La libéralisation des échanges internationaux, notamment les échanges de produits agricoles, a suscité de vives controverses depuis au moins deux siècles. De nombreuses critiques ont été formulées au cours des années récentes. Cependant, cette libéralisation a continué d’être un objectif important des politiques publiques dans de nombreux pays du monde, comme l’illustre le fait que les pays membres de l’OMC (ils sont 164 aujourd’hui) continuent de négocier pour tenter de conclure le cycle de négociations initié en 2001, le fameux « Doha round ». Plus significatif peut-être est la prolifération des négociations régionales et bilatérales qui se poursuivent malgré les critiques et cela malgré la quasi paralysie des négociations multilatérales à l’OMC, débattue à une conférence récente de FARM[1].
Dans un tel contexte, les décisions du président Trump en matière de négociations commerciales internationales (retrait du traité trans-Pacifique, TPP ; renégociation et menace de sortie de l’ALENA, l’accord commercial entre le Canada, les Etats-Unis et le Mexique ; arrêt des négociations avec l’Europe du méga-accord TTIP ; obstructions à l’OMC pour la nomination des experts des différents « panels » de l’Organe de règlement des différends, etc.) marquent une rupture spectaculaire. Ce faisant, les Etats-Unis rejoignent paradoxalement les positions protectionnistes traditionnelles, notamment celles des mouvements altermondialistes, systématiquement opposés à tout accord de libéralisation, comme l’a illustré récemment l’opposition à l’accord commercial entre l’Union européenne et le Canada (le CETA).
Tous ces développements reflètent l’érosion progressive, jusqu’à la disparition peut-être, du consensus fort en faveur de la libéralisation des échanges, qui était apparu à la fin de la Seconde Guerre mondiale et qui avait prévalu pendant plus d’un demi-siècle. Mais en fait, la situation actuelle est ambiguë. Certes, la libéralisation des échanges est largement contestée, au motif notamment qu’elle ébranlerait les « préférences collectives » (lutte contre les inégalités, protection de l’environnement, etc.) propres à chaque Etat. Pour autant, les succès et les échecs d’intégration économique ici ou là - intégration économique qui implique toujours la libéralisation des échanges au sein de la zone d’intégration - continuent d’être au cœur des grandes préoccupations géostratégiques actuelles. Eclairer ce paradoxe n’est pas simple. Le but de cet essai est d’y contribuer en réfléchissant au contenu, à la portée et aux limites du consensus relatif à la libéralisation des échanges.
Emergence du consensus
Le consensus apparu à la fin de la Seconde Guerre mondiale est le produit d’un repentir intellectuel portant sur les conséquences catastrophiques du caractère unilatéral des principales politiques économiques mises en œuvre dans les années 1930 pour sortir de la crise économique qu’avait provoquée la crise financière de 1929 (« le krach de Wall Street » en octobre 1929). La décision la plus emblématique date de 1930 quand le Congrès américain vota la loi appelée Smoot-Hawley, qui augmentait les tarifs douaniers de façon très significative. Une telle mesure unilatérale était vue comme un moyen efficace de favoriser l’emploi aux Etats-Unis, renchérissant les importations et, par là-même, favorisant la production intérieure. Mais bien sûr les pays partenaires commerciaux des Etats-Unis, victimes de cette hausse des tarifs douaniers, en rétorsion augmentèrent eux-aussi leurs tarifs douaniers. En fin de compte, cette escalade de mesures unilatérales fut telle que les obstacles aux échanges internationaux augmentèrent, ce qui fut considéré à la fin de la deuxième guerre mondiale comme une cause importante de la prolongation de la crise économique mondiale, crise qui contribua notamment à l’arrivée des nazis au pouvoir en 1933.
Cette interprétation était largement partagée parmi les responsables des politiques économiques des pays alliés, notamment J. M. Keynes, à la fin de la guerre[2]. C’est sur la base de ce consensus intellectuel que fut créé le GATT, qui consacrait un accord entre pays signataires pour réduire les obstacles aux échanges commerciaux, tout particulièrement à l’époque la réduction des tarifs douaniers. Il s’agissait pour les pays signataires d’élaborer et de respecter des disciplines collectives, librement consenties, pour éviter les excès de politiques unilatérales nuisibles à l’intérêt général. C’est exactement la même démarche qui présida à la création du FMI destiné à limiter des mesures similaires dans le domaine financier, en particulier les dévaluations compétitives.
