Le libre-échange est-il compatible avec la sécurité alimentaire mondiale ? Quelques leçons de la crise de 2008

14 juin 2019

Franck Galtier, Cirad, UMR MOISA, université de Montpellier (MUSE)



Pour l’écrasante majorité des économistes, la question ne se pose pas. Le libre-échange est censé générer la prospérité maximale parce qu’il est supposé allouer de manière optimale les ressources rares de la planète : localiser la production là où les coûts sont les plus bas et stabiliser l’offre en permettant des compensations entre les excédents et déficits des pays.

Ce jugement semble être confirmé par la crise qui s’est produite en 2008 sur les marchés internationaux : les prix des céréales et des huiles végétales ont plus que doublé, provoquant des émeutes urbaines dans une quarantaine de pays en développement. Or, cette crise est au moins en partie liée à des politiques ayant perturbé les échanges internationaux.

En 2008, des entorses au libre-échange ont exacerbé la crise

D’une part, les politiques de restriction des exportations. Devant l’augmentation des prix internationaux des céréales, certains pays exportateurs ont choisi de freiner ou bloquer leurs exportations afin de maintenir les prix à un niveau raisonnable sur leur marché intérieur. En réduisant l’offre, ces mesures ont contribué à exacerber la hausse des prix sur les marchés internationaux. Ce qui a incité d’autres pays à bloquer à leur tour leurs exportations. On a ainsi assisté à une véritable « bulle » de prohibitions d’exporter sur les marchés du riz (cf. fig. 1) et du blé. Après la crise, de nombreux experts et organisations internationales ont pointé la responsabilité des mesures de restriction des exportations dans la crise de 2008. Et ont logiquement proposé de renforcer les disciplines de l’OMC sur ce type de mesure (les disciplines actuelles étant extrêmement faibles).

Figure 1 : La crise de 2008 sur le marché international du riz est en grande partie due à une « bulle » de prohibitions d’exportation (source : traduit d’après Headey (2011)[1])


D'autre part, les politiques publiques de soutien aux biocarburants. Ces politiques ont été pointées du doigt, notamment la politique des Etats-Unis qui s’est traduite par le fait que des quantités colossales de maïs ont été détournées vers la filière bioéthanol, contribuant ainsi de manière très significative à la réduction des exportations américaines et à l’augmentation des prix internationaux. La communauté internationale s’est émue qu’on « nourrisse » des voitures au détriment d’êtres humains. Le soutien aux biocarburants prend des formes multiples : mandats d’incorporation (fixant un pourcentage minimum de biocarburants dans l’essence vendue à la pompe) mais aussi incitations fiscales, prêts et subventions. Les mandats d’incorporation rigidifient la demande : même en cas de forte hausse du prix du maïs, des quantités importantes de maïs doivent être utilisées pour produire des biocarburants. Par ailleurs, il arrive que, compte tenu des soutiens dont elle bénéficie, l’utilisation du maïs pour fabriquer de l’éthanol soit une activité rentable aux Etats-Unis. Toute augmentation des prix de l’énergie induit alors automatiquement une augmentation de la quantité de maïs utilisé par la filière bioéthanol, ce qui tire le prix du maïs vers le haut, jusqu’à ce qu’il atteigne le seuil au-delà duquel son utilisation pour fabriquer de l’éthanol n’est plus rentable (cf. fig. 2). La solution semble donc être de supprimer les soutiens à la filière biocarburant, afin de couper le lien entre prix de l’énergie et prix du maïs.

Figure 2 : Le prix international du maïs est piloté par les prix de l’énergie (source : traduit d’après HLPE (2013))

Deux politiques donc, les mesures de restriction des exportations et la subvention de la filière maïs-bioéthanol aux Etats-Unis. Deux politiques qui, l’une et l’autre, ont fortement contribué à la crise de 2008 sur les marchés internationaux. Le dysfonctionnement très marqué des marchés observé en 2008 semble donc s’expliquer par des politiques inappropriées. Interdire ces politiques devrait donc supprimer les distorsions aux échanges et restaurer l’efficience des marchés.

Sauf que la réalité semble un peu plus complexe…

Pour autant le libre-échange ne peut pas être la solution

Prenons le cas des mesures de restriction des exportations. A n’en pas douter, ces mesures ont contribué à exacerber la crise sur les marchés internationaux. Mais, dans le même temps, elles ont permis aux pays qui les ont mises en œuvre de se protéger de l’augmentation des prix internationaux : par exemple, l'interdiction d'exporter du riz non basmati, instaurée en Inde pendant la crise de 2008, a permis de maintenir la stabilité du prix du blé sur le marché intérieur indien, malgré la forte hausse du prix international du blé. Ce n'est pas négligeable puisque 25 % des personnes sous-alimentées dans le monde vivent en Inde. A l’échelle globale, l’effet des mesures de restriction des exportations sur la sécurité alimentaire est donc ambigu.

