Les statistiques, dans leur implacable sécheresse, jettent une lumière crue sur l’évolution de l’agriculture française.
Considérons ces deux chiffres :
- 1,8 % : c’est la part que représentent les exploitants et coexploitants agricoles dans la population active française ;
- 437 000 : c’est le nombre des exploitations agricoles en France, selon une estimation de 2016, publiée en 2017.
Ces deux évaluations – celle de la place de la population agricole dans la population française, et celle du nombre des exploitations - s’inscrivent, on le sait, dans une longue tendance à la baisse. Ce que l’on sait moins, en revanche, c’est que la diminution du nombre des exploitations correspond en même temps à un processus massif de diversification et d’éclatement des formes de l’exploitation elle-même. Moins il y a d’exploitants et d’exploitations, et plus le monde agricole se désarticule. Ce paradoxe apparent n’est intelligible qu’à la condition d’élargir le point de vue au-delà du cas français, en ressaisissant la portée de ces tendances à l’échelle de la mondialisation des agricultures.
Le désenchantement de l’activité agricole
Revenons tout d’abord sur la démographie : 564 000 exploitants et coexploitants, soit 1,8 % d’une population active d’environ 30 millions d’individus. Ce chiffre doit évidemment être augmenté du nombre des salariés et actifs non-salariés agricoles, mais le pourcentage ne dépasse en aucun cas les 3 % de l’emploi total. Il correspond bien à un amenuisement continu du nombre d’actifs en agriculture, corollaire des gains constants de productivité enregistrés depuis plus de 50 ans.
Les agriculteurs constituent aujourd’hui, dans une société caractérisée par la pluralisation et la diversification des métiers, une minorité professionnelle, encore fortement identifiée, mais moins nombreuse que d’autres minorités professionnelles, telles qu’on peut en trouver du côté de la santé, des transports ou de l’éducation. Une minorité professionnelle parmi d’autres, désormais entrée dans la condition ordinaire des professions et des métiers. La prise de conscience de cette condition minoritaire, redoublée par les mises en cause des pratiques culturales et d’élevage au nom de la préservation de l’environnement et du bien-être animal, est extrêmement douloureuse pour les intéressés. D’autant plus douloureuse qu’elle est, pour une part au moins, la conséquence d’un processus de modernisation qui a été collectivement désiré et conquis, au nom d’un objectif qui fut extrêmement valorisant : celui de faire de la France une grande puissance agricole, capable de subvenir elle-même à ses besoins alimentaires, ce qu’elle n’avait jamais réussi à faire au cours de son histoire.
Par un retournement cruel de l’histoire, l’accès à l’abondance de la production agricole a renversé le regard collectif porté sur le monde agricole. Pendant des siècles, dans des sociétés où dominait, après la peur des famines et des disettes, la crainte des pénuries, celui-ci fut regardé comme le lieu de la production par excellence : celle des biens qui cristallisaient, physiquement et symboliquement, les impératifs vitaux de la population. Les progrès de l’agriculture, étayés par le développement des facteurs scientifiques et techniques de la production, n’ont pas seulement fait décroître le besoin de main d’œuvre agricole. En rendant l’abondance ordinaire et banale, ils ont radicalement désenchanté l’activité des agriculteurs, soumise même désormais, de façon de plus en plus insistante et partagée, à l’évaluation de son coût écologique et environnemental. Dans le même temps, le regard de la société sur les campagnes s’est déplacé : alors que s’étend leur fonctionnalité résidentielle, leur caractère d’espace agricole s’efface dans la vision commune, derrière les attentes qui se cristallisent en termes de cadre de vie, de paysages ou de nature préservée.
Les incompréhensions et tensions que génèrent ces attentes, du côté des populations agricoles, ne sont pas susceptibles de faciliter la mue culturelle majeure qui leur est aujourd’hui demandée. Pourtant, les performances quantitatives étant atteintes ce sont d’autres attentes, d’ordre qualitatif cette fois, qui s’expriment : cette redéfinition de nouveaux objectifs assignés à un secteur qui a atteint les précédents buts qu’il s’était fixés n’est pas propre à l’agriculture, mais sans doute y est-elle d’autant plus difficile à faire partager que l’étape de la modernisation a été au moins et peut-être plus une conquête voulue de l’intérieur qu’une volonté dictée de l’extérieur. N’est-il pas amer de devoir amender ce que l’on a construit, qui plus est, ce que l’on a conquis ?
L’éclatement du modèle de l’exploitation familiale
Tournons-nous à présent vers le second chiffre, celui qui atteste de la baisse continue du nombre des exploitations : 437 000 en 2016, soit une baisse de presque 2 % par an au cours des six années précédentes. Chaque année, deux exploitations disparaissent lorsqu’il s’en crée une, et les projections à dix ans laissent attendre, compte tenu de la pyramide des âges, une poursuite du mouvement. La tendance est connue, mais elle correspond, ce qui l’est moins, à une puissante recomposition des formes mêmes des exploitations.
