Le problème agricole : leçon des Etats-Unis

24 septembre 2018

Jean-Christophe Debar, directeur de FARM



« Après plus de 80 ans d’intervention publique dans l’agriculture, le problème demeure : en 2018, le revenu agricole [aux Etats-Unis] devrait tomber, en valeur réelle, à son plus bas niveau depuis presque deux décennies. Cet échec est révélateur d’une incompréhension fondamentale, par les décideurs politiques, du problème du profit », écrit Steven C. Blank, professeur émérite d’économie agricole des universités de California-Davis et de Virginia Tech, dans un article récent de Choices[1]. Son analyse porte sur l’agriculture américaine, mais les questions qu’elle soulève vont bien au-delà.


Pour S. C. Blank, le cœur du problème est que, comme le prévoit la théorie économique, dans un marché « parfaitement concurrentiel », le profit moyen est égal à zéro. Or les marchés agricoles peuvent être considérés comme parfaitement concurrentiels, car s’y confrontent un grand nombre d’acheteurs et de vendeurs, dont aucun, individuellement, n’a une influence significative sur les prix. Dès lors, par le seul jeu de l’offre et de la demande, les prix agricoles tendent à s’établir à un niveau où le profit moyen des producteurs est nul, les gains réalisés par les uns étant compensés par les pertes subies par les autres. Cet effet est aggravé par le fait que, pour la plupart des produits agricoles, les prix sont « globaux », c’est-à-dire qu’ils résultent des conditions qui prévalent sur les marchés mondiaux, alors que les coûts de production sont « locaux » et déterminés par d’autres facteurs.

Les données statistiques confirment la théorie. Dans ses ouvrages publiés en 1998[2] et 2008[3], S. C. Blank montrait déjà que, dans le Midwest et d’autres régions des Etats-Unis où les conditions climatiques limitent les choix de production à un petit nombre de cultures, les agriculteurs enregistrent, en moyenne, des profits quasi nuls : chaque année, deux tiers des producteurs perdent de l’argent. Depuis dix ans, la tendance ne s’est pas inversée. Certes, le revenu agricole a connu une forte embellie sur la période 2011-2014, mais il est redescendu ensuite à un niveau très bas – inférieur, en dollars courants, à celui observé au milieu des années 1990. La volatilité des marchés agricoles ne doit donc pas faire illusion : le problème agricole n’est pas conjoncturel. Il se traduit par des revenus chroniquement plus faibles que dans les autres secteurs et par une réduction continue du nombre d’exploitations.

Les agriculteurs peuvent bien sûr accroître leur revenu grâce au progrès technique, qui leur permet de diminuer leurs coûts de production unitaires. Mais l’amélioration de la productivité n’apporte qu’un répit temporaire ; les nouvelles techniques ne bénéficient qu’à ceux qui sont les premiers à les adopter. Lorsqu’elles se diffusent à grande échelle et deviennent la norme, la production augmente, les prix chutent et les profits retombent. C’est la théorie du « tapis roulant technologique », énoncée par Willard Cochrane il y a soixante ans[4].

Alors, que faire ? Selon S. C. Blank, il n’y a que deux solutions possibles. S’ils veulent conserver un nombre relativement élevé d’agriculteurs, avec un niveau de vie décent, les gouvernements doivent soutenir les revenus agricoles, mais sans lier les aides à telle ou telle production (aux Etats-Unis, les subventions sont essentiellement réservées aux producteurs de grandes cultures et de lait). Mieux vaut des aides visant à assurer un revenu minimum, dont le versement serait soumis à certains seuils. Notons que le soutien budgétaire aux revenus agricoles, traditionnellement en vigueur dans les pays riches, est coûteux pour les finances publiques, même si plusieurs pays émergents, dont la Chine, l’ont mis en œuvre ces dernières années. Pour la plupart des pays africains, cette option reste hors d’atteinte.