Des experts ont simulé ce qu’aurait été l’impact de la crise de 2008 sur la pauvreté mondiale si aucun pays n’avait restreint ses exportationsou stimulé ses importations[2]. Ils ont trouvé que l’impact sur la pauvreté n’aurait pas été significativement différent de ce qu’il a effectivement été en 2008. Résultat étonnant, sidérant même : le statu quo dans les politiques commerciales aurait généré autant de pauvreté que la bulle de prohibitions d’exporter et d’importations paniques décrite sur la figure 1 ! Ce résultat s’explique pourtant assez bien si on considère qu’une même augmentation des prix des céréales génère beaucoup plus de pauvreté dans les pays pauvres que dans les pays riches : d’une part parce qu’un plus grand nombre de ménages s’y trouvent à peine au-dessus de la ligne de pauvreté ; d’autre part parce que le pouvoir d’achat de ces ménages diminue davantage, les céréales représentant une part plus importante de leurs dépenses. Or, dans une situation de libre échange (et plus généralement de stabilité des politiques commerciales), lorsque le prix international augmente, le prix augmente dans la même proportion dans tous les pays (aux coûts de transport près). Ce qui, du point de vue de la pauvreté mondiale, n’est pas une situation optimale. Des mesures commerciales prises en réponse à la crise sont donc susceptibles d’avoir un effet bénéfique sur la pauvreté si elles se traduisent par des hausses de prix plus faibles dans les pays pauvres, même si cela implique des hausses de prix plus élevées dans les pays riches.    

Le même raisonnement vaut si on l’applique non plus à la pauvreté mais à l’insécurité alimentaire. Dans les pays à faible revenu, de nombreux ménages qui ont une consommation alimentaire à peu près satisfaisante sont susceptibles de tomber dans l’insécurité alimentaire si leur pouvoir d’achat diminue. Ce qui se produit en cas de forte hausse du prix des céréales, compte tenu du poids de ces produits dans leurs dépenses. Comme le libre échange (ou plus généralement l’absence de mesures commerciales d’urgence) induit une transmission uniforme de l’augmentation des prix dans tous les pays, ce n’est pas un scénario optimal du point de vue de la sécurité alimentaire mondiale.

Considérons à présent le cas des biocarburants. Nous avons vu que dans les situations de tension sur les marchés céréaliers, l’utilisation de maïs pour produire des biocarburants peut être très dommageable pour la sécurité alimentaire. La solution habituellement proposée consiste à supprimer les soutiens à la filière des biocarburants. Imaginons cependant que la production d’éthanol à partir de maïs devienne rentable sans aucun soutien (ce n’est pas une hypothèse irréaliste mais, selon certaines études, un scénario probable[3]). Dira-t-on dans ce cas que la production de biocarburant n’est plus dommageable pour la sécurité alimentaire puisque qu’elle est guidée par les seuls signaux du marché ? Bien sûr que non. Le problème n’est donc pas lié à l’existence de soutiens publics mais au fait que le libre jeu des marchés peut conduire à ce qu’une part importante des céréales soit utilisée pour fabriquer du carburant, même dans les situations de flambées de prix dommageables à la sécurité alimentaire. La solution ne peut donc pas se limiter à laisser les marchés réguler la production de biocarburants. Une certaine forme de régulation publique est nécessaire. Elle pourrait prendre différentes formes : plafonnement de la quantité de maïs pouvant être utilisée pour fabriquer des biocarburants ou droit de préemption des gouvernements sur tous les achats de maïs par l’industrie des biocarburants[4]. Ces mesures ne seraient activées que pendant les périodes de crise, c’est-à-dire lorsque le prix international du maïs dépasserait un seuil défini à l’avance (et régulièrement actualisé).  

En guise de conclusion…

Revenons à présent à notre question de départ. Se rapprocher du libre-échange (par des négociations commerciales) serait-il bénéfique à la sécurité alimentaire mondiale ? A la lumière des leçons de la crise de 2008, il est permis d’en douter. Une certaine régulation semble donc nécessaire. Une option intéressante serait d’empêcher ou limiter l’utilisation de maïs pour produire des biocarburants lorsque le prix international du maïs dépasse un certain seuil. Une autre option (non exclusive de la précédente) repose sur les politiques commerciales. Nous avons vu que, tant le libre–échange que l’utilisation anarchique de mesures de prohibition des exportations (comme en 2008), conduisent à des résultats assez mauvais en terme de sécurité alimentaire. Mais entre ces deux extrêmes, il existe une multitude de politiques commerciales plus mesurées qui pourraient peut-être permettre d’améliorer la sécurité alimentaire mondiale. Il pourrait par exemple s’agir de n’autoriser la restriction des exportations que dans certaines conditions (par exemple lorsque le prix domestique du pays a augmenté d’un certain pourcentage). En tout état de cause, le libre-échange ne devrait plus être considéré comme un horizon désirable lors des négociations commerciales à l’OMC ou ailleurs, au moins s’agissant des céréales et autres aliments de base.