Une manière habituelle d’en euphémiser les conséquences consiste, aussi bien du côté des agriculteurs que du côté des pouvoirs publics, à faire comme si les exploitations, classées par les statistiques officielles en « grandes », « moyennes » et « petites », continuaient toutes, peu ou prou, et quoiqu’il en soit des productions et des surfaces, à relever d’un même modèle : celui de l’exploitation familiale, qui reste, pour des raisons historico-politiques, une sorte de matrice idéale de l’activité agricole dans ce pays. Certes, les deux tiers des exploitations gardent en effet un caractère exclusivement familial, au regard de la détention du capital d’exploitation et de la fourniture du travail. Ce modèle, voulu comme un projet proprement politique par la IIIème République pour rallier les paysans à l’ordre nouveau issu de la Révolution française, s’est imposé dans la durée, et a été confirmé sous la Vème République, à travers les lois de 1961-1962 et la politique agricole commune (PAC) première manière. Or il est aujourd’hui considérablement fragilisé, non seulement pour des raisons économiques, mais pour des raisons culturelles. Le cadre familial qui organise le travail professionnel entre en contradiction de moins en moins supportable avec la revendication à l’autonomie du couple et de l’individu. On sait que le phénomène massif du célibat paysan a son origine non pas tant dans la nature du métier lui-même que dans les contraintes imposées par le cadre familial dans lequel il s’exerce. Sur un terrain plus dramatique encore, le suicide paysan, qui s’établit à un niveau supérieur à celui de toutes les autres professions, est bien moins lié aux drames qui entourent des phénomènes conjoncturels qu’aux insurmontables tensions générationnelles et intergénérationnelles vécues par les intéressés et portant en particulier sur la conception de la conduite de l’exploitation et sur l’autonomie de la vie de couple. Le modèle familial, qui s’impose dans les représentations communes - et subsiste dans le discours politique - comme le modèle « naturel » de l’exercice du métier d’agriculteur, est aujourd’hui profondément déstabilisé.
Il l’est d’autant plus que s’est imposé depuis un demi-siècle, de façon d’abord presque subreptice, mais irréversible, un autre modèle, de genre sociétaire, qui concerne aujourd’hui 36 % des exploitations, mais occupe surtout 64 % de la surface agricole utilisée, mobilisant 61 % de la force de travail agricole, et assurant les trois quarts de la production. Ces formes sociétaires sont variées : EARL, SCEA, GAEC, SARL, etc. Elles ont en propre, pour la plupart d’entre elles, de dissocier clairement le capital foncier – jusqu’à le rendre abstrait, sous forme de parts de société – du capital d’exploitation. La conséquence de cette dissociation est la diminution du faire-valoir direct au profit du fermage. Une grande part de ce fermage demeure intra-familial : des parents ou des collatéraux propriétaires ont leurs enfants ou leurs neveux pour fermiers, introduisant dans le cercle familial des divergences d’intérêt et de conception de la valorisation des biens, qui brouillent les repères des rapports familiaux. De plus, la réalité sociétaire impose une sorte d’abstraction du patrimoine privé agricole, au moment même où se déploient, dans la société, des attentes fortes en matière de patrimonialisation collective des sols et des paysages.
Ce développement de l’abstraction du capital en agriculture permet même que s’y développent – sous des apparences pouvant demeurer formellement familiales – des logiques capitalistes d’un type nouveau, y compris des logiques financiarisées, mises en œuvre sur de très grandes exploitations, qui témoignent de la pénétration en France d’un modèle d’« agriculture de firme » dont on a longtemps pensé qu’il demeurerait, dans ce pays massivement gouverné par le modèle de l’agriculture familiale, un épiphénomène. Il est aujourd’hui davantage qu’un phénomène émergent, et il est loin de concerner seulement les rachats de terre par des capitaux étrangers, souvent mis en avant par les médias, mais qui reste néanmoins très marginal. Les travaux des chercheurs montrent le développement significatif de la délégation intégrale des travaux par des exploitants à des entreprises de travaux agricoles, ainsi que l’émergence de juxtapositions de structures dans des sortes de holdings agricoles.
Entre le maintien fragile des exploitations familiales traditionnelles, dont beaucoup sont promises à disparaître, le développement massif des formes sociétaires et la percée – encore modeste mais réelle – d’une agriculture de firme alignée sur les règles mondialisées du capitalisme international, il faut encore mentionner, pour éclairer cette diversification saisissante du paysage agricole en France, un phénomène de création d’exploitations, qui ne sont pas des reprises et qui sont le fait d’acteurs non issus du monde agricole, souvent à la recherche, sous cette forme, d’une alternative aux modes de production et de consommation dominants. Ce dernier modèle, de portée économique faible, n’en est pas moins un lieu au sein duquel s’expérimentent des approches innovantes du travail, des techniques, de la coopération, des échanges et du lien social à l’échelle local. Il faut se garder de sous-estimer son impact culturel dans les représentations et les attentes que la société développe à l’égard de l’agriculture : il suffit, à cet égard, de songer à l’écho d’initiatives conduites en matière de permaculture, un écho qui dépasse de beaucoup le caractère ultra-localisé de ces expériences. Il suffit également d’observer les stratégies de valorisation des produits locaux par les centrales de la grande distribution, comme par les collectivités locales en charge de la restauration scolaire, pour mesurer l’impact culturel de ce qui pourrait être trop hâtivement qualifié de marge.
