Selon un rapport récent du programme SAPAA de la FAO[1], les « dépenses publiques en soutien à l’agriculture et l’alimentation », au Sénégal, ont augmenté d’environ 75 % entre 2010 et 2015. Elles représentaient 24 % du budget total du pays en 2015.
Cette performance est spectaculaire, mais elle ne nous dit rien sur l’adéquation entre le taux de dépenses publiques dédié à l’agriculture et les besoins réels de soutien du secteur. Le niveau actuel des dépenses publiques en faveur de l’agriculture et de l’alimentation, au Sénégal, est-il satisfaisant ou devrait-il encore augmenter ?
Une première réponse à cette question est donnée par la comparaison avec l’objectif de Maputo, fixé en 2003 par les chefs d’Etat et de gouvernement africains et repris dans la déclaration de Malabo en 2014. Cet objectif consiste à allouer au moins 10 % des budgets nationaux à « des politiques saines de développement agricole et rural ». Le Sénégal fait partie du petit groupe de bons élèves qui respectent et même dépassent largement le taux cible établi à Maputo.
Cependant, relèvent les auteurs d’une étude publiée conjointement par la Banque mondiale et l’Agence française de développement[2], cet objectif a été fixé de manière relativement arbitraire, en s’inspirant du fait que les pays d’Asie du Sud et de l’Est qui ont connu leurs meilleures périodes de croissance agricole pendant la période de la « Révolution verte », dans les années 1960-1970, affectaient en moyenne, à cette époque, 10 % de leurs dépenses publiques totales à l’agriculture. Dans les années 1990, les pays d’Afrique subsaharienne consacraient en moyenne seulement 6 % de leur budget à l’agriculture. Les décideurs politiques ont donc considéré qu’afficher un taux cible de 10 % créerait un élan favorable et permettrait à l’Afrique de faire décoller son agriculture, comme l’Asie l’avait fait en son temps.
En réalité, quelle proportion du budget public, au Sénégal comme dans les autres pays, faut-il affecter à l’agriculture ? Selon les auteurs de l’étude, la réponse à cette question est simple en théorie, mais difficile à mettre en œuvre en pratique. Simple en théorie, parce que les dépenses entre l’agriculture et les autres secteurs doivent être réparties de sorte à maximiser le « bien-être » collectif (tel que le définissent les économistes) : si un dollar investi par l’Etat dans l’agriculture « rapporte » à la collectivité plus qu’un dollar investi dans un autre secteur, l’agriculture doit être prioritaire sur le plan budgétaire. Dans la pratique, cependant, la détermination du niveau optimal du budget agricole n’est pas aisée, car il dépend de coefficients d’élasticité[3] qui ne sont généralement pas connus. Il faut donc définir des indicateurs simples et le moins biaisés possible. Fixer un objectif de dépenses agricoles identique pour tous les pays (10 % ou autre) n’a guère de sens dans la mesure où l’on ne tient pas compte de la part de l’agriculture dans le produit intérieur brut, très variable selon les pays, et donc de l’impact différent qu’une augmentation des dépenses agricoles peut avoir sur le bien-être collectif. Pour estimer le sous-investissement ou le surinvestissement des Etats dans l’agriculture, les auteurs de l’étude proposent de calculer un « indice d’orientation agricole » (Agriculture Orientation Index), égal à la part de l’agriculture dans les dépenses publiques totales divisée par la part de l’agriculture dans le PIB. Un IOA inférieur à 1 est le signe d’un sous-investissement public dans l’agriculture. Or, sur les 47 pays africains étudiés en 2014, 31 avaient un IOA égal en moyenne à 0,3. Le Sénégal était légèrement au-dessus de la moyenne, avec un IOA d’environ 0,5. Cet indicateur est imparfait, car rien ne justifie de répartir les dépenses publiques exactement en proportion de la contribution de chaque secteur au PIB : bien d’autres facteurs entrent en jeu[4]. Cependant, soulignent les chercheurs, une déviation importante entre les deux paramètres - la part des dépenses publiques dédiée à l’agriculture vs la part de ce secteur dans le PIB - doit alerter les décideurs politiques.
Si l’on s’appuie sur l’IOA, il serait donc légitime que la plupart des pays d’Afrique subsaharienne, y compris le Sénégal, accroissent fortement la part des dépenses publiques consacrée à l’agriculture. Notons que l’indicateur SAPAA cité plus haut est une balise utile mais imparfaite du niveau de ces dépenses. En effet, il surestime la part dédiée à la production agricole, car il inclut des dépenses budgétaires en faveur des consommateurs de produits alimentaires et des programmes de développement rural[5].
Certes, le « bon niveau » de soutien à l’agriculture ne saurait être défini par une simple formule : il dépend de choix politiques, qui doivent tenir compte de nombreux paramètres. Mais des indicateurs appropriés, fondés sur des statistiques fiables et régulièrement mises à jour, peuvent aider les pouvoirs publics dans leur prise de décision.
[1] Hummel, Lucile et Alban Mas Aparisi, 2016. Analyse des dépenses publiques en soutien à l’agriculture et l’alimentation au Sénégal, 2010-2015. Série de notes techniques, SAPAA (Programme de Suivi et Analyse des Politiques Agricoles et Alimentaires). FAO, Rome.
[2] Goyal, Aparajita, and John Nash, 2017. Reaping Richer Returns: Public Spending Priorities for African Agriculture Productivity Growth. Africa Development Forum series. Washington, DC: World Bank.
[3] D’une part, l’élasticité comparée de la production des secteurs agricole et non agricoles par rapport aux dépenses publiques ; d’autre part, l’élasticité comparée du bien-être collectif par rapport à la production des secteurs agricole et non agricoles.
[4] Par exemple, dans les pays dotés d’un fort potentiel de croissance de la production agricole en raison de conditions naturelles favorables ou d’un environnement politique propice, l’élasticité de la production agricole aux dépenses publiques, c’est-à-dire la propension de la production agricole à augmenter en réponse à une hausse donnée du budget, sera plus élevée que dans les autres pays. Il serait donc justifié que le taux de dépenses publiques dans l’agriculture y soit également plus élevé.
[5] Selon le rapport de la FAO réalisé dans le cadre du programme SAPAA (voir note 1), au Sénégal, les dépenses publiques en faveur des consommateurs de produits alimentaires, sur la période 2010-2015, représentaient en moyenne 10 % des dépenses publiques en soutien à l’agriculture et à l’alimentation.