Portée du consensus
Ce consensus en faveur de la libéralisation des échanges a joué un grand rôle dans le choix des politiques économiques nationales de nombreux pays et dans les relations économiques internationales au cours des cinquante ou soixante années après la fin de la guerre. Les négociations successives au sein du GATT puis de l’OMC, qui ont été consacrées par les accords de Marrakech en 1994, ont abouti à la quasi-suppression des droits de douane dans le domaine industriel, à un meilleur respect international des droits de propriété intellectuelle, à un début de disciplines en matière de services et, après des décennies de résistance ou de paralysie, à l’acceptation de règles assez contraignantes dans le domaine agricole pour amener notamment la profonde réforme de la politique agricole commune (PAC) que fut la réforme MacSharry en 1992.
De même, la plupart des négociations régionales et bilatérales se sont déroulées dans le cadre de ce consensus. La construction européenne elle-même a commencé par l’établissement d’un marché commun au sein duquel la circulation des biens et des personnes est libre, les difficultés des négociations relatives au Brexit aujourd’hui illustrant l’importance de ce principe. On pourra certes objecter que la mise en place d’un marché commun est loin d’instaurer le libre-échange puisque ce marché est protégé de la concurrence internationale par un tarif extérieur commun. Il repose donc sur une disposition directement contraire à la clause de la nation plus favorisée, pierre angulaire du GATT (Article I). Mais cette exception est expressément prévue par le même traité (Article XXIV), ce qui reflète le caractère très pragmatique de cet accord conclu en 1948. L’objectif n’était pas l’instauration du libre-échange mais une libéralisation progressive des échanges. Dans cette perspective, la mise en place d’un marché commun est un progrès si l’effet « création de commerce » l’emporte sur l’effet « distorsion de commerce », pour reprendre la terminologie de J. Viner. Le même article XXIV stipule d’ailleurs que les pays créant le marché commun doivent négocier avec les autres pays membres du GATT pour leur accorder des avantages commerciaux compensant ces effets de distorsion.
Par ailleurs, la libéralisation des échanges est au cœur des deux grands accords régionaux impliquant l’Europe : la relation euro-méditerranéenne et les accords avec l’Afrique subsaharienne. La première a été relancée de façon solennelle à Barcelone en 1995. L’objectif ambitieux de créer un espace de « prospérité partagée » reposait sur l’engagement de réaliser une zone de libre échange (ZLE) en 2010. Manifestement, on sait aujourd’hui qu’un tel objectif était utopique, ne serait-ce que parce que la frontière terrestre entre l’Algérie et le Maroc est totalement fermée depuis des années. Il n’empêche qu’au cours des années ultérieures a été réaffirmé l’objectif de libéralisation et, pour la Commission européenne aujourd’hui, la tâche principale est la négociation d’accords de commerce « complets et approfondis » avec les pays de la région les plus engagés dans des processus de réforme (ce mot signifiant en premier lieu libéralisation économique). Avec les pays d’Afrique subsaharienne, la principale préoccupation est l’élaboration et la ratification d’« accords de partenariat économique » (APE), ce qui veut dire réellement accords de libéralisation moins discriminants vis-à-vis des pays tiers que les anciens accords de Lomé qui donnaient aux pays ACP des facilités d’accès privilégiées aux marchés européens. De nombreux autres exemples dans le monde pourraient être cités pour illustrer le rôle prépondérant que joue encore le consensus en faveur de la libéralisation des échanges.
Limites du consensus
Poursuivre un objectif utopique, comme dans le cas du processus euro-méditerranéen, est évidemment une limite du consensus. Cette limite est d’autant plus sérieuse que l’accent mis sur la libéralisation des échanges a relégué au second plan d’autres objectifs de coopération, notamment dans le domaine agronomique, qui auraient pu être beaucoup plus fructueux. Par ailleurs, il est clair que la poursuite de la libéralisation des échanges a trop souvent perdu le caractère pragmatique qui prévalait au moment de la création du GATT. Cela a été particulièrement manifeste dans les années 1990 au moment du triomphe du « consensus de Washington », dans lequel la libéralisation des échanges n’était qu’une composante d’un ensemble beaucoup plus large de politiques économiques libérales dans tous les domaines, prônées de manière dogmatique. Ce sont les excès de ce consensus qui ont contribué aux critiques actuelles de « l’ultralibéralisme ». Enfin, force est de constater que les négociations du Doha round à l’OMC, entamées il y a plus de seize ans, sont paralysées.
