Terrible tableau : d’un côté, 2 milliards de personnes qui souffrent d’une insécurité alimentaire « modérée ou grave », selon la terminologie de la FAO ; de l’autre, 2 milliards d’adultes obèses ou en surpoids[1]. Les enfants paient un lourd tribut au désordre alimentaire mondial, directement ou par l’intermédiaire de leurs parents. Mais ce n’est pas tout. Le coût humain dramatique du « double fardeau » de la sous-nutrition et de la surnutrition est amplifié par l’augmentation des risques de maladies. Un décès sur cinq est dû à une alimentation inadéquate. Dans les pays à faible revenu, il s’agit surtout d’un manque de calories, responsable de la faim, ou d’une déficience en certains nutriments essentiels (protéines, vitamines, fer, etc.) liée à une insuffisance de fruits et légumes et de produits animaux. Dans les pays émergents ou à haut revenu, l’excès de sucre, de matières grasses et de viande rouge est à l’origine d’un accroissement notable des troubles cardiovasculaires, de diabète et de cancer.
Les causes de cette situation sont d’abord économiques. On pense bien sûr à la pauvreté, qui empêche de manger correctement, en quantité et en qualité. Mais les prix alimentaires sont aussi en cause, soit par leur cherté, qui limite les quantités achetées, soit par la hiérarchie des prix entre denrées, qui pénalise des aliments relativement coûteux mais indispensables à une nutrition de qualité. Le premier point est bien documenté : l’OCDE a montré que les prix des aliments, en Afrique subsaharienne, sont 30 à 40 % supérieurs aux prix en vigueur dans le reste du monde, à niveau comparable de PIB (produit intérieur brut) par tête[2]. Une nouvelle étude, réalisée par des chercheurs de l’IFPRI (International Food Policy Research Institute), vient éclairer le second point[3].
A partir des données de prix collectées dans les enquêtes réalisées dans 176 pays sous l’égide de l’Organisation des Nations unies et de la structure de la consommation alimentaire dans chacun de ces pays, les chercheurs ont établi la valeur moyenne d’un panier de 1 000 calories provenant de 9 féculents de base (céréales, tubercules et racines), riches en calories. Ils ont ensuite calculé un indice des prix relatifs des calories (relative caloric prices, RCP) en comparant à la valeur de ce panier le coût des calories fournies par différents produits ou groupes de produits alimentaires. Si, par exemple, les œufs ont un RCP de 5, cela signifie que les consommateurs, dans le pays considéré, doivent payer en moyenne 5 fois plus pour une calorie d’œuf que pour une calorie de féculents.
L’étude montre que le prix relatif des aliments de qualité, riches en nutriments, diminue au fur et à mesure que les pays se développent. Ainsi, au Niger, une calorie d’œuf coûte 23,3 fois plus cher qu’une calorie de riz ou de maïs ; aux Etats-Unis, le rapport n’est que de 1,6. La situation est comparable, à des degrés divers, pour les protéines animales et les fruits et légumes. Or la demande des différents produits alimentaires varie généralement de manière inversement proportionnelle aux prix relatifs : plus le RCP d’une denrée croît, moins elle est consommée.
Sur la base de ce constat, les chercheurs ont mis en évidence des corrélations robustes entre les prix relatifs des calories et l’état de santé des populations. Un RCP élevé du lait est à lié à un retard de croissance des enfants, fléau majeur dans beaucoup de pays pauvres. De faibles RCP du sucre, des sodas, des matières grasses et des snacks salés sont associés, chez les adultes, à une prévalence significative de l’obésité, qui touche surtout les pays émergents ou à haut revenu. Ainsi, lorsque le revenu d’un pays augmente, ses habitants ont accès à des aliments plus sains, mais aussi à des denrées dont la surconsommation a des conséquences négatives.
Les auteurs de l’étude discutent brièvement les solutions envisageables. Dans les pays les moins avancés, la solution est d’améliorer la productivité agricole pour abaisser le prix des produits alimentaires denses en nutriments, ou bien d’accroître leur importation. Dans les pays plus riches, réduire la demande de matières grasses et de sucre, dont le prix est très bas (RCP inférieur à 1), passe plutôt par des actions de formation et d’information auprès des consommateurs (étiquetage, éducation à la nutrition…), ainsi que par des taxes sur certaines denrées. Rien de révolutionnaire donc, mais la tâche est immense car les habitudes alimentaires ont des racines culturelles, profondément ancrées. D’autant plus, ajouterons-nous, que pour une part mineure mais grandissante des ménages, manger est de plus en plus influencé par des facteurs éthiques et sociétaux – changement climatique, biodiversité, bien-être animal, proximité des producteurs… - dont l’impact sur les prix relatifs reste à évaluer.
[1] FAO, FIDA, OMS, PAM et UNICEF, 2019. L’Etat de la sécurité alimentaire et de la nutrition dans le monde 2019. Se prémunir contre les ralentissements et les fléchissements économiques, Rome, FAO.
[2] Les prix alimentaires doivent baisser en Afrique. Comment faire ?, Thomas Allen, Secrétariat du Club du Sahel et de l’Afrique de l’Ouest, blog FARM, 5 février 2018.
[3] Derek D. Headey et Harold H. Alderman, 2019. The Relative Caloric Prices of Healthy and Unhealthy Foods Differ Systematically across Income Levels and Continents, The Journal of Nutrition, 23 juillet 2019.