Depuis plusieurs années, les travaux des démographes alertent les décideurs sur ces centaines de milliers de jeunes qui vont continuer à arriver chaque année sur le marché du travail des pays du Sud, et de l’Afrique en particulier, jusqu’en 2050. L’hypothèse économique selon laquelle les secteurs secondaire et tertiaire vont absorber cette main-d‘œuvre, ne semble pas fonctionner dans des contextes où l’industrie et les services formels sont faiblement développés et peu créateurs d’emplois. Des voix de plus en plus nombreuses s’élèvent pour dire que les agricultures familiales, qui assurent la part majeure de la production alimentaire mondiale et mobilisent plus de 40% de la population active dans le monde, pourraient aider à sortir de cette impasse.
Crédit photo : AFOP
Alors que l’installation des jeunes agriculteurs a été un des leviers institutionnels majeur de la modernisation des agricultures familiales du Nord, peu d’attention a été portée jusqu’à une période récente aux conditions de renouvellement des agricultures familiales du Sud. De manière surprenante au regard de l’acuité des enjeux, il a fallu attendre la fin des années 2000 pour que des efforts de développement soient significativement concentrés sur la formation professionnelle agricole et que la problématique de l’installation des jeunes agriculteurs émerge à l’échelle internationale comme un enjeu de politique publique et d’appui de développement. Les dispositifs de formation et d’appui à l’insertion se multiplient aujourd’hui, mais leur développement à une échelle significative et leur pérennisation requièrent une mobilisation importante de ressources publiques ou privées. Mais est-il judicieux d’investir dans ces dispositifs ? Sont-ils de nature à changer l’avenir des jeunes qu’ils accompagnent ?
En lien avec différents partenaires internationaux, les étudiants agronomes de Montpellier SupAgro/IRC et leurs formateurs, ont réalisé depuis 2010 une quinzaine d’études sur le processus d’installation des jeunes en agriculture familiale, en Afrique de l’Ouest et centrale, à Madagascar et en Asie du Sud-Est. Ces études apportent des éléments de réflexion sur ces questions.
Elles mettent d’abord en évidence la grande diversité des situations. Quoi de commun entre un fils aîné de « grande famille » de producteurs de coton du plateau Mossi au Burkina qui reprend, à 45 ans, la tête de l’exploitation familiale à la disparition du père, un jeune ménage de Madagascar qui tente de constituer une exploitation autonome par de patients et aléatoires métayages, un fils de planteur d’hévéa thaï que sa famille a envoyé à l’école et qui ne voit plus l’intérêt de revenir à l’agriculture familiale ou encore un jeune migrant mauritanien parti à Nouakchott pour nourrir sa famille et qui revient régulièrement au village pour les travaux agricoles de l’hivernage ? La variété des processus d’installation ou de non-installation des jeunes est engendrée par la diversité des agricultures familiales elles-mêmes, leurs contextes de développement, leurs modalités d’accès aux ressources et aux marchés, leur rentabilité économique, le potentiel de pluriactivité agricole et non-agricole dans une zone donnée.
Certaines de ces études ont été effectuées dans des contextes dépourvus de tout appui institutionnel à la formation et l’insertion des jeunes (à Madagascar, au Cambodge, au Ghana). Elles montrent que, même sans accompagnement, des jeunes s’installent en agriculture. Mais ces processus sont de plus en plus difficiles, à mesure que le foncier familial et la dotation de facteurs de production se réduisent au fil des générations. Ainsi, à Madagascar, certains jeunes s’installent sans même posséder une machette en propre. Dans ces conditions, l’agriculture familiale tend à devenir un recours pour les jeunes uniquement dans le cas où aucune autre alternative ne se présente à eux ; elle n’est pas non plus une option satisfaisante pour les familles qui poussent leurs jeunes hors de l’agriculture dès qu’elles peuvent investir dans leur éducation.
Trois autres études, réalisées auprès de jeunes formés et accompagnés dans leur insertion agricole par des dispositifs privés (collèges agricoles à Madagascar, CIDAP - Centre international pour le développement agro-pastoral - au Togo) et public (AFOP, Programme d’appui à la rénovation et au développement de la formation professionnelle dans les secteurs de l’agriculture, l’élevage et la pêche, au Cameroun), donnent une tout autre image de l’installation en agriculture familiale. Les trois dispositifs accueillent des jeunes garçons et filles de 15 à 30 ans), pour une formation agricole de longue durée (1 à 3 ans), réalisée en alternance entre le centre de formation et l’exploitation familiale. La formation intègre les techniques agricoles, la gestion de l’exploitation, mais aussi l’éducation à la citoyenneté. Un projet d’insertion en agriculture est élaboré par le jeune pendant la formation. Dans les collèges agricoles et le programme AFOP de Madagascar, la mise en œuvre du projet est ensuite soutenue par une dotation financière. Le CIDAP, quant à lui, encourage les jeunes à recourir au crédit de la microfinance pour financer leur installation. Les études portaient sur les premières générations de jeunes installés.
