Inde, Afrique : des politiques agricoles à la recherche d’efficacité

20 février 2019

Jean-Christophe Debar, directeur de FARM



Inde, Afrique : pour qui s’intéresse à l’agriculture, que justifie un tel rapprochement ? D’abord la taille des populations, quasiment identiques (1,3 milliard d’habitants en 2017). Ensuite, des fondamentaux agricoles du même ordre de grandeur, avec un niveau similaire – et très faible - de productivité du travail, mesurée par la valeur de la production par actif (tableau). Résultat, pour partie, de la prédominance des petites exploitations : sur le sous-continent indien, comme sur le continent africain, environ 80 % des fermes ont moins de 2 hectares.


 

Autre similitude : en Inde et en Afrique, la part de la population active travaillant dans l’agriculture est nettement supérieure à celle des autres régions, ce qui témoigne de la lenteur de la transformation de ces économies. Avec une conséquence importante, le risque d’un creusement de l’écart de revenu entre villes et campagnes, si les trajectoires de développement actuelles se poursuivent. L’Inde est concernée, autant que l’Afrique[1]. Pourtant les dépenses publiques de soutien à l’agriculture et l’alimentation sont près de quatre fois plus élevées en Inde, en pourcentage de la valeur de la production agricole, que dans la douzaine de pays d’Afrique subsaharienne pour lesquels on dispose de données comparables. Dans les deux cas se pose clairement un problème d’efficacité des politiques agricoles, comme le soulignent l’OCDE[2] et la FAO[3].  

Ce problème, la question des subventions aux intrants l’illustre parfaitement.

De quoi s’agit-il ? Dans beaucoup de pays africains, les agriculteurs paient les engrais, mais aussi parfois les semences et les achats de matériel agricole, à des prix inférieurs aux prix de marché, grâce à des subventions octroyées par l’Etat. Les aides aux intrants sont encore plus développées en Inde, où elles couvrent également l’eau d’irrigation, l’électricité, le crédit, l’assurance, etc. Elles représentent quelque 6-8 % de la valeur de la production agricole, contre 1 à 2 % en Afrique subsaharienne.

Les subventions aux intrants font l’objet de nombreuses critiques[4]. On leur reproche leur coût budgétaire élevé, leur relative inefficacité en termes d’accroissement de la production agricole ou de réduction de la pauvreté, leur détournement pour cause de fraude ou de corruption, leur ciblage défectueux qui laisse de côté beaucoup de petits producteurs, ou encore leur impact négatif sur l’environnement dû par exemple à la surconsommation d’engrais et d’eau d’irrigation.

Dans ce contexte, divers experts ont proposé plusieurs pistes de réforme, visant à améliorer le système de distribution des subventions aux intrants, à le remplacer par des aides directes aux agriculteurs ou à réduire le montant des subventions au profit des dépenses d’investissement (recherche, vulgarisation, infrastructures…), censées être plus efficaces pour le développement.

Améliorer la distribution des subventions

Pour réduire le décalage observé entre les quantités d’engrais bénéficiant de subventions et le tonnage d’engrais réellement consommé, dû à des pratiques illégales ou des dysfonctionnements administratifs, le gouvernement indien a lancé en 2017 le programme « DBT » (Direct Benefit Transfer)[5]. L’objectif du DBT est de tracer les ventes d’engrais au niveau du commerce de détail, grâce à leur enregistrement numérique par des machines spécialement conçues à cet effet. Les subventions sont ensuite versées aux fabricants d’engrais, sur la base des quantités vendues. Mais pour plusieurs raisons – retard dans la livraison des machines aux 500 000 détaillants certifiés, erreurs d’enregistrement… -, le programme n’a pas ou pas encore donné les résultats escomptés et il n’est pas évident qu’il permettra de substantielles économies.

