Irrigation en Afrique : le besoin d’un sursaut

15 janvier 2019

Jean-Christophe Debar, directeur de la Fondation pour l’agriculture et la ruralité dans le monde



Dans un rapport récent[1], le Malabo Montpellier Panel – groupe de dix-sept experts internationaux renommés en agriculture, nutrition et environnement – sonne l’alarme. En Afrique, à peine 6 % de la surface cultivée sont irrigués, contre 14 % en Amérique latine et 37 % en Asie. L’ampleur des défis que doit relever le continent pour nourrir une population en forte expansion et réduire la pauvreté, alors que se précisent les menaces liées au changement climatique, impose de faire de l’irrigation une réelle priorité politique. Et le Panel d’énumérer les responsabilités de chacun - Etats, secteur privé, qu’ils agissent seuls ou en partenariat – pour accroître les investissements et améliorer la gouvernance des périmètres irrigués.

Le problème, en réalité, est essentiellement circonscrit à l’Afrique subsaharienne. Les pays d’Afrique du Nord assurent aux agriculteurs un meilleur accès à l’eau. Ainsi le Maroc s’est doté depuis longtemps d’une organisation institutionnelle spécifique, aux échelons national et local, pour développer l’irrigation, qui touche aujourd’hui près de 20 % de la surface cultivable. Sous le Plan Maroc Vert, lancé il y a dix ans, les surfaces irriguées en goutte-à-goutte sont passées à 450 000 ha, avec un objectif officiel de 550 000 ha en 2020.  

Les piètres performances africaines en matière d’irrigation illustrent parfaitement le biais anti-agricole qui a longtemps animé les politiques publiques menées au sud du Sahara et dont elles commencent à peine à sortir. Le contraste avec l’Asie est saisissant. Selon nos estimations, fondées sur les données publiées par le département américain de l’Agriculture[2], la valeur moyenne du produit agricole brut par hectare, au début des années 1970, était plus élevée en Afrique subsaharienne (hors Afrique du Sud) que dans les pays asiatiques en développement (tableau). Quarante ans plus tard, la situation s’est inversée : un hectare de terre exploité pour la culture ou l’élevage génère un produit brut près de deux fois supérieur en Asie. Or, dans le même temps, la part de la surface cultivable équipée pour l’irrigation a stagné à 3 % en Afrique subsaharienne, alors qu’elle a crû de 24 % à 38 % en Asie : le « paquet » semences améliorées/intrants/irrigation apporté par la Révolution verte a été très efficace.    


Productivité par hectare et surface irriguée en Afrique subsaharienne et en Asie

 

Moyenne 1971-75

Moyenne 1991-95

 Moyenne 2011-15

 Produit brut/ha ($ internationaux 2004-06) 1/

-           ASS hors Afrique du Sud 2/

-           Asie en développement 3/

 

443

383

534

713

 667

1 242

 Surface irriguée (1 000 ha)

-           ASS hors Afrique du Sud 2/

-           Asie en développement 3/

 

3 223

107 337

4 995

143 426

6 587

192 119

 Surface irriguée/surface cultivable (%)

-           ASS hors Afrique du Sud 2/

-           Asie en développement 3/


3,2

24,0


3,6

31,0


3,0

38,0

1/ Valeur de la production agricole par hectare de surface agricole en équivalent culture pluviale. 2/ASS : Afrique subsaharienne. 3/ Asie en développement : Asie du Sud et du Sud-Est, hors pays à haut revenu. Source : FARM d’après USDA


Pourtant la marge de manœuvre est considérable. Selon le Malabo Montpellier Panel, compte tenu des capacités hydriques et des taux de retour sur investissement escomptés, la surface irriguée en Afrique subsaharienne pourrait pratiquement quintupler, à 38 millions d’hectares. D’après nos estimations, la part de la surface cultivable irriguée dans cette région atteindrait alors 16 %. Comme une parcelle bénéficiant d’un accès à l’eau produit en moyenne deux à trois fois plus qu’en agriculture pluviale, le surcroît d’irrigation ainsi réalisé pourrait augmenter la production agricole dans les pays au sud du Sahara (y compris l’Afrique du Sud) de 12 à 24 %.  

Bien sûr, la construction d’infrastructures d’irrigation ne suffit pas, à elle seule, à enclencher un développement agricole efficace, comme le montre le bilan décevant tiré de l’installation de trois grands barrages au Mali, au Sénégal et au Burkina Faso[3]. Les petits projets hydrauliques sont prometteurs et les pratiques des agriculteurs en matière de gestion de l’eau doivent être reconnues et valorisées[4]. Encore faut-il que les superficies irriguées dont dispose chaque ménage soient suffisantes, que la ressource soit préservée et que les agriculteurs bénéficient de crédit, d’intrants et d’un véritable accès au marché. L’irrigation n’est qu’un ingrédient d’une stratégie d’intensification durable en faveur des petits producteurs. Mais c’en est une pièce essentielle, trop longtemps négligée et qui mérite désormais toutes les attentions. 


 

[1] Water-Wise. Smart Irrigation Strategies for Africa, Malabo Montpellier Panel Report, décembre 2018.

[2] International Productivity USDA ERS, 15 octobre 2018, https://www.ers.usda.gov/data-products/international-agricultural-productivity/

[3] Bazin F., Hathie I., Skinner J. and Koundouno J. (Ed.) (2017). Irrigation, food security and poverty – Lessons from three large dams in West Africa. International Institute for Environment and Development, London, UK and the International Union for Conservation of Nature, Ouagadougou, Burkina Faso.

