« C’est un indicateur dont on se serait bien passé, mais dont le retour scande désormais tristement chacun de nos étés : le jour du dépassement – soit la date qui marque, chaque année, le jour où l’humanité a consommé toutes les ressources que notre planète est en mesure de produire en un an », notait l’Agence française de développement dans son bulletin d’actualités du 28 août. Fait inédit depuis 1970, cette journée devenue le symbole de la surexploitation des ressources issue des activités humaines tombe cette année le samedi 22 août, soit trois semaines plus tard qu’en 2019. (…) En 2020, il faudra tout de même l’équivalent de 1,6 planète pour assouvir les besoins de l’humanité ». La plupart des médias français ont repris de même, sans beaucoup de nuances, l’annonce de l’ONG américaine, le Global Footprint Network, qui est à l’origine de ce calcul.
Une telle présentation tranche avec les critiques émises par de nombreux chercheurs en développement durable
[1] et les jugements abrupts proférés par certains organes d’opinion, qui n’hésitent pas à qualifier le jour du dépassement de
« théorie mensongère »[2] et d’
« arnaque intellectuelle »[3]. Alors, que vaut cet indicateur ?
Le mode de calcul
Le jour du dépassement est déterminé en comparant l’« empreinte écologique » des activités humaines et la « bio-capacité » de la planète. L’empreinte écologique représente la quantité de ressources naturelles dont la population a besoin pour se nourrir, se loger, se déplacer et compenser les déchets qu’elle génère, y compris les gaz à effet de serre ; elle correspond en quelque sorte à la demande de nature. La bio-capacité est la capacité de la Terre à produire les ressources consommées par l’empreinte écologique ; elle équivaut à l’offre de nature. Tant la demande que l’offre de nature sont exprimées, sur la base de certains coefficients de conversion, en « hectares globaux », représentant la surface nécessaire pour, respectivement, consommer et produire les ressources concernées. Cette surface est calculée chaque année, pour chaque pays, par le Global Footprint Network (GFN), à partir de milliers de données compilées par les organisations internationales.
Il y a
« dépassement » lorsque l’empreinte écologique, en équivalent hectares globaux, excède la bio-capacité de la planète. Ainsi, en 2020, le GFN considère que le ratio entre ces deux variables est de 1,6, autrement dit, que la planète a consommé 1,6 Terre
[4]. Pour frapper encore davantage les esprits, ce chiffre est converti en
« dette écologique » annuelle : les humains consommeraient les ressources renouvelables de la Terre en un certain nombre de jours et vivraient « à crédit » le reste de l’année
[5]. Selon le GFN, la dette écologique n’aurait cessé de se creuser en un demi-siècle : le jour du dépassement est passé du 20 décembre en 1971 au 31 juillet en 2019. Le renversement de tendance enregistré en 2020 – la date fatidique survenant le 22 août - serait provisoire, car dû à la réduction de l’activité économique et aux mesures de confinement mises en place à travers le monde en réponse à la pandémie de Covid-19.
Les critiques
Cette méthode de calcul est discutable, pour plusieurs raisons. La principale tient au fait que l’empreinte écologique des émissions de CO2 est exprimée en surface de forêts théoriquement nécessaire pour absorber ces émissions (compte tenu du carbone séquestré par les océans). Ce faisant, cet indicateur, qui se veut purement comptable
[6], glisse vers le normatif : on peut en effet procéder de beaucoup d’autres façons, moins consommatrices d’espace que les forêts, pour réduire l’empreinte carbone liée à l’utilisation d’énergie fossile ; en particulier, développer l’énergie nucléaire ou les énergies renouvelables. Comme le suggère, sous forme de semi-boutade, le chercheur Bjorn Lomborg
[7] : pourquoi, par exemple, ne pas traduire les émissions de CO2 en surface équivalente de panneaux solaires ?
Cette critique est d’autant plus légitime que les émissions de CO2 représentent aujourd’hui, en hectares globaux, près de 60 % de l’empreinte écologique mondiale, contre 44 % en 1961. De plus, les autres catégories d’utilisation de l’espace étudiées par le GFN – cultures, prairies, produits du bois, zones de pêches, espaces bâtis – ont, à l’échelle globale, une empreinte écologique inférieure ou égale à leur bio-capacité
(graphique). Dès lors, la méthode choisie pour évaluer l’empreinte carbone est cruciale et détermine très largement, à elle seule, le dépassement des capacités biologiques de la planète et la date à laquelle il est censé se produire
[8]. Selon plusieurs experts, il vaudrait mieux renoncer à un indicateur unique et distinguer clairement les problèmes liés à la consommation des ressources naturelles de ceux causés par l’utilisation d’énergie fossile.
Ecart entre la bio-capacité de la planète et l’empreinte écologique de l’humanité, par catégorie d’utilisation de l’espace, en 2019
1/ Déficit de surfaces forestières pour la production de bois et l’absorption des émissions de CO2
Source : FARM d’après les données du Global Footprint Network. Les calculs pour l’année 2019 reposent sur des statistiques relatives à 2016
Autre point troublant : paradoxalement, et contrairement à ce que l’on pourrait supposer, les calculs du GFN ne prennent pas en compte d’autres phénomènes qui sont des symptômes majeurs de la crise écologique – mais qu’il est difficile d’exprimer en équivalents hectares -, comme l’érosion des terres cultivées, la raréfaction des ressources en eau, l’épuisement des stocks de poissons, la diminution de la biodiversité ou encore la pollution des eaux, de l’air et des sols. Ainsi, alors qu’ils tendent à surestimer l’empreinte écologique en traduisant les émissions de gaz carbonique en équivalent de surfaces forestières, ces calculs sous-estiment la dégradation des ressources naturelles et des agro-systèmes, ce que reconnaît d’ailleurs le GFN
[9].