Remplacer les subventions par des aides directes aux agriculteurs

Des chercheurs indiens préconisent de verser directement aux agriculteurs les sommes budgétisées pour les subventions aux engrais[6]. Pour raison d’efficacité, mais aussi pour donner aux agriculteurs un plus grand pouvoir de décision sur l’utilisation des aides. Cette nouvelle modalité permettrait en outre aux pouvoirs publics de cibler précisément les bénéficiaires des subventions, en privilégiant les petits producteurs et des catégories aujourd’hui négligées, dont les femmes. Les simulations indiquent que cette option conduirait à une hausse du prix des engrais et à une réduction de la production agricole, mais la perte de revenu des agriculteurs serait compensée par le paiement direct.  

Réduire les subventions au profit des investissements

Un autre débat porte sur la répartition des dépenses de soutien à l’agriculture entre subventions et investissements. La plupart des experts considèrent que les subventions aux intrants incitent les agriculteurs à augmenter la production, mais n’enclenchent pas de dynamique profonde et durable de développement, contrairement aux investissements dans la recherche, la vulgarisation agricole ou les infrastructures. Malheureusement, en Inde comme en Afrique subsaharienne, les dépenses d’investissement sont relativement sacrifiées, au profit des subventions. Ces dernières ont un impact immédiat et peuvent être en outre facilement instrumentalisées par les politiciens. Ainsi, en Inde, l’investissement public en agriculture, exprimé en pourcentage de la valeur ajoutée agricole, a diminué de 3,9 % en 1980/81 à 2,2 % en 2014/15 ; dans le même temps, les subventions aux intrants ont crû de 2,8 % à environ 8 % de la valeur ajoutée agricole. Or, selon les résultats d’une modélisation publiés dans un ouvrage récent, le nombre de personnes sortant de la pauvreté ou la croissance de la valeur ajoutée agricole, en Inde, sont 5 à 10 fois plus importants quand un montant donné de concours publics est dédié à la recherche agricole, la construction de routes ou l’éducation, plutôt qu’au subventionnement de la consommation d’engrais, d’électricité ou d’eau pour l’irrigation[7].

Le problème de l’efficacité des politiques agricoles est loin de se réduire à celle des subventions aux intrants. Et il ne peut être posé indépendamment des autres critères applicables à toute intervention de l’Etat – quelles exploitations bénéficient de ces aides, quels territoires en reçoivent le plus, quel est leur impact sur l’environnement, etc. De plus, le montant total des dépenses de soutien à l’agriculture demeure une question majeure, comme en témoigne l’incapacité de la plupart des Etats africains à respecter l’engagement de la Déclaration de Malabo de consacrer à ce secteur au moins 10 % de leur budget. Il reste que les interrogations soulevées par les subventions aux intrants sont légitimes et doivent nourrir le débat.

Une chose est sûre : quelle que soit la répartition des dépenses de soutien, elles n’auront véritablement d’effet positif sur l’agriculture que si elles s’appliquent dans un cadre macroéconomique, réglementaire et institutionnel propice. Il serait illusoire d’espérer qu’une augmentation des dépenses d’investissement impulse un nouvel élan au développement agricole si, à cause de défaillances de marché ou pour d’autres raisons, les agriculteurs subissent une pression continue des prix à la baisse, comme on l’observe en Inde et en Afrique[8].


 

[1] Bruno Dorin (2017), India and Africa in the Global Agricultural System (1961-2050). Towards a New Sociotechnical Regime?, Economic and Political Weekly, Vol. LII (25-26): 5-13, June 2017.  

[2] OCDE/ICRIER (2018), Agricultural Policies in India, OECD Food and Agricultural Reviews, Éditions OCDE, Paris.

[3] Pernechele, V., Balié, J. & Ghins, L. (2018), Agricultural policy incentives in sub-Saharan Africa in the last decade (2005-2016) – Monitoring and Analysing Food and Agricultural Policies (MAFAP) synthesis study, FAO Agricultural Development Economics Technical Study 3, FAO. Les pays étudiés sont le Burkina Faso, l’Ethiopie, le Ghana, le Kenya, le Malawi, le Mali, le Mozambique, l’Ouganda et la Tanzanie.

[4] Jayne, T.S., Mason, N.M., Burke, W.J. & Ariga, J. (2018), Review: Taking stock of Africa’s second-generation agricultural input subsidy programs, Food Policy 75 (2018) 1-14.

