Pour l’écrasante majorité des économistes, la question ne se pose pas. Le libre-échange est censé générer la prospérité maximale parce qu’il est supposé allouer de manière optimale les ressources rares de la planète : localiser la production là où les coûts sont les plus bas et stabiliser l’offre en permettant des compensations entre les excédents et déficits des pays.
Ce jugement semble être confirmé par la crise qui s’est produite en 2008 sur les marchés internationaux : les prix des céréales et des huiles végétales ont plus que doublé, provoquant des émeutes urbaines dans une quarantaine de pays en développement. Or, cette crise est au moins en partie liée à des politiques ayant perturbé les échanges internationaux.
En 2008, des entorses au libre-échange ont exacerbé la crise
D’une part, les politiques de restriction des exportations. Devant l’augmentation des prix internationaux des céréales, certains pays exportateurs ont choisi de freiner ou bloquer leurs exportations afin de maintenir les prix à un niveau raisonnable sur leur marché intérieur. En réduisant l’offre, ces mesures ont contribué à exacerber la hausse des prix sur les marchés internationaux. Ce qui a incité d’autres pays à bloquer à leur tour leurs exportations. On a ainsi assisté à une véritable « bulle » de prohibitions d’exporter sur les marchés du riz (cf. fig. 1) et du blé. Après la crise, de nombreux experts et organisations internationales ont pointé la responsabilité des mesures de restriction des exportations dans la crise de 2008. Et ont logiquement proposé de renforcer les disciplines de l’OMC sur ce type de mesure (les disciplines actuelles étant extrêmement faibles).
Figure 1 : La crise de 2008 sur le marché international du riz est en grande partie due à une « bulle » de prohibitions d’exportation (source : traduit d’après Headey (2011)[1])
D'autre part, les politiques publiques de soutien aux biocarburants. Ces politiques ont été pointées du doigt, notamment la politique des Etats-Unis qui s’est traduite par le fait que des quantités colossales de maïs ont été détournées vers la filière bioéthanol, contribuant ainsi de manière très significative à la réduction des exportations américaines et à l’augmentation des prix internationaux. La communauté internationale s’est émue qu’on « nourrisse » des voitures au détriment d’êtres humains. Le soutien aux biocarburants prend des formes multiples : mandats d’incorporation (fixant un pourcentage minimum de biocarburants dans l’essence vendue à la pompe) mais aussi incitations fiscales, prêts et subventions. Les mandats d’incorporation rigidifient la demande : même en cas de forte hausse du prix du maïs, des quantités importantes de maïs doivent être utilisées pour produire des biocarburants. Par ailleurs, il arrive que, compte tenu des soutiens dont elle bénéficie, l’utilisation du maïs pour fabriquer de l’éthanol soit une activité rentable aux Etats-Unis. Toute augmentation des prix de l’énergie induit alors automatiquement une augmentation de la quantité de maïs utilisé par la filière bioéthanol, ce qui tire le prix du maïs vers le haut, jusqu’à ce qu’il atteigne le seuil au-delà duquel son utilisation pour fabriquer de l’éthanol n’est plus rentable (cf. fig. 2). La solution semble donc être de supprimer les soutiens à la filière biocarburant, afin de couper le lien entre prix de l’énergie et prix du maïs.
Figure 2 : Le prix international du maïs est piloté par les prix de l’énergie (source : traduit d’après HLPE (2013))
Deux politiques donc, les mesures de restriction des exportations et la subvention de la filière maïs-bioéthanol aux Etats-Unis. Deux politiques qui, l’une et l’autre, ont fortement contribué à la crise de 2008 sur les marchés internationaux. Le dysfonctionnement très marqué des marchés observé en 2008 semble donc s’expliquer par des politiques inappropriées. Interdire ces politiques devrait donc supprimer les distorsions aux échanges et restaurer l’efficience des marchés.
Sauf que la réalité semble un peu plus complexe…
Pour autant le libre-échange ne peut pas être la solution
Prenons le cas des mesures de restriction des exportations. A n’en pas douter, ces mesures ont contribué à exacerber la crise sur les marchés internationaux. Mais, dans le même temps, elles ont permis aux pays qui les ont mises en œuvre de se protéger de l’augmentation des prix internationaux : par exemple, l'interdiction d'exporter du riz non basmati, instaurée en Inde pendant la crise de 2008, a permis de maintenir la stabilité du prix du blé sur le marché intérieur indien, malgré la forte hausse du prix international du blé. Ce n'est pas négligeable puisque 25 % des personnes sous-alimentées dans le monde vivent en Inde. A l’échelle globale, l’effet des mesures de restriction des exportations sur la sécurité alimentaire est donc ambigu.