Ainsi donc la pluralisation de ces différents modèles fait émerger en France, depuis une trentaine d’années, un paysage diversifié de cultures et d’économies agricoles en tension entre elles. Mais cette diversification elle-même ne prend pleinement son sens qu’au regard des grandes tendances qui réorganisent les mondes agricoles à l’échelle planétaire. Aucune pensée de la situation de l’agriculture dans un pays donné ne peut aujourd’hui faire l’économie de cette ouverture de la focale aux dynamiques mondiales qui bouleversent la place des paysanneries.
Une agriculture mondiale tripolaire
Cette place – contrairement à la tendance à l’amenuisement repérée en France et dans l’ensemble des pays de l’hémisphère Nord, auquel il faut ajouter l’Australie et la Nouvelle-Zélande – n’est pas moins importante, sur le plan démographique, qu’elle le fut dans le passé. Si la planète s’urbanise rapidement, au point que deux tiers de la population mondiale vivront en ville en 2050, les ruraux n’ont pourtant jamais été si nombreux, en valeur absolue, sur la surface du globe. L’Asie, continent le plus peuplé et le plus « paysan » de la planète, voit sa population agricole augmenter grandement, malgré la prodigieuse croissance des cités. Et il en va de même pour le continent africain. Ce qu’il nous faut penser aujourd’hui, dans toutes ses implications économiques, sociales, culturelles et politiques, c’est le contraste qui s’approfondit et se radicalise entre, d’un côté, l’assimilation montante des agricultures du Nord au régime général de l’entreprise, lui-même aspiré par les logiques du capitalisme financier et, de l’autre côté, l’expansion massive d’une petite agriculture, ordonnée à la subsistance de populations laissées pour compte du développement urbain, et assignées à un congédiement sur place ou à un exil de l’intérieur. Proliférant dans les pays du Sud, le développement de cette population agricole paupérisée est repérable également en Europe, à la périphérie des grandes exploitations décollectivisées ou en marge d’agricultures familiales déstructurées, dont le chemin vers la modernisation ne s’est pas accompli. N’oublions pas que dans l’Union européenne, sur près de 11 millions d’exploitations, près de 60 % ont un potentiel de production inférieur à 4 000 euros et dégagent donc de très faibles revenus.
Les tensions et contradictions qui traversent le monde agricole français s’inscrivent, sur leur mode propre, dans l’écartèlement des trois grands pôles qui organisent les dynamiques de l’agriculture à l’échelle mondiale :
- le pôle des agricultures familiales, déjà pluriactives où déjà spécialisées, encore dominant en dépit de la fragilisation du modèle purement familial à responsabilité personnelle, qui lui-même se recompose dans des formes sociétaires encore gouvernées à l’échelle familiale ;
- le pôle d’une agriculture de firme, pilotée par des logiques financières transnationales : songeons, par exemple, au volume substantiel des capitaux flottants qui, sur tous les continents, se sont investis temporairement dans l’agriculture lors de la crise de 2008 ;
- le pôle, enfin, d’une agriculture précarisée et même de plus en plus misérable, assignée à la survie domestique de populations exclues des grandes logiques du développement mondial.
Repenser la question agricole
Cette brève analyse nous conduit à élargir le regard habituellement porté sur la question agricole, en France et dans le monde.
En premier lieu, au-delà du déclin de la population qui vit de l’agriculture dans notre pays, il faut souligner la diversité des trajectoires parcourues par les exploitations, en notant que cette diversité, par-delà la variété des productions et des contraintes qu’elles impriment à l’activité elle-même, est celle des modèles économiques qui sont à leur principe. C’est aussi à partir de cette disparité des modèles que l’on doit s’atteler – au-delà de l’affrontement des intérêts nationaux – à la définition d’une nouvelle PAC.
D’autre part, les statistiques masquent le phénomène émergent des microentreprises agricoles. Parallèlement à l’expansion de l’agriculture de firme et à l’agrandissement des exploitations moyennes, on observe en effet, dans les pays développés, l’installation d’exploitations de petite taille, dans les zones urbaines et périurbaines. Loin d’être un phénomène marginal, cette tendance – qui répond partout à des attentes sociales significatives et engage des problématiques prometteuses en matière d’emploi et d’innovation – mérite d’être considérée très sérieusement du point de vue, notamment, de l’accompagnement qu’il nécessite.
Il faut enfin abandonner définitivement une vue franco-centrée de la question agricole, facilement portée à la traiter, à travers le prisme de « la fin des paysans »[1], comme un enjeu second, voire résiduel, au regard des « grandes questions » du développement économique et des équilibres sociétaux. C’est à travers sa réinscription dans le jeu des dynamiques mondiales, et seulement dans cette réinscription, que cette question, en France et en Europe, peut être efficacement mise en perspective. Pour paraphraser le titre d’un livre majeur de René Dumont, qui fut, à sa mesure, un prélude à la modernisation de l’agriculture française, c’est Le problème agricole mondial qui est aujourd’hui devant nous.