En Europe, les débats relatifs à la préservation de l’environnement se traduisent souvent par de vives critiques contre l’huile de palme, vue, entre autres aspects, comme principal vecteur de la déforestation des zones tropicales : à telle enseigne que la mention « sans huile de palme » est devenue pour le consommateur un gage de confiance, voire un « geste citoyen » lors d’un acte d’achat. Au niveau des pouvoirs publics, en particulier en France, la volonté affichée de lutter contre la déforestation importée cible notamment les exportations d’huile de palme.
Mais ces critiques s’appliquent aux pays d’Asie du Sud-est, qui exportent effectivement vers l’Europe de grandes quantités de ce produit, dont près des deux tiers servent à des usages énergétiques[1]. Elles ne coïncident pas avec la réalité africaine. Au sud du Sahara, une douzaine de pays réalisent 4 % de la production mondiale d’huile de palme (contre 84 % pour l’Indonésie et la Malaisie), essentiellement pour subvenir à leurs propres besoins alimentaires. La disparition des forêts y est aussi un problème majeur, mais elle ne doit pas être appréhendée sous l’angle de la déforestation importée. Une autre analyse s’impose, que nous développons dans une note récemment publiée par la fondation FARM[2].
Le cas de la Côte d’Ivoire, deuxième pays producteur africain d’huile de palme derrière le Nigeria, est particulièrement éclairant.
La filière palme ivoirienne est cruciale pour l’économie du pays et en particulier pour ses zones rurales. Rappelons-en l’importance en quelques chiffres : sa chaîne de valeur fait vivre, directement et indirectement, quelque deux millions de personnes. A commencer par les 41 000 planteurs villageois qui exploitent les deux tiers des 250 000 hectares plantés en palmiers, en complémentarité avec les plantations agro-industrielles. Mais aussi les milliers de personnes employées dans les dizaines de coopératives et d’usines de transformation qui produisent chaque année environ 500 000 tonnes d’huiles brutes, dont près de la moitié est exportée vers les pays de la sous-région. Sans oublier les autres actifs, travaillant dans les industries et les services situés en amont et en aval de la production, qu’il s’agisse de transport, de commerce ou d’autres métiers. La filière a également un impact social majeur à l’échelle des territoires, car certains agro-industriels financent des services de base pour les planteurs et leur famille, comme des écoles ou des maisons de santé, palliant ainsi les carences de l’Etat.
La filière palme ivoirienne est bien structurée, grâce à une interprofession reconnue par l’Etat qui rassemble la majorité des acteurs, planteurs villageois comme industriels de première et seconde transformation. Notons au passage qu’un tel dispositif institutionnel est rare en Afrique de l’Ouest, surtout pour une production qui est une denrée de base des ménages et qui n’est quasiment pas exportée hors de la sous-région. L’interprofession est chargée de la gestion opérationnelle de la filière, y compris la fixation mensuelle des prix des régimes et de l'huile de palme, complétée – là encore, cela mérite d’être signalé – par un mécanisme de lissage des prix entre producteurs et transformateurs, activé en cas de crise. Dans le cadre défini par l’interprofession, ce sont les acteurs de la filière qui financent les éléments essentiels à son fonctionnement et à son développement, depuis l’aménagement des pistes jusqu’à la mise en œuvre d’une démarche de certification environnementale, axée sur la lutte contre la déforestation.
En dépit de nombreux engagements, la déforestation perdure en Côte d’Ivoire où le sujet est devenu politiquement très sensible. Depuis 1986, en effet, plus de la moitié de la couverture boisée du pays a disparu. L’expansion des surfaces de palmiers à huile en est en partie responsable, loin derrière, il est vrai, le cacao ou l’hévéa, destinés à l’exportation. Ce sont principalement les planteurs villageois, exploitant chacun quelques hectares, qui sont à l’origine de cette dynamique contre laquelle, depuis plusieurs années, sont engagés tant les professionnels que le gouvernement.
Pour la filière palmier à huile, l’enjeu des prochaines décennies se résume à l’équation suivante : produire plus pour alimenter une demande en forte hausse[3], tant en Côte d’Ivoire que dans les pays voisins, sans amplifier la déforestation – voire même en contribuant à la reforestation -, tout en restant compétitif par rapport aux huiles importées d’Asie.
Ce qui en découle, c’est d’abord la nécessité d’augmenter massivement les rendements des petits producteurs, qui restent trois à cinq fois inférieurs à ceux des agro-industriels. L’augmentation de la demande représente une formidable opportunité pour ces acteurs, à condition qu’ils aient accès aux meilleur matériel végétal, aux engrais, qu’ils maîtrisent les itinéraires techniques et qu’ils soient sensibilisés et formés à la préservation de la forêt.
Plus largement, l’enjeu est la capacité de la filière à relever de manière collective l’ensemble des défis qui lui sont posés. Cela suppose une mobilisation accrue de l’ensemble des acteurs, dans un cadre interprofessionnel suffisamment rassembleur pour enrayer les dynamiques informelles. Une partie non négligeable de la récolte de régimes est en effet vendue en dehors des canaux formels et échappe ainsi à l’impôt et aux prélèvements nécessaires au fonctionnement de la filière, ce qui entraîne des distorsions de concurrence et renforce les difficultés en période de crise. Un meilleur respect des règles communes et des devoirs que cela implique, notamment en matière de financement et de loyauté concurrentielle, constitue le premier défi que doit relever la filière, avec bien sûr l’appui des pouvoirs publics, garants in fine de l’application des disciplines interprofessionnelles.
Améliorer la coordination entre les acteurs passe également par une contractualisation plus étroite entre producteurs et transformateurs, pour réduire le poids de l’informel et améliorer le partage de la valeur au profit des planteurs villageois. Mais la contractualisation ne pourra véritablement réussir que si est mise en place, au préalable, une traçabilité complète des régimes de palme, permettant d’identifier l’origine des livraisons. La filière est engagée en ce sens : elle s’est lancée dans une géo-localisation des parcelles, qui rendra possible, à moyen terme, une certification environnementale conforme aux standards internationaux. Depuis plusieurs années, l’interprofession conduit la filière dans la voie de l’adoption des standards RSPO[4] et de leur mise en œuvre effective, ce qui exige de gros efforts d’adaptation de ces normes tant au contexte africain qu’à la réalité ivoirienne.
Les coopératives, mises à mal par l’émergence d’intermédiaires qui captent une part croissante de la production, pourraient trouver dans l’application des standards environnementaux aux petits producteurs une nouvelle légitimité, source de valeur ajoutée. Mais l’enjeu est plus global : c’est celui d’une transformation structurelle de la filière, en vue d’une amélioration profonde de sa durabilité économique, sociale et environnementale. Cette transformation demande du temps ainsi que des moyens qui restent, malheureusement, hors de portée de l’interprofession. Ce dernier objectif : le passage à l’échelle de la mutation entamée par les acteurs, suppose un soutien fort de la part de l’Etat ivoirien comme des bailleurs internationaux.
Il ne faut donc pas se tromper de débat : l’enjeu de l’huile de palme africaine n’est pas celui des huiles asiatiques exportées vers l’Europe. C’est celui de la capacité des Africains à assurer leur sécurité alimentaire et à créer de l’emploi, tout en respectant la forêt tropicale, si essentielle pour protéger la biodiversité et limiter le dérèglement climatique. Accompagner cette filière vers une plus grande durabilité, au sens large du terme, c’est aussi contribuer à préserver ces biens publics mondiaux.