« L’année 2017 sera-t-elle l’année du début du grand bond de l’agriculture africaine ? », se demande Aboubacar Yacouba Barma dans un article récent[1], constatant que « c’est [toujours] un peu la même rengaine qui ressort des différents rapports et engagements tant des pays que des partenaires internationaux qui ressassent toujours les mêmes constats et parviennent fréquemment aux mêmes conclusions surtout en matière de belles recommandations qui, à première vue, apparaissent comme facilement réalisables ». Et si un changement de paradigme était donc nécessaire ? En dépit de nombreuses réunions internationales depuis le choc économique de 2007/2008[2], on observe en Afrique, mais aussi en Méditerranée et en Europe, une montée de l’insécurité alimentaire et nutritionnelle, quantitative et qualitative, qui impose de proposer des solutions crédibles et efficaces à la crise polysémique des systèmes alimentaires et de construire, au sein du cadre géopolitique dessiné par la « Verticale Afrique - Méditerranée - Europe » (AME), un réel partenariat agricole et agroalimentaire[3].
Quatre raisons militent pour un programme « sécurité et souveraineté alimentaires » entre pays africains, méditerranéens et européens :
- santé publique : dans l’espace constitué par l’Afrique et le Moyen-Orient, au moins 500 millions de personnes se trouvent en situation de déficit alimentaire et 400 en excès, soit près de 70 % de la population totale, avec le triple fardeau de la faim, de pathologies telles que l’obésité, les maladies cardio-vasculaires, le diabète de type 2 et de maladies infectieuses d’origine alimentaire, entrainant une mortalité et des coûts très élevés ;
- sociales : la population de la grande région « Afrique – Méditerranée – Europe » passera de 1,9 milliard d’habitants en 2015 à 3,3 milliards en 2050 sous la poussée du continent africain dont la population fera plus que doubler, tandis que celle du Moyen-Orient augmentera de 58 % et que l’UE-28 connaîtra un déclin démographique de 1 %. La création de centaines de millions d’emplois sera nécessaire, au Sud, pour absorber ce choc démographique. Or, en 2050, un tiers de la population de l’espace AME sera rural ; d’où la nécessité d’agir en faveur d’un développement durable et inclusif des zones rurales afin d’éviter le risque de migrations massives et déstabilisantes au Sud comme au Nord ;
- économiques : le lourd déficit de la production par rapport aux besoins génère en Afrique et en Méditerranée des importations de produits agricoles et alimentaires approchant 180 milliards USD, 4 fois plus qu’en 2000. Ces importations — dépendantes de marchés volatils — ont de plus des effets pervers de destruction des productions végétales et animales locales. In fine, on voit se dessiner une complémentarité entre un Nord (UE) exportateur net de denrées alimentaires et un Sud (Afrique et Moyen-Orient) lourdement déficitaire, tandis que les parts de marché de l’UE dans la Verticale AME ne cessent de s’éroder au profit des Amériques, des Balkans et de l’Asie, selon les produits et que des perspectives prometteuses existent pour développer les flux commerciaux Sud-Sud. Ces complémentarités ne doivent pas être traitées selon une approche purement mercantile, mais de co-développement ;
- techniques et environnementales : le mode de production des aliments, qu’il soit spécialisé, intensif, concentré et financiarisé comme dans le schéma agroindustriel ou fragmenté, à faible productivité et à forte insuffisance organisationnelle des filières agroalimentaires, conduisant à des trappes de pauvreté, comme dans le schéma traditionnel, génère dans les deux cas, des externalités négatives environnementales et sociales préoccupantes et se révèle incapable de relever le défi du dérèglement climatique. La recette « révolution verte » des années 1960, qui continue d’inspirer nombre de politiques agricoles nationales et intergouvernementales, a montré ses limites.
