Un actif agricole en Europe produit en moyenne 36 fois plus, en valeur, qu’en Afrique subsaharienne et 7 fois plus qu’en Afrique du Nord. Depuis vingt ans, ces écarts ont augmenté. Ils justifient le maintien, en Afrique, de protections à l’importation sur les produits agricoles dans les Accords de partenariat économiques en cours de construction entre l’Union européenne et les pays d’Afrique-Caraïbes-Pacifique.
Le service de recherche économique du département américain de l’Agriculture (USDA) a récemment actualisé sa base de données sur la productivité internationale de l’agriculture, qui couvre 170 pays sur plus de 50 ans (1961-2014). Cette mine d’informations, établie à partir des statistiques de la FAO et des estimations de l’USDA, permet de comparer les performances économiques des agricultures dans les différentes régions. La mise en perspective des productivités de la terre et du travail en Afrique subsaharienne (hors Afrique du Sud), en Afrique du Nord (Algérie, Egypte, Lybie, Maroc, Tunisie) et en Europe (hors ex-URSS) est particulièrement édifiante (tableau).
Estimation de la productivité du travail agricole en Europe et en Afrique
|
Moy. 1992-94 |
Moy. 2002-04 |
Moy. 2012-14 |
1. Valeur de la production agricole par hectare agricole ($ 2004-2006)
- Europe (hors ex-URSS)
- Afrique du Nord
- Afrique subsaharienne (hors Afrique du Sud)
|
1 626
742
523
|
1 761
1 043
607
|
1 838
1 383
663
|
2. Surface exploitée par actif adulte agricole (ha)
- Europe (hors ex-URSS)
- Afrique du Nord
- Afrique subsaharienne (hors Afrique du Sud)
|
7,61
2,58
1,10
|
9,94
2,45
1,03
|
13,49
2,53
1,04
|
(1)x(2) = Productivité du travail agricole ($ par actif adulte agricole)
- Europe (hors ex-URSS)
- Afrique du Nord
- Afrique subsaharienne (hors Afrique du Sud)
|
12 374
1 914
575
|
17 504
2 555
625
|
24 795
3 499
689
|
Source : calculs de l’auteur d’après USDA
En Afrique subsaharienne, sur la période 2012-14, le produit brut par hectare agricole[1] était en moyenne presque 3 fois inférieur, en valeur, à celui obtenu en Europe. Comme la surface par actif agricole y est 13 fois moins élevée, la productivité du travail agricole, mesurée par la valeur de la production par actif agricole, est en moyenne 36 fois inférieure.
Entre l’Afrique du Nord et l’Europe, les écarts sont moindres mais restent néanmoins très significatifs. Un hectare agricole, en Afrique du Nord, produit en moyenne moitié moins qu’en Europe. Comme un actif agricole exploite en moyenne une surface 5 fois plus petite, la valeur de sa production est globalement 7 fois moins élevée qu’en Europe.
Ces chiffres doivent être pris avec précaution. Les statistiques disponibles pour l’Afrique sont souvent peu fiables. En outre, beaucoup d’actifs agricoles africains ne travaillent pas à temps plein en agriculture, de sorte que leur productivité réelle du travail est sans doute sous-estimée. Il reste que les écarts calculés par rapport à l’Europe, même s’ils peuvent être exagérés, sont énormes. Et ils ont augmenté depuis vingt ans : sur la période 1992-94, un actif agricole en Europe produisait en moyenne, en valeur, 21 fois plus qu’en Afrique subsaharienne et 6,5 fois plus qu’en Afrique du Nord.
Pour comparer plus finement les productivités du travail, il faudrait raisonner en termes de valeur ajoutée nette par actif agricole, en déduisant la valeur des consommations intermédiaires (semences, engrais, produits phytosanitaires…) et du capital fixe (équipements agricoles) utilisés pour la production. L’USDA ne fournit pas cette information, mais d’autres sources en donnent une approximation. Ainsi, selon la Banque mondiale, en 2015, la valeur ajoutée brute (différence entre la valeur de la production et celle des consommations intermédiaires) par actif travaillant dans l’agriculture, la pêche, la chasse et la forêt en Afrique subsaharienne était en moyenne 32 fois moins élevée que celle obtenue dans les pays à haut revenu[2]. La différence de revenu par actif agricole est probablement encore plus grande, car dans beaucoup de pays à haut revenu, y compris en Europe, les agriculteurs reçoivent d’importantes subventions, non comptabilisées dans la valeur ajoutée brute.
De telles disparités économiques font qu’une libéralisation symétrique poussée des échanges agricoles entre l’Europe et l’Afrique est difficilement envisageable. En raison de leur faible rémunération du travail, les paysans africains peinent à dégager assez de revenus pour investir davantage sur leur exploitation et concurrencer les produits agricoles importés. L’ouverture complète du marché africain entraînerait sans doute un exode rural massif, alors même que la population rurale continue d’augmenter. Il est peu probable que l’industrie et les services africains pourraient absorber rapidement ce surcroît de main d’œuvre, qui risquerait dès lors de grossir les bidonvilles urbains[3].
Le maintien de protections à l’importation dans le secteur agricole, en Afrique, est donc justifié. C’est d’ailleurs ce que prévoient, pour une période transitoire, les Accords de partenariat économique (APE) entre l’Union européenne et les pays ACP. Le niveau adéquat de la protection est une question complexe : sa fixation implique un arbitrage politique entre les intérêts des producteurs et ceux des consommateurs, qui risquent d’être pénalisés par des prix alimentaires trop élevés. En réalité, la protection à l’importation n’a de sens que si elle s’intègre dans un plan de soutien global aux filières agroalimentaires, s’inscrivant dans la durée et
jouant de tous les leviers pour faire de ce secteur un contributeur majeur au développement durable.
[1] La surface agricole, calculée par l’USDA, est la somme des terres cultivées en agriculture pluviale, des terres irriguées et des prairies permanentes, en équivalent agriculture pluviale.
[2] Source : World Bank, World Development Indicators, chiffres actualisés au 18 septembre 2017. Plus généralement, selon la Banque mondiale, l’écart de valeur ajoutée par actif « agricole » entre les pays à faible revenu et les pays à haut revenu se situait en 2015 dans un rapport de 1 à 78.
[3] Bruno Losch, Structural transformation to boost youth labour demand in sub-Saharan Africa: The role of agriculture, rural areas and territorial development, International Labour Office, 2016.