A l’heure où l’Europe cherche à réduire sa production laitière et où les exportations de lait en poudre des pays développés inondent les marchés mondiaux, des fermes laitières en Afrique croient en leur développement malgré les difficultés liées notamment à la concurrence internationale. Visite chez l’une d’entre elles, à Bingerville, Côte d’Ivoire.On part visiter une ferme, alors on s’attend à quitter le béton, direction la campagne… Mais on ne quitte pas vraiment la ville car Bingerville est maintenant reliée à Abidjan du fait de l’urbanisation galopante. En passant à travers une succession de lotissements, on arrive enfin dans un petit havre de paix (toutefois entouré de nouvelles constructions en plein travaux annonçant un futur voisinage très proche). Les vaches sont belles et imposantes dans les prés, les petits veaux se reposent sagement dans leur parc, l’herbe des mangeoires est grasse. Nous sommes chez Nouvelle Normandia, une ferme laitière qui existe depuis vingt ans.
Les vaches laitières proviennent de quatre races (Holstein, Montbéliard, Abondance, Normande) croisées avec la race locale. À l’origine, Normandia était une entreprise de production et de transformation de lait créée par la famille Sanson venue tenter un pari un peu fou : importer des races françaises et les croiser avec les races locales
[1], vendre le lait et les produits transformés localement. Rachetée en 2005 par Charles Emmanuel Yace, PDG d’EXAT, elle devient alors Nouvelle Normandia.
A Bingerville, ce sont aujourd’hui 100 têtes de bétail dont 50 laitières (une trentaine en production) qui fournissent chaque jour 500 litres de lait. Docteur Kalidou Ba, le directeur, ne cache pas les difficultés rencontrées avant que le cheptel ne produise entre 18 et 20 litres de lait par jour pendant 10 mois (alors que la production journalière d’une vache d’un élevage traditionnel, en Côte d’Ivoire, est en moyenne de 0,8 à 0,9 litre avec au maximum 180 litres annuels par vache). Le succès est arrivé grâce à un effort soutenu sur la génétique, l’amélioration de la nutrition des vaches et une surveillance accrue de la santé du bétail. La ferme produit aujourd’hui du lait pasteurisé, du fromage blanc, des yaourts (1 600 sont fabriqués et écoulés par jour), du lait caillé, de la crème fraîche et de la tomme, nommée « le Bingé ».
La demande est bien présente, elle augmente deux fois plus vite que l’offre
La distribution des produits est bien rodée, une partie en supermarché, livrée par le véhicule réfrigéré et une partie dans les magasins Le Terroir, auxquelles s’ajoute la vente directe aux particuliers.
Circuits courts : les magasins Le Terroir (une quinzaine dans l’agglomération d’Abidjan) commercialisent uniquement les produits laitiers de Nouvelle Normandia et les produits de la boucherie et charcuterie de Sics (Société Internationale de Charcuterie et de Salaison). Les deux entités et Le Terroir appartiennent à EXAT, groupe familial qui a choisi d’intégrer son activité. Le marché est donc là et la demande en lait fermier se fait croissante, indique Docteur Ba. Ainsi Nouvelle Normandia souhaite s’étoffer et recherche des partenaires. Des chiffres sont avancés : parvenir à produire 10 000 litres de lait par jour ; soit multiplier par 20 le cheptel actuel. Mais pour cela il faudra s’agrandir, ce qui suppose de composer avec la ville qui avance. La pression foncière devra certainement obliger la ferme à se délocaliser.
Le lait fermier, un marché de niche ?
Le continent africain produit 5 % du lait de vache mondial soit 33 millions de tonnes (en 2012). La Côte d’Ivoire produirait environ 31 000 tonnes de lait (chiffres de 2011) soit 15 % de la consommation totale estimée à 200 000 tonnes. La part de poudre de lait importée reste donc très majoritaire.
D’après l’analyse de l’OCDE-FAO 2012-2021[2], la demande en produits laitiers a augmenté en Afrique de 22 % de 2006 à 2012. Et les besoins augmentent deux fois plus vite que l’offre. L’arrêt des quotas de production de lait en Europe en 2015 favorise donc le flux de lait en poudre sur le continent africain, tout comme en Inde ou en Chine où les consommateurs chinois n’ont plus confiance dans le lait local depuis le scandale, en 2008, du lait contenant de la mélamine. Les industriels européens développent maintenant une politique d’installation durable sur le continent africain avec la vive intention de transformer du lait collecté ou/et du lait en poudre.
Localement, la production du lait se heurte à de multiples barrières dont la première est la concurrence avec le lait en poudre importé qui bénéficie d’un bas niveau de taxation[3]. Ce sont aussi les pouvoirs publics qui pourraient développant la production de lait soit en imposant des barrières tarifaires régionales à l’importation du lait en poudre, soit en diminuant la TVA sur les produits laitiers locaux. Mais surtout en favorisant la production laitière tant au niveau des installations, des moyens de conservation et de collecte, et en favorisant la recherche en génétique. En Côte d’Ivoire, une nouvelle réglementation, datée du 11 mars 2016, qui limite à trois mois au lieu de huit mois la date limite de consommation après fabrication des produits alimentaires, a récemment bousculé le landerneau. En effet, la solution pour se conformer à cette réglementation est d’implanter des laiteries directement sur le sol ivoirien. C’est déjà le cas pour Eurolait, qui produit du lait UHT à base de poudre de lait sous licence Candia, du groupe Sodiaal.
Trouver la bonne dose entre lait local et poudre de lait
Si la motivation est là, tant au niveau des grands groupes que des petites laiteries et à l’échelle des gouvernements, soucieux notamment de réduire les déficits commerciaux, des choix stratégiques restent à engager. La laiterie du Berger, au Sénégal, incorpore dorénavant du lait en poudre pour répondre à la demande, tout en continuant à se fournir auprès de 800 éleveurs locaux. Car la difficulté d’approvisionnement (faibles rendements en lait, carences des transports…) provoque immanquablement une non-compétitivité avec le lait en poudre importé[4]. De fait, la grande majorité des laiteries qui collectent du lait incorporent du lait en poudre.
Selon une étude récente[5], les consommateurs perdent ainsi peu à peu le goût du « vrai lait ». C’est peut-être pour apporter une réponse qu’à Bingerville, la ferme ne dit jamais non aux nombreuses sollicitations de visites de la ferme par des écoles, des touristes et des officiels. Le consommateur, s’il demande haut et fort plus de produits fermiers, pourra aussi peser dans les choix d’investissements.
[1] « Produire du Camembert à Abidjan », Marie-José Neveu Tafforeau, Réussir lait/élevage, novembre 1999.
[2] « Le commerce laitier entre l’UE et l’Afrique évolue : réponses des entreprises européennes des quotas de production de lait », Agritrade, septembre 2014.
[3] Dans la zone UEMOA, le tarif extérieur commun est de 5 % pour le lait en poudre et 20 % pour les produits transformés comme les yaourts ou le beurre.
[4] « La Laiterie du Berger en quête d’identité », Marion Douet, Jeune Afrique, août 2016.
[5] « Comment développer la filière du lait local », Claire Stam, Défis Sud, mars/avril 2016.