[5] Singh, V. & Ward, P.S. (2018), Challenges in implementing India’s Aadhaar-enabled fertilizer management system, CSISA Research Note 11.

[6] Bathla, S. & Kumar, A., Agrarian cris: Direct transfer more efficient, effective than input subsidies, The Financial Express, February 12, 2019.

[7] Gulati, A., Ferroni, M. & Zhou, Y. (2018), Supporting Indian Farms the Smart Way, Academic Foundation, New Delhi.

[8] Ghins, L., Aparisi, A.-M. & Balié, J. (2017), Myths and realities about input subsidies in sub-Saharan Africa, Dev Policy Rev., 2017; 35: O214-O233.


8 commentaire(s)
la question des politiques agricoles et de son efficacité au Sénégal par exemple est très problématique.
D'abord quand on dit "politique agricole", de quelle agriculture parle-t-on? au Sénégal, l'agriculture se résume dans l'imaginaire collectif à l'arachide. Il faut régler ce problème de la dictature de l'arachide dans la politique agricole sénégalaise. le diagnostic rapide: Une hyper centralisation de nos politiques agricoles Au Sénégal, le problème se situe moins s'il faut continuer les subventions ou procéder à des aides directes aux agriculteurs que sur hyper politisation de telle ou telle option prise par les pouvoirs publics. la décentralisation agricole comme alternative à l'inefficacité de l'action publique: Pour une meilleure efficacité des politiques agricoles, des réflexions pourraient être conduites dans les sens d'opérer dans le cadre de la décentralisation, un transfert de l'agriculture comme compétence aux collectivités locales et aux institutions locales qui les accompagnent (agence régionale de développement, en y associant la recherche, les universités locales, le secteur privé, etc). Pape Tahirou Kanouté Agroéconomiste, spécialisé en Economie et gouvernance des territoires
Ecrit le 20 février 2019 par : Pape Tahirou Kanouté tahiroukanute@hotmail.com 3696

Excellent article. L’investissement dans les infrastructures agroecologiques à l’échelle des exploitations et des territoires est indispensable pour changer la donne actuelle qui “consomme” du capital sol et humain en négligeant le renouvellement de la ressource fertilité et le maintien et l’entretien des espaces naturels environnants les champs alors qi’ils portent les services dits écosystèmiques, tout cela pour soutenir le pouvoir d’achat urbain et concentrer l’investissement dans les infrastructures métropolitaines . Les déchets organiques s’amoncellent non triés dans des décharges innommables où des populations en extrême précarité tentent de survivre. Tous ces “déchets” sont pourtant des gisements potentiels pour limiter le déclin de la fertilité des sols agricoles. Certaines collectivités, coopératives agricoles et certains bailleurs commencent à s’intéresser au sujet... mais c’est encore très (trop) marginal. Des changements structurels dans les politiques publiques s’imposent mais elles doivent dépasser les cloisonnements sectoriels pour s’inscrire dans des logiques terroriales et systémiques. Sinon on risque de continuer à jeter de l’argent (rare et difficile à réunir) par les fenêtres et à maintenir le petit paysannat dans une précarité honteuse et injuste qui n’a d’issue que dans la migration forcée vers les villes et au delà. Un collègue marocain me disait un jour que plus les paysans quittent leurs terres temporairement ou définitivement plus il est difficile d’endiguer le déclin de la fertilité des sols et la destruction des ressources naturelles même quand les moyens financiers et la volonté politique sont là. Car un paysage équilibré et pourvoyeur des services environnementaux nécessite des bras, du temps et un minimum de sérénité. Pourquoi une idée aussi simple imprime-t-elle aussi peu dans les cercles de pouvoir???? Investir dans l’education (sur les terrain des faits) des technocrates sur la chose écologique et agricole ne serait sans doute pas un luxe...
Ecrit le 20 février 2019 par : Alain Retière Alain.retiere@cap2100international.com 3697

excellent article
,comparaison très intéressante
Ecrit le 20 février 2019 par : Texier Pierre Henri texierph@gmail.com 3698

