La Land Matrix effectue depuis 2012 un recensement international des transactions foncières[1]. Au début de 2018, elle a publié des données qui portent sur 1 857 opérations de cessions de terres agricoles recouvrant 42,3 millions d'hectares – ce qui représente environ 4 % des terres agricoles dans le monde et les deux tiers de la SAU française. Le top 10 des pays d'origine des investisseurs étrangers a évolué au cours des quatre dernières années. Les nationalités concernées sont, dans l’ordre, les États-Unis, la Malaisie, Singapour, la Chine, le Brésil, les Émirats arabes le Royaume-Uni, Singapour ou encore l’Inde, les Pays-Bas et l’Arabie saoudite. La France, avec 695 000 hectares de terres agricoles acquis depuis 6 ans, a réalisé 50 transactions, majoritairement en Afrique de l’Ouest.
La controverse autour de ces transactions foncières est devenue intense au point d’amener les États comme les organisations internationales à prendre des mesures de régulation afin d’en limiter les effets considérés comme les plus péjoratifs pour les populations concernées. Les appels à la responsabilité des entreprises se multiplient depuis plusieurs années dans diverses enceintes et les réseaux sociaux.
Une importante activité dans la lutte contre les accaparements de terre est venue de la société africaine elle-même, notamment des organisations paysannes, sous la forme de mobilisations ciblées sur des opérations spécifiques. Ainsi, à la suite d’une mobilisation paysanne contre un projet d’accaparement de terre au Mali, ont été formalisés par la Via Campesina dans son Appel de Nyéléni en 2011, le respect du droit à la terre, le soutien de l’agriculture paysanne pour sécuriser l’accès à l’emploi et le droit des populations locales sur leurs politiques alimentaires et agricoles nationales.L’Union africaine a en même temps adopté une déclaration intitulée « Cadre et lignes directrices sur les politiques foncières en Afrique » qui constitue un pas en avant, mais qui reste à opérationnaliser au niveau de chaque pays.
Au cours des dernières années, de nombreuses initiatives internationales autour du développement durable et des crises écologiques ont abouti à la multiplication d’instruments juridiques de gouvernance du foncier. Le Comité de la sécurité alimentaire mondiale (CSA) a joué un rôle clé. Il s’est saisi du sujet en mai 2012 avec l’adoption des Directives volontaires pour une gouvernance responsable des régimes fonciers applicables aux terres, aux pêches et aux forêts dans le contexte de la sécurité alimentaire nationale. Elles instituent le contrôle de la viabilité écologique des projets par des études d’impacts, la transparence des processus d’autorisation et la consultation préalable des populations, la sécurisation des droits fonciers, l’implication des autorités locales dans le suivi des opérations…Ensuite, le sujet est apparu à l’agenda de nombreuses enceintes avec l’adoption des Principes pour un investissement responsable dans l'agriculture, en octobre 2014 par le Comité de la sécurité alimentaire[2]. 126 pays les ont adoptées. D’autres textes ont été récemment adoptés[3]. Depuis, les Directives volontaires de 2012 ont infusé les espaces de gouvernance mondiale en prise avec les enjeux fonciers. Ainsi elles sont citées dans les déclarations des sommets du G8, du G20, de la conférence d’Addis Abeba sur le financement du développement et du sommet de New York de 2015 sur les Objectifs du développement durable (ODD) et l’adoption de l’agenda 2030.
Signataires des règles sur les terres agricoles des Principes pour l’investissement responsable des Nations Unies (UN PRI)
Tous ces textes sont non contraignants. Ils relèvent du droit souple et leur application est volontaire. Pourtant, c’est la première fois que les États, le secteur privé, les organisations de la société civile, les organismes des Nations unies, les banques de développement, les fondations et les centres de recherche s’entendent sur ce qui doit être considéré comme un investissement responsable dans l’agriculture et sur les systèmes alimentaires propres à contribuer à la sécurité alimentaire. De leur côté, les agences de développement élaborent des nouveaux outils dont les investisseurs en terres agricoles peuvent se servir pour démontrer qu’ils se conforment aux critères de bonne conduite de l’entreprise. En tout état de cause, les bailleurs de fonds sont désormais sous la surveillance des grandes ONG, et devaient s’abstenir de financer ou de garantir des investissements impliquant la prise de contrôle de grandes superficies de ressources foncières en contravention des principes de plus en plus reconnus sur le respect des droits fonciers ou sur la durabilité sociale et environnementale[4].
