Afrique : promesses et périls de la zone de libre-échange

3 septembre 2018
Jean-Christophe Debar, directeur de FARM, et Abdoul Fattath Tapsoba, étudiant, stagiaire à FARM.


Le 21 mars dernier, 44 chefs d’Etat de l’Union africaine, réunis à Kigali, au Rwanda, ont signé un accord instituant ce qui pourrait devenir le plus grand espace intégré sur le plan commercial. La zone de libre-échange continentale africaine (ZLECA) devrait en effet couvrir, à terme, 55 pays et 1,2 milliard de personnes (2,5 milliards, soit 26 % de la population mondiale à l’horizon 2050). L’accord ambitionne d’abolir progressivement les droits de douane entre les pays signataires pour développer le commerce intra-africain, afin de stimuler la croissance durable et l’emploi. Mais où en est aujourd’hui l’intégration du commerce agricole en Afrique ? L’analyse de l’évolution des échanges de produits alimentaires[1] depuis vingt ans fait ressortir deux traits principaux.  

D’une part, les importations intra-africaines de produits alimentaires ont été multipliées par cinq en valeur (en dollars courants), mais leur part dans les importations totales de produits alimentaires en Afrique reste très faible : 17 % en 2016, contre 13 % en 1995. De même, les exportations intra-africaines ne représentaient que 25 % des exportations totales de produits alimentaires du continent en 2016, contre 15 % en 1995. Le degré d’intégration du commerce de produits alimentaires en Afrique est ainsi très inférieur à celui atteint en Amérique (41 %), en Asie (66 %) et surtout en Europe (76 %).

D’autre part, sur le continent africain, les échanges alimentaires ont lieu en majeure partie au sein de chacune des sous-régions (Afrique du Nord, Afrique de l’Ouest, Afrique de l’Est, Afrique centrale, Afrique australe). En effet, les importations sous-régionales représentent, en moyenne, près de 60 % du total des importations intra-africaines de produits alimentaires. Le commerce entre sous-régions est minoritaire. Cette situation est le résultat du développement des huit communautés économiques régionales (CER), qui ont établi, à des degrés divers, des zones de libre-échange entre pays membres[2].

 

 

La question est donc de savoir si l’expansion des échanges intra-africains se fera essentiellement par un renforcement des CER ou par l’intensification du commerce entre elles. Pour l’Union africaine, les deux voies sont complémentaires : les communautés économiques régionales ont vocation à s’ouvrir l’une à l’autre, à l’image de la Zone tripartite de libre-échange (Tripartite Free Trade Area, TFTA) créée en juin 2015 et qui couvre une grande partie de l’Afrique de l’Est et du Centre, de l’Egypte jusqu’à l’Afrique du Sud. La TFTA regroupe trois CER – le COMESA, la CAE et la SADC – qui fournissent environ la moitié du produit intérieur brut du continent[3]. Suivant cette logique, la CEDEAO, la CEAAC et la CENSAD pourraient à leur tour se regrouper, puis s’élargir à l’UMA, avant de fusionner avec la TFTA dans la ZLECA. In fine, celle-ci devrait aboutir, d’ici 2028, à la création d’un marché commun et d’une union économique et monétaire incluant les 55 pays du continent.

Mais cette logique est contestée. Pour les opposants, il faut d’abord consolider chaque communauté économique régionale, pour en faire non seulement de vrais marchés communs sur le plan économique, mais aussi en matière monétaire, fiscale, sociale et environnementale, avant d’élargir le libre-échange à l’ensemble du continent. Jacques Berthelot souligne ainsi qu’à la différence de ce qui s’est passé pour la construction de l’Union européenne, dont un tiers du budget est consacré aux fonds structurels et de cohésion, qui visent à favoriser le rattrapage des Etats et des régions les moins avancés, aucun mécanisme de redistribution au profit des pays les plus pauvres n’est prévu pour accompagner la ZLECA ; il n’en existe d’ailleurs pas dans les CER. Selon lui, « les tentatives d’intégration purement commerciales ne feront que marginaliser les Etats et régions les moins compétitifs et créeront des révoltes sociales »[4].