L’autre voie est la transformation structurelle de l’agriculture. A savoir, « aider les producteurs agricoles à devenir des firmes intégrées capables d’influer sur leur marge de profit ». Il s’agit de passer de la production de matières premières agricoles, indifférenciées, à « des produits de marque ou à forte valeur ajoutée ». Les marchés agricoles pourraient ainsi échapper à l’étau de la concurrence parfaite, au profit d’une « concurrence monopolistique » susceptible d’assurer durablement aux entreprises un profit substantiel. Mais cette option est difficile à accepter car, souligne l’auteur, elle va à l’encontre de l’idéologie dominante.

En réalité, la différenciation des produits agricoles pour créer de la valeur ajoutée est une tendance de longue date, à l’œuvre dans tous les pays, que ceux-ci soutiennent ou pas leur agriculture. Elle exige des filières bien structurées et étroitement coordonnées, « de la fourche à la fourchette », selon l’expression consacrée. Mais pour que les agriculteurs en tirent parti, il faut qu’ils parviennent à établir en leur sein un rapport de force qui leur garantisse une part significative de la valeur et qu’ils soient rémunérés équitablement par les entreprises qui achètent, transforment et vendent leur production. Tel est, en Afrique, l’un des enjeux majeurs de la contractualisation entre agriculteurs et firmes d’amont et d’aval, thème d’un groupe de travail de FARM qui s’est réuni à plusieurs reprises en 2017-2018 et va approfondir ses réflexions en 2018-19[5]


 

[1] Blank, S.C. 2018, The Profit Problem of American Agriculture: What We Have Learned with the Perspective of Time. Choices. Quarter 3, http://www.choicesmagazine.org/choices-magazine/submitted-articles/the-profit-problem-of-american-agriculture-what-we-have-learned-with-the-perspective-of-time

[2] Blank, S.C. 1998. The End of Agriculture in the American Portfolio. Westport, CT: Quorum.

[3] Blank, S.C. 2008. The Economics of American Agriculture: Evolution and Global Development. Armonk, NY: M.E. Sharpe.

[4] Cochrane, W.W. 1958. Farm Prices: Myth and Reality. St. Paul, MN: University of Minnesota.

[5] Voir Contractualiser avec les agriculteurs en Afrique, rapport du groupe de travail de FARM 2017-18, disponible ici

5 commentaire(s)
Voilà en dit quelques mots ce qui pourrait passer pour un résumé simpliste de théorie des marchés.
Mais dans le cas de la production porcine, en France, on peut confirmer sans trop de difficulté que les prix s'alignent sur le coût de production moyen. Avec quelques efforts de plus, on le ferait à l'échelle de l'Union européenne. A l'échelle mondiale, c'est plus complexe en raison des forts écarts de coûts de production entre continents, et parce que les échanges ne sont pas suffisants (concurrence insuffisante) pour remplir les conditions supposées. Mais même en France et dans l'UE, deux grands facteurs font que ce mécanisme ne saute pas aux yeux, (1) la variabilité des cours du porc et de l'aliment, (2) la grande dispersion des résultats entre exploitations. Un autre sujet de discussion porte sur l'endroit où on situe le "profit" dans le tableau des "soldes intermédiaires de gestion". En effet, en France et dans les systèmes de production agricoles de l'UE, le travail est davantage fourni par l'exploitant et sa famille que par des salariés au sens des moyennes et grandes entreprises de l'industrie et des services. Contrairement à des idées répandues, c'est aussi fréquemment le cas dans l’agriculture aux USA, mais pas en porc cependant. Quoi qu'il en soit de ce dernier point, dans le débat né autour des Etats généraux de l'alimentation sur l'idée de rémunérer les producteurs en fonction de leur coût, la question qui vient est "mais quel coût?". Si on répond est "le coût moyen", cela revient à admettre de ne pas rémunérer correctement la moitié de la production. C'est bien ce que fait le marché (et c’est ce que l'on fait en s'en remettant à lui). Mais le marché est parfois jugé comme impartial, alors qu'une coopérative qui ferait la même chose, délibérément et en connaissance de cause, ne serait pas jugée de la même manière. Serait-ce un jugement injuste?
Ecrit le 24 septembre 2018 par : Michel Rieu michel.rieu@ifip.asso.fr 3633

