La crise est loin d’être terminée et pourtant le « monde de demain », celui de l’après-coronavirus, est déjà dans les esprits. L’avenir du système alimentaire y occupe une place de choix. Deux camps s’affrontent. D’un côté, le courant de pensée « classique », qu’illustre par exemple le dernier rapport de la Banque mondiale sur l’impact du Covid-19 en Afrique[1], préconise un éventail de mesures pour renforcer la résilience des filières agricoles, sans toutefois remettre en cause leur logique profonde : spécialisation, concentration, mondialisation. D’un autre côté, un camp « alternatif », dont Ipes Food est l’un des chefs de file, prône dans tous les pays un changement radical du complexe alimentaire « industriel », fondé sur l’agroécologie, les petits producteurs et les circuits courts[2].
Nous voudrions ici contribuer au débat en partant du constat que la crise sanitaire actuelle révèle d’indéniables faiblesses dans certaines conceptions du développement agricole, sans que celles-ci soient pour autant des impasses.
Un article précédent du blog de FARM alertait sur les risques d’un repli de l’agriculture européenne, lié à une décroissance de la production certes pavée de bonnes intentions mais qui nuirait en réalité tant à la sécurité alimentaire mondiale qu’à la lutte contre le changement climatique[3]. La présente contribution pointe les limites d’une autre idée, selon laquelle l’intensification de l’agriculture serait la clé de la réduction de la pauvreté dans les pays les moins avancés.
Que l’augmentation de la productivité agricole soit une condition nécessaire au développement, non seulement de l’agriculture mais plus globalement des économies, est attestée par l’Histoire (les contre-exemples sont rares). Les pays qui ont cru pouvoir sauter cette étape l’ont payé cher ; et c’est probablement la source des maux de maints pays d’Afrique[4]. Mais qu’une hausse des rendements soit une condition suffisante pour réduire sensiblement la pauvreté rurale et réduire les inégalités sociales, c’est une autre histoire. Comme d’habitude, la réalité est plus complexe.
Au point de départ, un fait : en Afrique, comme en Asie, l’agriculture est majoritairement constituée de petites fermes. Les choses se compliquent quand on déroule l’argumentaire. « Le narratif courant sur les petits agriculteurs répète à l’envi qu’ils produisent 70 % de la nourriture consommée dans les pays à revenu faible ou intermédiaire. Mais est-ce bien vrai ? », interroge un récent rapport de l’initiative Foresight4Food[5]. En réalité, 72 % des exploitations agricoles dans le monde ont une surface moyenne inférieure à 1 hectare. Si on considère les fermes de taille inférieure à 2 hectares, elles représentent au total 84 % du nombre total d’exploitations (c’est à peu près le même pourcentage en Inde et en Afrique subsaharienne), couvrent 12 % de la superficie agricole et ne réalisent que 20 % de la production (tableau).
Dans ces conditions, si l’on considère les pays d’Afrique subsaharienne, accroître les rendements de ces petites exploitations n’augmentera guère la production agricole totale. Une partie du surplus sera sans doute absorbé par les ménages qui vivent sur ces fermes, pour leur propre consommation. En outre, compte tenu de la taille de ces ménages, généralement de l’ordre de 5 à 6 personnes, les gains résultant d’une intensification de la production n’auront que peu d’incidence sur le revenu moyen par personne. Dans la plupart des cas, ils seront beaucoup trop faibles pour sortir les membres de la famille de la pauvreté. C’est ce que montrent sans ambiguïté les travaux menés à l’ICRAF (Centre international de recherche en agroforesterie)[7].
Cela ne veut pas dire qu’augmenter la productivité de la terre soit sans intérêt pour ces ménages. Bien au contraire : ils en tireront un supplément de revenu et auront plus à manger ; peut-être pourront-ils ainsi échapper à la faim, se nourrir mieux et scolariser plus facilement leurs enfants. Mais on est là dans une stratégie de survie, pas de développement en tant que tel, si l’on entend par ce terme l’enclenchement, à l’échelle du pays, d’une double dynamique d’amélioration de la sécurité alimentaire, impliquant de produire davantage pour nourrir les villes en expansion, et de croissance significative et durable des revenus, permettant de consommer plus et d’investir.