Certaines entreprises suivent le mouvement. Elles ne veulent pas prendre de risques réputationnels et se voir cataloguer comme « accapareurs de terres » et voir leur nom associé à la déforestation ou aux autres effets environnementaux et sociaux négatifs des investissements agricoles. Pour éviter le boycott des consommateurs ou de se voir infliger des sanctions qui pourraient restreindre leurs activités, elles s’évertuent à définir leurs propres normes internes ou d’adhérer à des normes externes qui leur permettent de coller un label “investissement responsable” sur leurs plantations, leurs fonds agricoles, leur actionnariat ou leurs chaînes d’approvisionnement. On parle à présent de green capitalism ou, de manière péjorative, de « marchandisation de la nature » et de green grabbing.
En décidant de sortir, sous la recommandation des parlementaires européens et sous la pression de nombreuses ONG, de la Nouvelle Alliance pour la sécurité alimentaire et la nutrition (NASAN), créée en 2012, le gouvernement français vient de lancer un message clair. Rappelons que cette initiative entre les pays du G8, dix États africains et près d’une centaine d’entreprises, vise à prêter main-forte à l’Afrique pour s’extraire de l’insécurité alimentaire. Elle reçoit l’appui des grandes fondations (Gates, Rockefeller), des grandes multinationales agro-alimentaires du commerce (Cargill, Dreyfus, Unilever) ou du secteur semencier (Monsanto, Syngenta, Yara), des institutions régionales (NEPAD) ou multilatérales (Banque mondiale). Sont reprises les recettes de la révolution verte : recours aux technologies « améliorées » (engrais, semences sélectionnées), recours à des itinéraires techniques standardisés, contract farming. La Nouvelle Alliance n’exclut pas l’utilisation d’intrants chimiques ou d’organismes génétiquement modifiés. Le communiqué du gouvernement français du 8 février 2018 annonçant sa sortie de la NASAN précise que « la France renforcera son appui à l’agriculture familiale à travers une intensification agro-écologique ». Exit donc officiellement pour la France l’appui à la promotion de grands projets agro-industriels comme solution au déficit alimentaire en Afrique.
L’évaluation de l’expérience du grand aménagement foncier autour du barrage de Bagré au Burkina Faso réalisée par des chercheurs du Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad) a probablement contribué à convaincre les autorités françaises qu’il était temps de prendre ses distances. Les conclusions du rapport sont sévères : « La Nasan au Burkina Faso est l’histoire d’une initiative politique ayant suscité beaucoup d’espoirs et de désillusions chez certains acteurs, des craintes et des critiques chez d’autres. Portée au plus haut niveau politique lors de son lancement, elle s’est rapidement essoufflée faute, en particulier, d’appropriation. (…) Les mesures prises pour libérer des terres pour les investisseurs à venir ont profondément bouleversé les pratiques de sécurisation et de consommation alimentaire. (…) Lorsque les populations recevront des terres irriguées, il leur faudra vivre sans terres pluviales, alors que les cultures pluviales sont la base de vie des ménages »[5].
Pour autant le combat en faveur de l’investissement agricole responsable n’est pas gagné. Les travaux du Comité technique français « Foncier et Développement » (CTFD) montrent que de plus en plus d’initiatives en matière d’investissements mettent en avant leur approche « inclusive » et « participative » vis-à-vis des populations rurales concernées. Mais, les études montrent que ces initiatives ignorent encore trop souvent les incidences qu’elles ont sur les droits des populations locales à décider de la manière dont leurs terres peuvent être utilisées. Cette non prise en considération peut générer des conflits ultérieurs ou amplifier la diffusion de conflits existants[6].Une autre analyse proposée par le Transnational Institute souligne de nombreuses difficultés associées à la mise en application des principes du CSA : le respect des droits coutumiers sont presque toujours subordonnés aux règles commerciales ; le consentement libre, préalable et éclairé des peuples autochtones est formellement inclus, mais de fait son application est sujet à des réserves ; les principes accordent à l’État un rôle de régulateur trop limité et excluent souvent les pouvoirs locaux. Et malgré tous les efforts de la société civile pour y faire inclure l’agroécologie, celle-ci n’apparaît qu’exceptionnellement dans les programmes d’intensification des grandes entreprises.
[1] www.landmatrix.org/
[2] Comité de la sécurité alimentaire mondiale (2014), Principes pour un investissement responsable dans l’agriculture et les systèmes alimentaires (www.fao.org/cfs/rai).
[3] Comme en 2017 avec Les Directives volontaires pour une gestion durable des sols, Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, Rome.
[4] Benkahla A. (2015), Analyse des projets d'investissements agricoles à emprise foncière : des principes internationaux aux outils opérationnels, Paris, AFD, MAEDI, mai.
[5] Cité dans www.lemonde.fr/afrique/article/2018/02/12/pourquoi-la-france-s-est-retiree-de-la-nouvelle-alliance-pour-la-securite-alimentaire
[6] Comité technique Foncier & Développement (2017), « Gouvernance foncière : quel bilan quatre ans après l’adoption des Directives volontaires ? »,Les Notes de synthèse, numéro 22, janvier.