La plupart de ces jeunes avait, avant d’entrer en formation, une trajectoire de vie déjà mouvementée : ils sont partis tenter leur chance à la ville, ont fait de multiples petits métiers (taxi moto, call box, cuisinières, secrétaires, buvette, hôtesses), ont connu des échecs, mais aussi acquis quelques compétences et parfois un peu d’épargne. Lassés par trop de précarité, ils ont fini par revenir au village, sans motivation et sans réelles perspectives d’avenir. Pour les premières générations, l’entrée en formation agricole a souvent été plus un pis-aller qu’un choix déterminé. Beaucoup d’entre eux sont cependant arrivés au bout de la formation, ont élaboré un projet d’installation et ont commencé à le mettre en œuvre avec l’appui du dispositif d’accompagnement. Dans les trois cas, l’accès au foncier et au capital financier sont les problèmes majeurs auxquels les jeunes ont eu à faire face. Le foncier vient de la famille ou de la communauté – dans le cas du dispositif AFOP, avoir une dotation de 2 ha en propre est une condition pour accéder à la formation. Face aux faibles capacités d’autofinancement des jeunes, la dotation financière des collèges agricoles ou de l’AFOP s’avère être un appui déterminant pour investir (bâtiment d’élevage, plantation de cacao) ; dans le dispositif CIDAP, l’accès au capital est moins aisé, tributaire d’une microfinance peu ouverte à ces clients perçus comme trop jeunes et trop risqués. Les activités agricoles mises en œuvre diffèrent selon les contextes, fortement liées au foncier disponible et aux structures agraires existantes (plantations pérennes). Dans les zones proches des marchés urbains, les jeunes développent des activités de cycle court s’accommodant d’un foncier limité (élevage de poulets, de porc, maraîchage). Dans la plupart des cas, les systèmes sont diversifiés, associant productions commerciales et productions d’autoconsommation.
Dans les trois cas, les jeunes formés se distinguent très nettement dans leur milieu par leur maîtrise de « techniques améliorées » (semis ou plantation en ligne, utilisation d’intrants, soins aux animaux…), mais aussi par leurs pratiques de gestion : ils calculent, prévoient, anticipent, sont capables de négocier avec des fournisseurs et de discuter avec des conseillers agricoles. Souvent objet de moqueries par leurs pairs au moment où ils s’engageaient dans une formation agricole (« Tu vas faire l’école de la machette »), les jeunes installés gagnent en reconnaissance sociale dès que leurs projets portent des fruits. Leur compétence technique est reconnue, voire recherchée, par leurs voisins, la perception de la communauté devient plus favorable. Bien sûr, même accompagnés, ces processus d’installation ne sont pas tous des « success stories » : les activités restent tributaires du risque agricole (grippe aviaire, inondations, risques de marché), les exploitations des jeunes n’ont pas encore fait la preuve de leur viabilité économique, les succès obtenus peuvent générer des jalousies dans les communautés, voire entraîner de la malveillance.
Mais, au-delà de ces premiers résultats économiques et sociaux, somme toute, encourageants, quelque chose dans les témoignages des jeunes apparaît beaucoup plus décisif pour l’avenir : ces jeunes sont fiers de ce qu’ils font, ils affirment avec beaucoup de conviction que l’agriculture est un vrai métier et qu’ils ont envie de construire leur avenir dans ce métier.
« Grâce à la formation, j’ai le goût de l’agriculture, avant je ne voulais plus aller au champ. »
« Même les jeunes qui n’ont pas suivi la formation vont au champ pour copier, cela leur donne le goût. »
« Je n’ai plus la même vision des choses, je connais la valeur de l’agriculture, c’est un facteur de développement. »
« C’est un bon métier, cela nous développe. »
« C’est l’agriculture qui nous fait les hommes de demain. »
(Extraits d’entretiens avec des jeunes formés au sein du dispositif AFOP au Cameroun)
Bien que récent et demandant à être consolidé, le changement de perception et de posture face à l’agriculture constitue l’un des résultats les plus significatifs observés à ce stade dans les dispositifs d’accompagnement étudiés. Il est le fait des jeunes eux–mêmes, mais aussi de leurs familles et des territoires qui les accueillent, et constitue sans doute une condition essentielle du renouvellement et de la transformation des agricultures familiales. Il est le fruit d’une acquisition de compétences professionnelles par les jeunes, d’une première mise en pratique réussie, d’une prise de confiance progressive en l’avenir, processus qui requièrent du temps et qui peuvent être facilités par un accompagnement approprié…
Note : cet article a été légèrement révisé par rapport à la version datée du 5 janvier