Un argument pour une agriculture productive
Le jour du dépassement fait l’objet de bien d’autres critiques. Son utilité même pour les politiques publiques est contestée, à cause de ses limites méthodologiques. Il a néanmoins une valeur symbolique et peut contribuer à alerter l’opinion sur l’ampleur des défis environnementaux, et sur leur évolution dans le temps et l’espace
[10], à condition d’être assorti d’un « mode d’emploi » détaillé. Les agriculteurs, souvent accusés de productivisme, peuvent se rassurer : ce concept plaide directement pour une augmentation des rendements agricoles, dans la mesure où celle-ci permet à l’humanité de se nourrir sans empiéter sur les milieux naturels
[11]. Mais, on le sait bien, il faut aussi produire mieux, pour réduire la pression sur l’environnement : l’agriculture peut ainsi contribuer à la diminution des émissions de gaz à effet de serre, par exemple en favorisant le stockage de carbone dans les sols
[12]. Même si le jour du dépassement a une certaine fonction pédagogique, il n’est pas interdit de réfléchir à de meilleurs indicateurs agro-écologiques.
[1] Voir notamment : Jeroen van den Bergh et Fabio Grazi, « On the Policy Relevance of Ecological Footprints »,
Environ. Sci. Technol. 2010, 44, 4843-4844 ; Linus Blomqvist
et al., « Does the Shoe Fit? Real versus Imagined Ecological Footprints »,
PLOS Biology, November 2013 ; Jeroen van den Bergh et Fabio Grazi, « Reply to the first systematic response by the Global Footprint Network to criticism: A real debate finally ? »,
Ecological Indicators 58 (2015) 458-463 ; Lu Zhang
et al., « Validity and utility of ecological footprint accounting: A state-of-the-art review »,
Sustainable Cities and Society 32 (2017) 411-416 ; Robert B. Richardson, « Resource depletion is a serious problem, but ‘footprint’ estimates don’t tell us much about it »,
The Conversation, 24 juillet 2019.
[2] Contrepoints, 31 juillet 2019.
[3] Agriculture et Environnement, mai 2018.
[4] En 2019, l’empreinte écologique mondiale était de 2,7 hectares et la bio-capacité de la Terre s’élevait à 1,6 hectare. L’empreinte écologique équivalait donc à 2,7/1,6 = 1,7 Terre. On notera que les résultats 2019 sont calculés sur la base des données disponibles pour 2016.
[5] En 2020, la planète aurait « consommé » environ 1,6 Terre en 365 jours soit, selon des données plus précises (non arrondies), 1 Terre en 235 jours. Le jour du dépassement serait donc le 235
ème jour de l’année, soit le 22 août.
[6] Selon une étude réalisée par Mathis Wackernagel, président du Global Footprint Network, et d’autres chercheurs,
« l’empreinte écologique est la somme de toutes les activités humaines qui nécessitent une surface bio-productive, (…) [elle] ne ‘dicte’ pas comment les sociétés doivent se développer. Définir l’empreinte écologique comme un cadre comptable plutôt que comme un indicateur normatif de progrès permet d’appliquer ce système de mesure à beaucoup de contextes, ce qui est un élément clé des cadres d’évaluation de la durabilité » (David Lin
et al., « Ecological Footprint Accounting for Countries: Updates and Results of the National Footprint Accounts, 2012-2018 »,
Resources 2018, 7, 58).
[7] Cité par
Agriculture et Environnement le 24 août 2020.
[8] Un autre problème lié au fait d’exprimer les émissions de gaz carbonique en surface de forêt théoriquement nécessaire pour les absorber tient dans le choix des coefficients d’absorption de CO2. Depuis 2016, le GFN utilise trois coefficients distincts, censés refléter la capacité d’absorption de carbone de trois types de couverts forestiers : les forêts primaires, les forêts secondaires et les plantations. L’adoption de ces coefficients a entraîné, entre 2012 et 2018, une révision à la hausse de 21 % de l’empreinte carbone de la planète estimée pour 2008 (David Lin
et al., op.cit.).
[9] « L’empreinte écologique n’évalue pas le niveau de dégradation, ni les implications à long terme de l’utilisation des ressources pour la productivité des écosystèmes. Elle ne constitue pas une évaluation complète de la durabilité et est plus utile quand elle est complétée par d’autres mesures pertinentes » (David Lin
et al., op.cit.).
[10] Selon le GFN, toutes les régions du monde seraient en
« déficit écologique » (c’est-à-dire auraient une empreinte écologique, mesurée en hectares globaux, supérieure à leur bio-capacité), à l’exception de l’Amérique du Sud et de la zone Europe hors Union européenne (incluant notamment la Norvège, la Suisse, la Russie et l’Ukraine), qui sont dotées d’un large couvert forestier. Exprimé en hectares par personne, le déficit écologique en 2019 serait le plus faible en Afrique (- 0,2 ha) et le plus élevé en Amérique du Nord (- 2,8 ha), juste devant l’Union européenne (- 2,5 ha). A partir des statistiques fournies par le GFN, on peut estimer que les pays émergents (« à revenu intermédiaire », selon la classification de la Banque mondiale) sont responsables de 55 % du déficit écologique de la planète, devant les pays à haut revenu (45 %). Les pays à faible revenu ont un déficit écologique globalement nul.
[11] Les cultures représentent, à l’échelle mondiale, 19 % de l’empreinte écologique totale, contre environ 4 % pour les prairies.
[12] Comme débattu lors de la présentation de l’initiative américaine Terraton au dernier colloque annuel de FARM, le 12 décembre 2019 à l’OCDE (voir le diaporama sur old.fondation-farm.org).