Rien de tout ceci n'est vraiment nouveau ! Voir par exemple les références que je cite dans mon livre sur "les prix agricoles" (l'harmattan, 2017), en particulier un vieil article sur "La notion d'économie d'échelle dans un secteur multi-produit et l'avenir de l'agriculture" , publié en 1977 dans les annales d'économie et sociologie rurale de l'INRA.
Il y a des erreurs patentes : la "neutralité" des aides "découplées" sur la production est une vieille tarte à la crème à laquelle ne croient plus que les apparatchiks de l'OMC. Par dessus tout, Steve Blank oublie une importante dimension du problème, la dimension dynamique. Ce qui empêche la contractualisation qu'il appelle de ses voeux (après Gervais et Servolin , en France, dans les années 60!) c'est l'instabilité des prix, instabilité qui n'est pas due aux fluctuations aléatoires des récoltes, comme trop de gens le croient, mais à des phénomènes dynamiques de type "cobweb". Tant que ceux ci ne seront pas pris en compte dans les analyses, il ne faut pas s'attendre à de gros progrès dans les politiques agricoles, qui resteront d'aimables gadgets plus ou moins verdis pour amuser la galerie...
Ecrit le 24 septembre 2018 par : Jean-Marc Boussard 3634

Cahier de vacances du prof Blank ? Pas de mal avant la rentée !
Et la "galerie" contente de retrouver maître Jean-Marc et de profiter de la science de M. Rieu. Reste à trouver la sauce - liaison et expression - entre macro et micro, entre l'agrégat "revenu agricole" et les revenus - multiples - des agriculteurs - si divers et pas toujours directement sur le marché -; entre cotations de prix, marges, valeur ajoutée et revenus; entre exploitants, employés, emploi lié (coop...) et emploi rural; entre chaine de produit (branche) et filière d'acteurs (secteur). Oui, la dynamique c'est un peu plus compliqué. Et aux USA les nouveaux exploitants sont aux anciens un peu comme Sapiens à Neandertal.
Ecrit le 28 septembre 2018 par : jm bouquery 3635

L'article est intéressant, parce qu'il traite de la rentabilité de l'activité agricole. L'accent mis sur le régime de concurrence parfaite auquel obéit le marché des produits agricoles justifie que l'activité ne soit pas source d'un revenu intéressant pour les producteurs. La concurrence parfaite est intéressante et souhaitable pour garantir la qualité des produits pour les consommateurs. Car, à cette condition, seules les innovations pertinentes permettront d'améliorer substantiellement le revenu des producteurs.
Mais, il y a un autre aspect qui semble avoir été occulté, celui relatif à l'intensification de la demande pour relever le niveau de revenu des offreurs que sont les producteurs. Cela pourrait se faire par le développement de l'agro-industrie à travers notamment la valorisation suffisante de certaines spéculations qui pourraient être fortement demandées. Cette valorisation pourrait se faire à travers une législation avantageuse tant pour l'agro-industriel que pour le producteur. Une loi qui oblige à intégrer 1% de manioc dans le pain par exemple peut relever le prix du manioc. Il y a aussi les questions de certification, de labellisation et d'indication géographique qui sont aussi susceptibles d'accroître la compétitivité et relever les prix dans des niches de marché et en conséquence relever les revenus.
Ecrit le 29 septembre 2018 par : Dr Emile N. Houngbo 3637

Local contre global, quels effets de la pandémie sur les prix et les soldes ?
Ecrit le 23 septembre 2020 par : jm bouquery 3926

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