Pour faire face à ces multiples défis, une transition vers des systèmes plus responsables et durables pour assurer la sécurité alimentaire des pays de la Verticale AME est indispensable. Elle devrait s’appuyer sur 2 leviers :
- la reconquête des marchés intérieurs par une souveraineté alimentaire mieux assumée et mobilisant des innovations de progrès technologiques et organisationnelles et d’ambitieux programmes de formation des acteurs des filières et des territoires ;
- la solidarité nord-sud, sud-nord et l’interfaçage Sud-Sud par des dispositifs de co-développement de la production locale au moyen de la construction de chaînes de valeurs agroalimentaires durables et de sécurisation des approvisionnements.
Des projets démonstrateurs des bénéfices d’une « sécurité et souveraineté alimentaires durables et partagées » peuvent être mis en place à court et moyen termes. Des programmes opérationnels formeront l’ossature de ce projet dans 3 domaines :
- « Éducation et information alimentaire des consommateurs », réactivant et promouvant des diètes locales assurant une sécurité alimentaire et nutritionnelle, une formation aux nouvelles technologies agricoles, agroalimentaires et logistiques des producteurs et des prestataires de services ;
- « 10 projets-pilotes de bioéconomie circulaire territorialisée » dans chaque pays, qui à l’instar de la Songhaï Leadership Academy et des 13 centres similaires au Nigéria, au Libéria et au Sierra Leone, seraient fondés sur des solutions alternatives de développement territorial à effets d’entrainement et externalités positives sociales, environnementales et économiques ;
- « Approvisionnement solidaire trilatéral » fondé sur un observatoire des marchés et des filières agroalimentaires, la création d’un label AME et la mise en place de contrats commerciaux multilatéraux pluriannuels garantissant, pour des produits alimentaires stratégiques, une fourchette de volumes et de prix à leurs partenaires. Les accords couvriront des produits et des flux Nord-Sud, Sud-Nord et Sud-Sud
Ce modus operandi nécessiterait, en premier lieu, la conclusion d’un accord-cadre géopolitique sur la sécurité alimentaire par la souveraineté et la solidarité au sein de la Verticale AME. Le prochain Sommet Europe-Afrique, qui devrait se tenir en Afrique en 2017, pourrait-il constituer une première étape pour porter cette vision ? Dans une tribune datant de juin 2016, Jean-Claude Juncker, président de la Commission européenne et Nkosazana Dlamini-Zuma, présidente de la Commission de l’Union africaine, constataient que « les échanges commerciaux et les investissements entre l’Afrique et l’UE peuvent encore être améliorés par une coopération plus étroite, une coordination politique et la conclusion des négociations de l’OMC » et qu’ils travaillaient ensemble « pour développer l’agriculture afin de promouvoir une croissance économique durable et inclusive »[4]. Rendez-vous donc fin 2017…
[1] « Agriculture et sécurité alimentaire : le grand défi de l'Afrique », La Tribune, 31-12-2016.
[2] Rappelons à ce titre la Déclaration du dernier Sommet Afrique–France de Bamako : « Compte tenu de l’importance de l’autosuffisance en produits agricoles et en marchandises, ainsi que des effets du changement climatique sur les récoltes, les Chefs d’État et de gouvernement sont convenus de travailler ensemble en réalisant des transferts de technologies pour améliorer les récoltes et ajouter de la valeur aux produits frais, ainsi qu’améliorer les systèmes de stockage, de transport et de distribution. […] Le secteur de l’agriculture constitue une priorité pour l’Afrique, non seulement du fait de son importance pour la sécurité alimentaire du continent mais aussi plus largement pour son développement économique et social. Dans ce cadre, l’initiative AAA (Adaptation de l’Agriculture Africaine) vise une transition vers une agriculture résiliente aux changements climatiques ».
[3] Cet article reprend les éléments présentés dans une publication collective : Rastoin J.-L. et al, 2016, « Pour une sécurité et une souveraineté alimentaires durables et partagées », parue le 13 janvier 2017 dans la collection Les Palimpsestes de l’IPEMED. Cette publication est librement consultable sur le site de l’IPEMED.
[4] « Union européenne-Afrique : un avenir commun », Jean-Claude Juncker, Le Figaro, 06-04-2016.