« Après plus de 80 ans d’intervention publique dans l’agriculture, le problème demeure : en 2018, le revenu agricole [aux Etats-Unis] devrait tomber, en valeur réelle, à son plus bas niveau depuis presque deux décennies. Cet échec est révélateur d’une incompréhension fondamentale, par les décideurs politiques, du problème du profit », écrit Steven C. Blank, professeur émérite d’économie agricole des universités de California-Davis et de Virginia Tech, dans un article récent de Choices[1]. Son analyse porte sur l’agriculture américaine, mais les questions qu’elle soulève vont bien au-delà.
Pour S. C. Blank, le cœur du problème est que, comme le prévoit la théorie économique, dans un marché « parfaitement concurrentiel », le profit moyen est égal à zéro. Or les marchés agricoles peuvent être considérés comme parfaitement concurrentiels, car s’y confrontent un grand nombre d’acheteurs et de vendeurs, dont aucun, individuellement, n’a une influence significative sur les prix. Dès lors, par le seul jeu de l’offre et de la demande, les prix agricoles tendent à s’établir à un niveau où le profit moyen des producteurs est nul, les gains réalisés par les uns étant compensés par les pertes subies par les autres. Cet effet est aggravé par le fait que, pour la plupart des produits agricoles, les prix sont « globaux », c’est-à-dire qu’ils résultent des conditions qui prévalent sur les marchés mondiaux, alors que les coûts de production sont « locaux » et déterminés par d’autres facteurs.
Les données statistiques confirment la théorie. Dans ses ouvrages publiés en 1998[2] et 2008[3], S. C. Blank montrait déjà que, dans le Midwest et d’autres régions des Etats-Unis où les conditions climatiques limitent les choix de production à un petit nombre de cultures, les agriculteurs enregistrent, en moyenne, des profits quasi nuls : chaque année, deux tiers des producteurs perdent de l’argent. Depuis dix ans, la tendance ne s’est pas inversée. Certes, le revenu agricole a connu une forte embellie sur la période 2011-2014, mais il est redescendu ensuite à un niveau très bas – inférieur, en dollars courants, à celui observé au milieu des années 1990. La volatilité des marchés agricoles ne doit donc pas faire illusion : le problème agricole n’est pas conjoncturel. Il se traduit par des revenus chroniquement plus faibles que dans les autres secteurs et par une réduction continue du nombre d’exploitations.
Les agriculteurs peuvent bien sûr accroître leur revenu grâce au progrès technique, qui leur permet de diminuer leurs coûts de production unitaires. Mais l’amélioration de la productivité n’apporte qu’un répit temporaire ; les nouvelles techniques ne bénéficient qu’à ceux qui sont les premiers à les adopter. Lorsqu’elles se diffusent à grande échelle et deviennent la norme, la production augmente, les prix chutent et les profits retombent. C’est la théorie du « tapis roulant technologique », énoncée par Willard Cochrane il y a soixante ans[4].
Alors, que faire ? Selon S. C. Blank, il n’y a que deux solutions possibles. S’ils veulent conserver un nombre relativement élevé d’agriculteurs, avec un niveau de vie décent, les gouvernements doivent soutenir les revenus agricoles, mais sans lier les aides à telle ou telle production (aux Etats-Unis, les subventions sont essentiellement réservées aux producteurs de grandes cultures et de lait). Mieux vaut des aides visant à assurer un revenu minimum, dont le versement serait soumis à certains seuils. Notons que le soutien budgétaire aux revenus agricoles, traditionnellement en vigueur dans les pays riches, est coûteux pour les finances publiques, même si plusieurs pays émergents, dont la Chine, l’ont mis en œuvre ces dernières années. Pour la plupart des pays africains, cette option reste hors d’atteinte.
L’autre voie est la transformation structurelle de l’agriculture. A savoir, « aider les producteurs agricoles à devenir des firmes intégrées capables d’influer sur leur marge de profit ». Il s’agit de passer de la production de matières premières agricoles, indifférenciées, à « des produits de marque ou à forte valeur ajoutée ». Les marchés agricoles pourraient ainsi échapper à l’étau de la concurrence parfaite, au profit d’une « concurrence monopolistique » susceptible d’assurer durablement aux entreprises un profit substantiel. Mais cette option est difficile à accepter car, souligne l’auteur, elle va à l’encontre de l’idéologie dominante.
En réalité, la différenciation des produits agricoles pour créer de la valeur ajoutée est une tendance de longue date, à l’œuvre dans tous les pays, que ceux-ci soutiennent ou pas leur agriculture. Elle exige des filières bien structurées et étroitement coordonnées, « de la fourche à la fourchette », selon l’expression consacrée. Mais pour que les agriculteurs en tirent parti, il faut qu’ils parviennent à établir en leur sein un rapport de force qui leur garantisse une part significative de la valeur et qu’ils soient rémunérés équitablement par les entreprises qui achètent, transforment et vendent leur production. Tel est, en Afrique, l’un des enjeux majeurs de la contractualisation entre agriculteurs et firmes d’amont et d’aval, thème d’un groupe de travail de FARM qui s’est réuni à plusieurs reprises en 2017-2018 et va approfondir ses réflexions en 2018-19[5].
[1] Blank, S.C. 2018, The Profit Problem of American Agriculture: What We Have Learned with the Perspective of Time. Choices. Quarter 3, http://www.choicesmagazine.org/choices-magazine/submitted-articles/the-profit-problem-of-american-agriculture-what-we-have-learned-with-the-perspective-of-time
[2] Blank, S.C. 1998. The End of Agriculture in the American Portfolio. Westport, CT: Quorum.
[3] Blank, S.C. 2008. The Economics of American Agriculture: Evolution and Global Development. Armonk, NY: M.E. Sharpe.
[4] Cochrane, W.W. 1958.
Farm Prices: Myth and Reality. St. Paul, MN: University of Minnesota.
[5] Voir
Contractualiser avec les agriculteurs en Afrique, rapport du groupe de travail de FARM 2017-18, disponible
ici