Ce risque est réel. Une dilution hâtive des CER dans une vaste zone de libre-échange pourrait miner les efforts d’intégration politique entrepris dans certaines sous-régions, et qui ont abouti par exemple à la création de la politique agricole commune de la CEDEAO. Celle-ci s’appuie sur les financements octroyés au titre du Programme détaillé de développement de l’agriculture africaine, mis en œuvre par l’Union africaine, mais aussi sur un tarif extérieur commun (TEC) longuement négocié, applicable depuis le 1er janvier 2015. Or la protection fournie par le TEC, déjà très faible pour certains produits comme le riz ou la poudre de lait, risque d’être encore réduite par les Accords de partenariat économique entre l’Union européenne et les pays ACP (Afrique, Caraïbes, Pacifique), même si des exemptions temporaires sont prévues pour les produits sensibles.  

Les enjeux de la ZLECA pour l’agriculture africaine sont donc considérables. Les avantages de la libéralisation sont indéniables : accélération de la croissance, diversification des économies, déploiement des chaînes de valeur, etc., mais ils ne peuvent être considérés indépendamment des pertes qu’elle entraînera inéluctablement pour des pans entiers de la population – au premier rang desquels les petits agriculteurs, qui sont parmi les plus vulnérables. Un rythme d’ouverture commerciale compatible avec l’approfondissement de l’intégration politique des communautés économiques régionales, ainsi que l’instauration de mécanismes ex-ante d’amélioration de la compétitivité (formation, recherche-développement…) et de dispositifs ex-post de gestion des risques et de sécurisation des revenus (assurances récolte, protection sociale…), seront déterminants pour la réussite du processus, c’est-à-dire le développement durable de la région.

Lors du sommet de l’Union africaine qui s’est tenu le 8 juillet à Nouakchott, en Mauritanie, 5 pays (le Burundi, le Lesotho, la Namibie, le Sierra Leone et surtout l’Afrique du Sud) ont adhéré à la ZLECA, rejoignant ainsi les 44 signataires initiaux. Mais le plus dur reste à faire. Le Nigeria, première économie du continent, en proie à la chute des cours du pétrole et au conflit avec Boko Haram, refuse toujours de participer. En outre, l’accord doit être ratifié par les parlements nationaux. Seuls 8 Etats l’ont déjà fait, alors qu’il en faut au moins 22 pour son entrée en vigueur, prévue en 2019. Le processus lancé à Kigali ne sera sans doute pas un long fleuve tranquille.  


 

[1] Les produits alimentaires considérés ici sont ceux correspondant à la nomenclature suivante du commerce international : CTCI 0, 1, 22 et 4. Ils ne comprennent pas les produits de la pêche, mais incluent le tabac. Les données sur les échanges proviennent de la CNUCED.

[2] L’Union africaine reconnaît huit communautés économiques régionales : la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) ; la Communauté de développement de l’Afrique australe (SADC) ; la Communauté économique des Etats de l’Afrique centrale (CEEAC) ; l’Union du Maghreb arabe (UMA) ; la Communauté d’Afrique de l’Est (CAE) ; le Marché commun de l’Afrique orientale et australe (COMESA) ; la Communauté économique des Etats sahélo-sahariens (CENSAD) ; l’Autorité intergouvernementale pour le développement (IGAD). Les pays membres de l’IGAD (Djibouti, Ethiopie, Erythrée, Kenya, Somalie, Soudan du Sud, Soudan, Ouganda) appartiennent également au COMESA.

[3] A ce jour, 21 pays, sur les 27 concernés, ont signé cet accord tripartite.

[4] Propos rapportés par le site Africa Check, https://fr.africacheck.org/factsheets/zone-de-libre-echange-continentale-afrique-quil-faut-savoir/