 

[1]Headey D (2011). Rethinking the Global Food Crisis: The Role of Trade Shocks. Food Policy 36, 136-146.

[2]Anderson K, Ivanic M, Martin W (2014). Food Price Spikes, Price Insulation and Poverty. In The Economics of Food Price Volatility, Jean-Paul Chavas, David Hummels, and Brian Wright, University of Chicago Press.

[3]HLPE (2013). Biofuels and food security. A report by the High Level Panel of Experts on Food Security and Nutrition of the Committee on World Food Security, Rome 2013.

[4]Wright B (2009). International Grain Reserves and Other Instruments to Address Volatility in Grain Markets. Policy Research Working Paper 5028, World Bank, Washington, DC.


6 commentaire(s)
La sagesse même, comme d'habitude. Illusion, symbole, unidimension, aucun "horizon" ne doit être "désiré".
Il faut à la fois plus de richesse(s) et moins de pauvreté(s), absolues et relatives, ici et là, là et ici, plus de libertés dans l"échange autant que de liberté dans les échanges.
Ecrit le 16 juin 2019 par : jm bouquery bouquery@noos.fr 3757

Le commerce reste en définitive indispensable pour une bonne répartition des produits agricoles et une optimisation du travail dans les nations. C’est une position déjà connue et soutenue par la théorie économique de David RICARDO (1772-1823) sur l’avantage comparatif. Mais, dans la réalité, le commerce s’érige dans bien des cas en obstacle à la sécurité alimentaire. C’est ce que j’ai appelé « commerce pervers » dans une publication en 2015. Cet article était intitulé: "Le commerce pervers des produits agricoles en Afrique : Concept et approche de solutions".
Pour mettre le commerce au service de la sécurité alimentaire en Afrique, le succès des décisions ne proviendra pas nécessairement de mesures régionales. Il faut que les Etats prennent au niveau national des dispositions légales officielles, adaptées à leurs contextes respectifs, non seulement pour favoriser les exploitations agricoles, mais aussi pour protéger les petits producteurs. Car, la corruption, les barrières de langue, les voies de communication en mauvais état et la faible sécurité physique des personnes sont souvent des facteurs de blocage pour le respect des dispositions légales régionales en Afrique.
Ecrit le 17 juin 2019 par : Dr Emile N. HOUNGBO enomh2@yahoo.fr 3758

Attention je ne suis pas convaincu que ce soit le prix des produits alimentaires qui a été partout de la même manière le moteur de ce que l'on a appelle les émeutes urbaines. Dans certains pays le déclencheur a été le prix de "l'essence à la pompe" qui en lui même est un facteur aussi d’accroissement des prix alimentaires (cout de transport) pour des produits alimentaires pondéreux.. ..
Ecrit le 17 juin 2019 par : Temple Ludovic 3759

Article très intéressant et original en ce qu'il remet en cause la sacro-sainte doctrine du libre échange.
Il existe d'autres effets pervers en particulier avec l'exportation de poudre de lait vers les pays d'Afrique sub-sahelienne: la poudre de lait y est vendue à des prix de dumping qui concurrencent au-delà de la normale le lait naturel produit pas ces pays. Le paysan africain est alors confronté à une concurrence qui " l'assassine" au dens propre du terme avec des prix de 30 à 60% inférieurs au coût de production locale et selon que le pays peut ou non dévaluer, ce qui n'est évidemment pas le cas des pays de la zone CFA!!!
Ecrit le 17 juin 2019 par : Lucas jpierre.lucas@wanadoo.fr 3760