Le dilemme aujourd’hui
La libéralisation des échanges, en particulier ceux des produits agricoles, est-elle donc définitivement déconsidérée ? A-t-elle disparu des politiques publiques ? On a vu qu’il n’en était rien, mais la situation est pour le moins confuse. Pour bien comprendre la situation actuelle, il faut s’interroger sur la notion de consensus utilisée tout au long de cet essai. Un consensus n’est pas un accord unanime. Pour reprendre une formulation un peu humoristique, il y a consensus si toutes les parties prenantes peuvent « vivre avec », sans pour autant être prêtes à mourir pour lui. Le consensus sur la nécessité de libéraliser les échanges à la fin de la guerre ne signifiait pas du tout la disparition des pressions protectionnistes au plan politique, ni la fin des controverses intellectuelles autour du libre-échange. Mais rétrospectivement, on peut observer qu’il y a bien eu un mouvement puissant de libéralisation des échanges et que ce mouvement a eu un impact très fort sur de nombreuses politiques publiques. Il a bien fallu un consensus large parmi les responsables politiques pour expliquer ce mouvement. Aujourd’hui, on l’a vu, le consensus est érodé. Beaucoup s’en réjouissent ou s’en réjouiront dans les milieux agricoles francophones. En effet, rares sont les dirigeants agricoles français qui soutiennent la libéralisation des échanges, même dans des secteurs compétitifs comme ceux des grandes cultures et de la viticulture. Et dans les pays africains francophones, l’accent est le plus souvent mis sur le manque de compétitivité de l’agriculture dû à de très faibles productivités du travail.
Il ne s’agit pas ici de discuter le bien-fondé de ces positions mais d’en prendre acte. On sait bien que toute libéralisation des échanges crée des gagnants et des perdants. Les libéraux pensent que généralement les gains des gagnants sont supérieurs aux pertes des perdants et que donc des compensations sont possibles entre les uns et les autres. Mais nul ne peut ignorer que, dans les situations concrètes, les perdants ne sont que très rarement bien identifiés et encore moins souvent reçoivent des compensations appropriées. Le problème principal en matière de politique publique est donc de bien identifier les enjeux et de les gérer. Dans cette perspective, se prononcer pour ou contre la libéralisation des échanges en général n’a pas beaucoup de sens et relève le plus souvent d’une prise de position idéologique.
Enfin, une dernière dimension doit être prise en compte aujourd’hui dans les débats relatifs à la libéralisation des échanges : les conséquences géopolitiques des décisions prises. Le récent sommet de l’APEC[3], en novembre dernier à Danang, illustre bien cette dimension. Après les déclarations du président Trump indiquant : « Les Etats-Unis ne passeront plus de grands accords commerciaux qui nous lient les mains”, le président Chinois Xi Jin Ping encouragea les membres de l’association à « soutenir le régime commercial multilatéral ». Comment mieux souligner la dimension géopolitique du rôle de la libéralisation des échanges aujourd’hui ? Celle-ci a été soutenue, portée même, par les Etats-Unis pendant plus de soixante ans. Est-ce maintenant le tour de la Chine? Dans les deux cas, ce sont bien les relations de pouvoir qui sont déterminantes. Au total, aujourd’hui comme hier, une attitude très pragmatique me paraît nécessaire dans toute prise de position sur les politiques publiques impliquant une libéralisation des échanges.
Pour dépasser les limites inhérentes à tout plaidoyer pour le pragmatisme, on pourrait tenter, comme le suggère Pascal Lamy[4], de travailler sur la gouvernance de la mondialisation, afin de rendre la libéralisation compatible avec d’autres préoccupations sociétales, comme la lutte contre les inégalités en particulier. Il s’agirait en quelque sorte d’organiser une convergence des préférences collectives exprimées par les différents Etats. Aujourd’hui une telle perspective me paraît utopique.
[1] « Soutien à l’agriculture : où en est-on ? », conférence organisée le 16 février 2018 par la Fondation pour l’agriculture et la ruralité dans le monde, old.fondation-farm.org
[2] Plus tard, de nombreux économistes sont revenus sur cette analyse des effets de la loi Smoot-Hawley. Pour un résumé synthétique et clair de cette controverse, voir : https://en.wikipedia.org/wiki/Smoot-Hawley_Tariff_Act
[3] APEC : Asia Pacific Economic Community, association de 21 pays, dont les Etats-Unis et la Chine, créée en 1989 pour promouvoir l’intégration économique entre pays membres par la réduction des tarifs douaniers. Il faut souligner que l'accord de partenariat trans-Pacifique, TPP en anglais comme mentionné ci-dessus, ne rassemble que 12 pays, à l’exclusion notable de la Chine. Il s’agit d’un traité multilatéral de libre-échange signé le 4 février 2016. Il avait été soutenu vigoureusement par le gouvernement Obama comme un instrument contribuant à limiter le pouvoir de la Chine. Sous l’impulsion du président Trump, les Etats –Unis s’en sont dégagés le 23 janvier 2017, quelques jours après sa prise de fonction.
[4] Tribune de Pascal Lamy, « La mondialisation a-t-elle besoin d’une gouvernance mondiale ? », Notre Europe-Institut Jacques Delors, 16 janvier 2014.