En définitive, seuls les petits producteurs capables d’accroître la surface de leur ferme ou de se lancer dans des productions à plus forte valeur ajoutée tireront réellement parti d’une augmentation des rendements – ce qui aura sans doute pour effet de creuser les inégalités avec les autres agriculteurs. Le problème est de savoir quelles politiques peuvent être mises en œuvre pour toucher ces « autres », qui ne sont pas directement concernés par cette approche et constituent la grande majorité des ménages agricoles. Les différentes options possibles s’articulent soit autour du versement d’aides directes, comme le fait le gouvernement indien, soit autour de la diversification des revenus des petits producteurs.
Mais cette diversification suppose de trouver un emploi hors de l’exploitation, qu’il s’agisse de consolider une pluriactivité déjà existante, conjuguant revenus agricoles et non-agricoles, ou d’abandonner complètement l’agriculture pour un travail plus rémunérateur (avec probablement un mix de ces approches selon les membres du ménage). Dès lors, créer des synergies entre villes et campagnes, dans le cadre de politiques de développement rural intégrées, devient prioritaire[8]. Notons que cette stratégie ne s’oppose pas à l’intensification de la production agricole, elle lui est complémentaire. C’est pourquoi l’intensification agricole n’est pas une impasse, comme certains le clament en la qualifiant de « productiviste », mais un simple ingrédient d’une politique de développement qui doit jouer sur de multiples leviers.
Le bouleversement des filières agricoles dû à la pandémie de Covid-19 fait basculer dans la misère et la faim des millions de personnes. Il pousse à réfléchir aux limites de nos politiques et aux révisions qui s’imposent.
[1] Africa’s Pulse, No 21, Spring 2020 : “An analysis of Issues Shaping Africa’s Economic Future”.
[2] “COVID-19 and the crisis in food systems: Symptoms, causes and potential solutions”, communiqué by IPES-Food, April 2020.
[3] Jean-Christophe Debar, “Covid-19, la sécurité alimentaire mondiale et la PAC”, 6 avril 2020, http://old.fondation-farm.org/zoe.php?s=blogfarm
[4] Jean-Christophe Debar et Abdoul Fattath Tapsoba, « Les agricultures africaines au défi de la transformation structurelle », in ARCADIA 2019. L’Afrique et les marchés mondiaux de matières premières, Cyclope – Policy Center for the New South.
[5] Woodhill J., Hasnain, S. et Griffith, A. 2020. “Farmers and food systems: What future for small-scale agriculture?”, Environmental Change Institute, University of Oxford.
[6] Lowder, S.K., Skoet, J. et Raney, T. 2016. « The number, size, and distribution of farms, smallholder farms, and family farms worldwide ». World Development, 87: 16-29. Ricciardi, V., Ramankutty, N., Mehrabi, Z., Jarvis, L. et Chookolingo, B. 2018. “How much of the world’s food do smallholders produce? Global Food Security, 17: 64-72. Herrero, M., Thornton, P.K., Power, B., Bogard, J.R., Remans, R., Fritz et al. 2017. “Farming and the geography of nutrient production for human use: a transdisciplinary analysis”. The Lancert Planetary Health, 1(1): e33-e42.
[7] Voir par exemple A. Gassner et al., 2019. « Poverty eradication and food security through agriculture in Africa: Rethinking objectives and entry points”, Outlook on Agriculture, Vol. 48(4) 309-315.
[8] Bruno Losch, 2016. « Structural transformation to boost youth labour demand in sub-Saharan Africa: The role of agriculture, rural areas and territorial development”, Employment working paper No 204, International Labour Office.