Cette analyse montre de façon simple les limites du libre échange international.
En effet, la vision reprise en introduction, qui a gouverné les politiques internationales depuis plusieurs décennies relève d'une forme d'idéologie libérale extrême qu'il convient enfin de juguler. Si la vision macro-économique d'un libre échange permettant d'allouer la production aux zones les plus productives, et cela dans chacun des domaines économiques, est satisfaisante au plan intellectuel (idéologique), elle s'affranchit en fait des contraintes géopolitiques et culturelles internationales et se construit donc sur une fondation inexistante ! Elle sert donc de fait les intérêts d'une minorité qui peut profiter des bénéfices du commerce international "débridé", mais pas le bien commun de chacun des pays concernés. Comment sommes-nous passés des politiques d'après-guerre qui recherchaient à tout prix "l'indépendance alimentaire", puis "l'arme verte" à ce fiasco du libre-échange imposé par les US à travers l'OMC !!! Quels sont les intérêts particuliers qui ont poussé cette idéologie au point actuel et comment pouvons-nous revenir à un équilibre entre nécessaire régulation et protectionnisme ? Aujourd'hui, après plusieurs mandatures durant lesquelles nos dirigeants n'ont eu cesse de taper sur le budget des armées afin de rechercher une limitation de leur incapacité à diriger vraiment et contrôler leurs dépenses, il semble que le gouvernement actuel y ait mis un terme en prenant conscience de la dégradation du climat international et de la nécessité de conserver une armée opérationnelle et efficace pour protéger notre nation. Il en va de même pour le champ de bataille du libre-échange ! Quand nos dirigeants se décideront ils enfin à ne plus ouvrir en grand nos frontières à une concurrence déloyale qui petit à petit paupérise nos agriculteurs et fait sombrer notre agriculture ? Cette concurrence ne sert que des intérêts à très court terme : l'appât du gain des distributeurs quasi-monopolistiques français, et pour les politiques une "maîtrise" de l'inflation. Elle est profondément déloyale car la plupart des pays qui "soit disant" présentent la meilleure productivité pour les productions concernées ne respectent pas : - les règles sociales que nous imposons à nos propres entreprises, - les règles environnementales qui sont pourtant si souvent mises en avant par le monde politico/médiatique, - les règles d'éthique attendues et exigées par les consommateurs. Nous sommes donc à la croisée des chemins. Le libre-échange mondial a clairement montré ses limites, et il convient de repenser notre politique, si possible au niveau européen, mais à minima au niveau français afin d’éviter l’effondrement de notre agriculture qui sera impossible à reconstruire lorsque le tissu rural sera trop « détricoté »… et dont la faiblesse nous rendra stratégiquement dépendants à terme.
Ecrit le 18 juin 2019 par : Yann Lecointre kerlec@free.fr 3761

Merci pour cette illustration originale des limites du libre-échange en matière de sécurité alimentaire. Il y en a d'autres, connues mais toujours utiles à rappeler dans le débat sur le sujet...
La production agricole est bien sûr un levier d'emploi majeur dans les zones rurales des pays devant gérer leur explosion démographique, c'est particulièrement le cas en Afrique sub-saharienne où l'agriculture doit être publiquement soutenue et protégée des importations, au moins pour cette raison. L'agriculture localisée est ainsi doublement contributrice de la sécurité alimentaire : par la production agricole qu'elle assure d'abord, mais aussi par l'accroissement des revenus des ruraux dont la précarité économique est la premier facteur d'insécurité alimentaire. Une agriculture locale organisée est aussi indispensable à l’acquisition de compétences d'innovation dans les pays en voie de développement, préalable nécessaire à une bonne gestion des ressources naturelle et à la protection de l'environnement. Une agriculture performante repose sur l'adaptation permanente des pratiques et moyens de culture aux spécificités pédoclimatiques locales (innovation technologique, y compris nécessaire en agro-écologie), ainsi que sur la capacité d'évolution des organisation de producteurs et des filières (innovation politique). L'innovation permet notamment d'adapter les modèles agricoles à leur impact sur les ressources naturelles locales. Pour cela un faible prix des matières premières agricoles n'est pas forcément souhaitable, s'il apparaît comme un allié de l'a sécurité alimentaire à court terme, c'est à long terme un frein à l'investissement dans l'agriculture et un facteur de paupérisation des paysans. Les outils de régulation économique nationaux sont alors utiles, parmi eux les très décriés biocarburants. Le Brésil a soutenu l'éthanol carburant de canne à sucre, depuis le début du XXème siècle, pour gérer publiquement le risque lié aux fluctuations des cours internationaux du sucre sur la filière cane, pilier historique de l'économie nationale, et permettre ainsi aux producteurs de se développer, à la filière de devenir leader mondiale (Le modèle brésilien peut être discuté/critiqué, il est perfectible, néanmoins il permet en milieu tropical des performances agronomiques, économiques et même environnementales précieuses pour les pays en voie de développement, en particulier ceux dont les modèles d'agriculture restée extensive par incapacité d'intensification génèrent désertification et cercles vicieux de paupérisation paysanne). Enfin les agricultures locales sont indispensable au lien culturel inestimable entre les sociétés et leurs territoires et leur environnement naturel !
Ecrit le 25 juin 2019 par : Edouard Lanckriet 3762

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