[4] Voir notamment Schonberg T. et L. N. Core, Ensuring a water and food secure through farmer-led irrigation, 20 février 2017, http://blogs.worldbank.org/water, et Woodhouse P. et al. (2017). African farmer-led irrigation development: reframing agricultural policy and investment? The Journal of Peasant Studies, Vol. 44, No 1.


6 commentaire(s)
Différencier/équilibrer vivrier/export. Mesurer les préventions, prévenir la diabolisation....
Ecrit le 16 janvier 2019 par : jm bouquery 3681

L'irrigation est une forme importante d'investissement agricole. De ce fait, sa pratique est motivée par des facteurs en amont (crédit, intrants, politiques agricoles, assurances, formations, ...) et des facteurs aval (marchés porteurs, agro-industries, ...). Tout cela a des influences sur l'amélioration de la productivité et la transition agricoles. A mon avis, le véritable frein au développement de l'irrigation en Afrique subsaharienne (ASS) est le faible développement de l'agroindustrie, les politiques agricoles peu incitatives et le fort taux de pauvreté chronique au sein des producteurs agricoles. Il faut donc voir si les pays de l'Asie en développement ne sont pas plus évolués en matière d'agroindustrie que l'ASS et que le taux de pauvreté chronique au sein des producteurs n'y est pas plus faible.
En réalité, l'investissement agricole est si sensible que pour s'y engager, l'agriculteur prend beaucoup de précautions. Tout le monde sait par exemple que le riz est fortement demandé en ASS, mais le taux de pauvreté chronique, la pénurie de formation et les politiques publiques d'investissement agricole et d'assurance agricole ne sont guère favorables au développement de cette filière. La question et donc plus complexe que l'on ne le pense.
Ecrit le 16 janvier 2019 par : Dr Emile N. Houngbo 3682

I/ A propos des chiffres :
Je suppose que le chiffre donné de 3% - stagnant dans le cas de l ' ASS - pour le rapport surface irriguée / surface cultivable concerne en fait le rapport surface irriguée / surface cultivée ... puisque dans le même temps, le tableau précédent indique un doublement ( de 3,2 à 6, 6 millions d' ha ) de la superficie irriguée en ASS hors Afrique du Sud dans la periode 1972 - 2012 ( au cours de laquelle la surface cultivée a sans doute en effet doublé ) ... Je doute d' ailleurs fortement d' une telle augmentation des surfaces irriguées en ASS ( + 3,4 millions d' ha ????? Peut-être si l' on inclut l' Egypte, le Soudan, l' Ethiopie, le Maroc .... ) alors que les surfaces irriguées ont stagné ou régressé dans des pays d' ASS où elles ont été historiquement importantes ( Madagascar, Angola,...) II/ sur le fond : L' approche des grands projets d' irrigation collective a montré ses limites un peu partout, et en particulier en ASS .Le futur se situe en fait plus surement dans l' expansion de l' irrigation individuelle ( ce qui n'exclut pas éventuellement la construction de grands réseaux de distribution de la ressource) ... voir le Nigeria, le Ghana . La répartition spatiale de la ressource est un paramètre essentiel : l' irrigation en réseau collectif , outre une organisation efficace ( très difficile à mettre en place avec le délitement de la cohésion des sociétés rurales) , suppose des débits et/ou volumes assez conséquents ; celà oblige à concentrer l' irrigation aux abords de cours d'eau (rares en ASS) - ou près de retenues ( de plus en plus coûteuses - en temps et argent - à construire et entretenir). Or il est capital que l' irrigation soit développée dans le plus grand nombre possible de territoires, ce qui implique de recourir à des ressources dont soit le débit soit le volume sont petits - exploitables par une ou un nombre réduit de familles ... Ce qui signifie : recours aux eaux souterraines et/ou irrigation goutte à goutte simplifiée et à petite échelle . Quant à l' accès aux autres intrants ...la fertilité intrinsèque des sols africains est en fort déclin , avec une baisse marquée des taux de matière organique ; l' irrigation ne sera efficace que là où l' eau est le facteur limitant principal - et son impact limité par le facteur limitant suivant ...
Ecrit le 16 janvier 2019 par : Jean PAYEN 3683

Bonjour,
C'est avec un sentiment de satisfaction que je participe dans ce débat qui pose la problématique des changements climatiques dans l'Afrique au Sud du Sahara et leurs conséquences sur le développement économique de ces jeunes nations. Le mal étant bien identifié, toute la réflexion devra porter sur les systèmes les plus innovants en matière de mise à disposition des réserves d'eau de surface, sous terraines comme des pluies à l'agriculture. Les pays n'ayant pas les mêmes conditions, une visite des systèmes déjà en vigueur dans des pays pionniers tels que: Les pays asiatiques, la hollande, le Maroc et Israël doit être effectuée pour permettre aux pays affectés de sen inspirer. Très cordialement M. Modou THIAM Président Union Nationale interprofessionnelle des Semences UNIS Tel: +221 77 644 03 85 Dakar-Sénégal
Ecrit le 16 janvier 2019 par : thiamodou@yahoo.fr 3684

Rectification statistique : la part de l’irrigation est exprimée en pourcentage de la surface cultivée en Asie et de la surface récoltée en Afrique. Je suis d’accord avec la plupart des avis exprimés sur les obstacles et freins au développement de l’irrigation. Mais l’objectif de l’article était d’alerter sur l’urgence de l’action, non de répertorier « ce qu’il faut faire ». Sur ce point, place aux experts, aux paysans et aux décideurs !
Ecrit le 18 janvier 2019 par : Jean-christophe Debar 3686

L’irrigation est l'opération consistant à apporter artificiellement de l’eau à des végétaux cultivés . arrosage automatique maroc
Ecrit le 14 avril 2020 par : Sam 3851

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