Des experts ont simulé ce qu’aurait été l’impact de la crise de 2008 sur la pauvreté mondiale si aucun pays n’avait restreint ses exportationsou stimulé ses importations[2]. Ils ont trouvé que l’impact sur la pauvreté n’aurait pas été significativement différent de ce qu’il a effectivement été en 2008. Résultat étonnant, sidérant même : le statu quo dans les politiques commerciales aurait généré autant de pauvreté que la bulle de prohibitions d’exporter et d’importations paniques décrite sur la figure 1 ! Ce résultat s’explique pourtant assez bien si on considère qu’une même augmentation des prix des céréales génère beaucoup plus de pauvreté dans les pays pauvres que dans les pays riches : d’une part parce qu’un plus grand nombre de ménages s’y trouvent à peine au-dessus de la ligne de pauvreté ; d’autre part parce que le pouvoir d’achat de ces ménages diminue davantage, les céréales représentant une part plus importante de leurs dépenses. Or, dans une situation de libre échange (et plus généralement de stabilité des politiques commerciales), lorsque le prix international augmente, le prix augmente dans la même proportion dans tous les pays (aux coûts de transport près). Ce qui, du point de vue de la pauvreté mondiale, n’est pas une situation optimale. Des mesures commerciales prises en réponse à la crise sont donc susceptibles d’avoir un effet bénéfique sur la pauvreté si elles se traduisent par des hausses de prix plus faibles dans les pays pauvres, même si cela implique des hausses de prix plus élevées dans les pays riches.
Le même raisonnement vaut si on l’applique non plus à la pauvreté mais à l’insécurité alimentaire. Dans les pays à faible revenu, de nombreux ménages qui ont une consommation alimentaire à peu près satisfaisante sont susceptibles de tomber dans l’insécurité alimentaire si leur pouvoir d’achat diminue. Ce qui se produit en cas de forte hausse du prix des céréales, compte tenu du poids de ces produits dans leurs dépenses. Comme le libre échange (ou plus généralement l’absence de mesures commerciales d’urgence) induit une transmission uniforme de l’augmentation des prix dans tous les pays, ce n’est pas un scénario optimal du point de vue de la sécurité alimentaire mondiale.
Considérons à présent le cas des biocarburants. Nous avons vu que dans les situations de tension sur les marchés céréaliers, l’utilisation de maïs pour produire des biocarburants peut être très dommageable pour la sécurité alimentaire. La solution habituellement proposée consiste à supprimer les soutiens à la filière des biocarburants. Imaginons cependant que la production d’éthanol à partir de maïs devienne rentable sans aucun soutien (ce n’est pas une hypothèse irréaliste mais, selon certaines études, un scénario probable[3]). Dira-t-on dans ce cas que la production de biocarburant n’est plus dommageable pour la sécurité alimentaire puisque qu’elle est guidée par les seuls signaux du marché ? Bien sûr que non. Le problème n’est donc pas lié à l’existence de soutiens publics mais au fait que le libre jeu des marchés peut conduire à ce qu’une part importante des céréales soit utilisée pour fabriquer du carburant, même dans les situations de flambées de prix dommageables à la sécurité alimentaire. La solution ne peut donc pas se limiter à laisser les marchés réguler la production de biocarburants. Une certaine forme de régulation publique est nécessaire. Elle pourrait prendre différentes formes : plafonnement de la quantité de maïs pouvant être utilisée pour fabriquer des biocarburants ou droit de préemption des gouvernements sur tous les achats de maïs par l’industrie des biocarburants[4]. Ces mesures ne seraient activées que pendant les périodes de crise, c’est-à-dire lorsque le prix international du maïs dépasserait un seuil défini à l’avance (et régulièrement actualisé).
En guise de conclusion…
Revenons à présent à notre question de départ. Se rapprocher du libre-échange (par des négociations commerciales) serait-il bénéfique à la sécurité alimentaire mondiale ? A la lumière des leçons de la crise de 2008, il est permis d’en douter. Une certaine régulation semble donc nécessaire. Une option intéressante serait d’empêcher ou limiter l’utilisation de maïs pour produire des biocarburants lorsque le prix international du maïs dépasse un certain seuil. Une autre option (non exclusive de la précédente) repose sur les politiques commerciales. Nous avons vu que, tant le libre–échange que l’utilisation anarchique de mesures de prohibition des exportations (comme en 2008), conduisent à des résultats assez mauvais en terme de sécurité alimentaire. Mais entre ces deux extrêmes, il existe une multitude de politiques commerciales plus mesurées qui pourraient peut-être permettre d’améliorer la sécurité alimentaire mondiale. Il pourrait par exemple s’agir de n’autoriser la restriction des exportations que dans certaines conditions (par exemple lorsque le prix domestique du pays a augmenté d’un certain pourcentage). En tout état de cause, le libre-échange ne devrait plus être considéré comme un horizon désirable lors des négociations commerciales à l’OMC ou ailleurs, au moins s’agissant des céréales et autres aliments de base.
[1]Headey D (2011). Rethinking the Global Food Crisis: The Role of Trade Shocks. Food Policy 36, 136-146.
[2]Anderson K, Ivanic M, Martin W (2014). Food Price Spikes, Price Insulation and Poverty. In The Economics of Food Price Volatility, Jean-Paul Chavas, David Hummels, and Brian Wright, University of Chicago Press.
[3]HLPE (2013). Biofuels and food security. A report by the High Level Panel of Experts on Food Security and Nutrition of the Committee on World Food Security, Rome 2013.
[4]Wright B (2009). International Grain Reserves and Other Instruments to Address Volatility in Grain Markets. Policy Research Working Paper 5028, World Bank, Washington, DC.