Les pères de l'agriculture, notre puissance; les enfants des agriculteurs, notre impuissance.
Ecrit le 20 février 2019 par : jm bouquery bouquery@noos.fr 3699

Le rapprochement Inde Afrique est extrêmement intéressant. Il me semble manquer un élément au soutien possible à l'agriculture c'est l'organisation des agriculteurs et des filières de commercialisation. Leur étude serait intéressante et comment favoriser ces organisations, c'est une question.
Ecrit le 21 février 2019 par : Emile Choné emilechone@gmail.com 3700

Article très intéressant que je n'ai pas le temps d'approfondir car je n'ai pas lu toutes les références récentes. Je suis d'accord sur le fond sur l'excès des subventions aux intrants chimiques en Inde qui n'ont pas amélioré la fertilité des sols et sur le fait qu'en Afrique même le tournant vers des systèmes agroécologiques n'a pas vraiment démarré compte tenu des pressions des multinationales pour continuer à promouvoir l'agriculture intensive conventionnelle.
Je me limite donc à mentionner certaines imprécisions ou erreurs dans les chiffres du tableau : 1) les données de l'USDA ne portent pas le plus souvent sur l'Afrique mais sur l'Afrique subsaharienne (ASS), dont la population en 2015 était de 969 millions (M) d'habitants, inférieure de 26% aux 1,309 milliard (Md) de l'Inde et de 19% aux 1,194 Md de l'Afrique; 2) selon FAOSTAT la superficie agricole (SAU) de l'ASS était de 958 M ha, 5,3 fois supérieure aux 180 M ha de l'Inde; si l'on prend les seules terres arables, l'Afrique comptait 235 M ha, l'ASS 193 M ha et l'Inde 157 M ha; 3) le PIB agricole (plus pêche et forêt) était de 339 Md$ en Inde contre 353 Md$ en Afrique et 255 Md$ en ASS; 4) par contre la population agricole serait presque égale en Inde (223,5 M) et en ASS (224,8 M) selon la combinaison des indicateurs de la Banque mondiale sur l'emploi total et le pourcentage des emplois agricoles de l'OIT (44,4% en Inde et 57,5% en ASS); 5) il en résulte que la SAU arable par actif agricole serait de 0,7 ha en Inde contre 1,05 en ASS. Cordialement
Ecrit le 21 février 2019 par : Jacques Berthelot jacques.berthelot4@wanadoo.fr 3701

Pas de ratios sur les mères et les filles. Sans solutions pour elles il n'y a que des agro gnômes.
Ecrit le 24 février 2019 par : jm bouquery bouquery@noos.fr 3702

Excellent article, très stimulant !
Cela dit, les chiffres qui viennent d'être donnés par Jacques Berthelot me semblent justes, et peut -être remettre en cause un trop fort accent sur le parallélisme entre les deux régions... De fait, je ne sais pas d'où vient le chiffre sur la TFP (la productivité totale des facteurs) dont je connais bien les avantages et les limites. Mais il semble tout de même indiquer une vraie différence entre l'Inde et l'Afrique : un accroissement de 77% pour l'un et de 34% seulement pour l'autre entre 1961 et 2015, ce n'est pas rien ! Il faut donc en conclure que les politiques africaines sont moins efficaces que les politiques indiennes. De ce point de vue, je suis un peu surpris que l'article ne dise rien des politiques de garantie de prix. Elles étaient au coeur des politiques indiennes jusqu'à une date récente (je ne sais pas ce qu'il en est aujourd'hui ). Elles ont aussi largement soutenu les cultures africaines d'exportation au moins jusque dans les années 90. En revanche, elles n'ont jamais été appliquées aux cultures dites "vivrières" en Afrique, et je me demande si le défaut de productivité des agriculteurs africains ne vient pas de là (défaut encore accru par la façon d'évaluer la TFP, qui ne tient pas compte de considérations de risque, alors que celles-ci jouent un rôle majeur dans les décisions des paysans).
Ecrit le 2 mars 2019 par : Jean-Marc Boussard jmarc.boussard@orange.fr 3707

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