d’accords commerciaux bilatéraux qui est pointée du doigt, car elle reste encore trop timorée quant au chapitre du développement durable[4]. Mais on sent bien qu’une position beaucoup plus radicale se fait jour dans l’opinion, qui s’interroge sur la légitimité d’un commerce ouvert avec les pays accusés de pratiques condamnables en matière d’environnement. Position qui va jusqu’à contester les règles de base du commerce mondial, telles que codifiées dans l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT).
Dans ce contexte, il sera intéressant de suivre les débats que ne manquera pas de susciter le projet de la Commission européenne, encore à l’étude, d’imposer un « mécanisme d’ajustement du carbone aux frontières », c’est-à-dire une taxe ou un droit de douane sur les produits importés de pays aux politiques climatiques trop laxistes[5]. Pour éviter des représailles commerciales, la Commission veut élaborer un mécanisme « OMC-compatible », c’est-à-dire fondé sur les dispositions de l’article XX de l’Accord du GATT qui autorisent, sous certaines conditions, à restreindre l’accès au marché au nom d’objectifs environnementaux. La taxe carbone sera-t-elle applicable aux produits agricoles ? Faut-il « verdir » la politique commerciale[6] ? C’est ce que souhaitent les agriculteurs européens, certes non directement assujettis à des réductions d’émissions de gaz à effet de serre, mais qui subissent des normes sanitaires et environnementales de plus en plus lourdes et voient leur compétitivité s’éroder vis-à-vis de concurrents qui, parfois, ne respectent même pas leur propre législation environnementale[7]. Certains pays tiers voient cette évolution d’un très mauvais œil et dénoncent une dérive protectionniste ; lors du Forum économique mondial de Davos, en janvier 2020, la directrice générale du Fonds monétaire international, Kristalina Georgieva, a publiquement émis des réserves sur la mise en place d’un tel mécanisme.
Peut-être la solution passe-t-elle, au-delà du mécanisme d’ajustement carbone, par un accord à l’OMC clarifiant les droits et devoirs des Etats en matière d’intégration du commerce et du développement durable. Voie étroite, mais largement préférable à celle récemment proposée par le Rapporteur spécial des Nations unies sur le droit à l’alimentation[8], qui souhaite « mettre fin à l’Accord sur l’agriculture de l’OMC » au motif qu’il « n’a pas permis d’obtenir les résultats commerciaux voulus, et encore moins de parvenir à la sécurité alimentaire », alors que les échanges vont jouer un rôle accru dans la sécurité alimentaire mondiale en raison des effets négatifs du changement climatique sur la production agricole. Voilà en tout cas du pain sur la planche pour la prochaine directrice de l’OMC.
[1] Joseph W. Glauber et Xiarong Xing, « WTO Dispute Settlement Cases Involving the Agreement on Agriculture, 1995-2019 », IFPRI Discussion Paper 01917, April 2020.
[2] « WTO – EU’s proposals on WTO modernisation », Council of the European Union – General Secretariat, WK 8329/2018 INIT, 05 July 2018.
[3] L’Express, 18 septembre 2020.
[4] Tancrède Voituriez, « L’Europe maîtrise-t-elle ses accords de libre-échange agricole ? »,
Le Déméter 2020.
[5] La communication de la Commission européenne publiée le 27 mai 2020 dans le cadre de la présentation du plan de relance « Next Generation EU » comprend une proposition à venir d’ajustement du carbone aux frontières de l’Union d’ici 2021. Cette mesure est conçue comme
« une nouvelle ressource propre pour le budget de l’UE, qui aiderait à rembourser les fonds levés à l’avenir pour l’instrument ‘Next Generation EU’ ». Elle est également présentée comme un moyen de faire face au risque de fuite de carbone, en
« totale compatibilité avec les règles de l’OMC ».
[6] Pascal Lamy, Geneviève Pons et Pierre Leturcq, « Verdir la politique commerciale de l’UE. Une proposition d’ajustement carbone aux frontières de l’Union Européenne », Policy paper / Juin 2020, Institut Jacques Delors.
[7] Selon une étude publiée dans le magazine
Science le 17 juillet 2020, environ un cinquième des exportations brésiliennes de soja et de viande bovine vers l’Union européenne provient de terres ayant subi une déforestation illégale.
[8] « Le droit à l’alimentation dans le contexte du droit et de la politique du commerce international », Note du Secrétaire général, Assemblée générale des Nations unies, A/75/219, 22 juillet 2020.