4 commentaire(s)
Bel article.
L'analyse est constructive et apporte de la visibilité sur une thématique pertinente mais très complexe. Malheureusement, souvent les ambitions de ces regroupements sont placées largement en deçà des réalités politiques, sociales et culturelles propres à chaque pays africain. Sur le terrain, les choses avancent nettement moins vite que prévu. Il y aussi une forte disparité entre les sous régions, certaines sont plus avancées que d'autres. Le cas de l'UMA, une CER qui existe sur papier depuis plus de 40 ans mais qui n'a aucune signification sur le terrain, est très parlant. Par contre, certains chiffres montrent que les échanges bilatéraux dans plusieurs CER sont plus réels. C'est à l'image des habitations en copropriété en Afrique qui sont aujourd'hui mal gérées, avec des difficultés énormes, tout simplement parce que, historiquement, les gens étaient habitués à vivre dans des maisons individuelles en campagne, avec des logiques propres. Dès qu'ils se sont mis à vivre ensemble dans des immeubles en villes, avec des espaces communs et selon des règles nouvelles, des difficultés inimaginables apparaissent et la greffe a beaucoup de mal à prendre. Ceci étant, personnellement je reste optimiste car l'Afrique n'a pas le choix. Le secteur agricole et agroalimentaire en particulier peut être promoteur et créateur d'emplois aux millions et millions de jeunes qui arrivent chaque année sur le marché et ne voient pas (ou très peu) de perspectives d'avenir dans leurs pays. L'Afrique comptera plus de 2 milliards de personnes en 2050, avec une pyramide d'âge très jeune. Ce sera encore plus de pression pour l'Europe, qui représente l'espace économique le plus proche et le plus accessible géographiquement, malgré la mer méditerranéenne qui les sépare. Cordialement.
Ecrit le 4 septembre 2018 par : Ben El Ahmar 3625

dans la ZLECA, il faut distinguer les 13 pays de la zone EURO /CFA des autres pays et voir les distorsions crées par la volatilité de la parité € vs $ dont l'amplitude a été de 0,84 à 1,6 sur la période 2001 à 2017/
Ecrit le 5 septembre 2018 par : texier ph 3626

De quoi faire trembler la carcasse de nos concepts, espoirs et paris.
Combien d'Etats pertinents et de zones cohérentes entre ces 55 pays ? Quel emploi pour 1 milliard de jeunes à venir ? Quels marchés efficients pour des produits agricoles, aquatiques, forestiers, alimentaires, vivriers, d'exportation ? Quels acteurs et auxiliaires compétents et coordonnés ? Quels outils monétaires et financiers ? Quels services prospectifs et d'innovation ? Quel univers pacifique et solidaire alentour ? L'ami Berthelot est parfois anxieux et très critique sur les règles d'échange et les entreprises transfrontières, mais en l'occasion qui peut l'être trop ?
Ecrit le 6 septembre 2018 par : j-m bouquery bouquery@noos.fr 3627

Pour ma part, la création de la ZLECA est une opportunité indéniable à tout points de vue. C'est pourquoi je ne partage pas cette affirmation de Jacques Berthelot « les tentatives d’intégration purement commerciales ne feront que marginaliser les Etats et régions les moins compétitifs et créeront des révoltes sociales ». Je pense que ce n'est pas vrai. Si les dispositions réglementaires et pratiques sont prises pour que cette intégration soit une réalité, ce serait d'un avantage certain pour tous les pays, même ceux qui resteront des consommateurs, parce qu'ils profiteront de produits de qualité et à moindre coût grâce à la concurrence élargie qui s'instaurera. Le plus dur à mon avis est comment rendre opérationnelle cette intégration. Car, l'expérience a montré que les réglementations au niveau des communautés économiques régionales (CER) n'ont souvent pas été opérationnelles en Afrique. Aussi, est-il important de souligner qu'il y a même des pays appartenant à une CER qui serait plus à l'aise à échanger avec des pays d'autres CER. Le Ghana par exemple préférerait traiter avec des pays comme l'Afrique du Sud et le Zimbabwe qu'avec le Burkina Faso ou le Togo, à cause des problèmes de langues et d'approches. Il en est de même de ce que le Bénin préférerait traiter avec le Gabon qu'avec la Sierra Leone ou le Liberia. C'est donc clair, l'intégration africaine, à travers la zone de libre-échange continentale africaine (ZLECA), est la solution durable qui vaille. Mais, le gros travail à faire, c'est d'aplanir les divergences d'approches et de créer des conditions pour que le libre échange soit vraiment aisé à pratiquer dans cette ZLECA. A cet effet, la question de langues doit être prise au sérieux.
Ecrit le 29 septembre 2018 par : Dr Emile N. Houngbo 3638

Votre commentaire :
Votre nom :
Votre adresse email ne sera vue que par FARM :