Le concept d’industrialisation de l’agriculture peut poser problème a priori, d’autant que le principe de la mécanisation de l’agriculture est solidement ancré et ne souffre d’aucune remise en cause dans ce texte. Sauf que les données démographiques ont simplement explosé durant ces 50 dernières années, avec un accroissement quasi exponentiel de 260 % de la population mondiale et les conséquences que cela entraîne. L’industrialisation et le développement agricoles sont les premiers responsables de cette croissance. Comme dans un cycle fermé, un accroissement de la population exigera simultanément un accroissement de la production agricole, qui à son tour demandera une industrialisation plus accrue de son système de production, pour faire face à la demande. Car, pour chaque habitant de la planète, l’agriculture doit apporter en moyenne et chaque année, 1 tonne de produits alimentaires tous confondus (pour 7 milliards d’habitants, il faudra 7 milliards de tonnes).
Agro-industrialisation, agro-industrie, sont des concepts admis du fait des industries de transformation ou de fabrication de machines-outils et d’intrants agricoles. Autrement dit, en amont et en aval de la ferme ou de l’exploitation agricole, les machines agricoles, les engrais, les produits phytosanitaires sont des produits industriels au même rang que les produits alimentaires transformés (jus, pâte, charcuterie, conserves, etc.). Mais le concept d’industrialisation de l’agriculture va toucher, cette fois, tous les segments de la chaîne des valeurs, et, particulièrement, le cœur de la production agricole elle-même, à cause d’une intervention plus accrue et plus coordonnée de la machine dans les opérations agricoles et un degré de sophistication et d’automation plus accrues dans les techniques de production.
En clair, en amont de la production, on distingue toute la classe des intrants qui entrent dans la production, tels que les engrais, pesticides, aliments concentrés etc. Egalement en aval de la production on retrouve les produits finis transformés tels que conserveries, jus, concentrés de tomate, fromages, céréales en boites, charcuteries, etc. Il est généralement admis que ces produits en amont et en aval sont des produits d’usine donc des produits industriels. Tandis qu’au cœur de la production, au niveau de l’exploitation agricole, l’on peut retrouver une absence totale de technologies ou d’organisation.
On parle ici d’industrialisation de l’agriculture en s’attaquant à ce maillon si fragile de la chaîne de production en lui dotant tous les atouts de l’industrie tels que les normes et standards, les outil-machines, une formation plus spécialisée des acteurs sinon un coaching de ces producteurs par des services spécialisés pour effectuer des opérations culturales telles que labour, semis, ou récolte. Ces producteurs de toutes les tailles (paysans, PME, grandes sociétés de production…) s’appuient donc, à travers des prestations de service, sur toutes les technologies disponibles, de la communication à la logistique en passant par l’outillage simple ou sophistiqué. Les petits producteurs peuvent ainsi accéder au service de toutes les machines sans être obligés de les acheter. Ce processus de modernisation des systèmes de production agricoles mènera progressivement à l’industrialisation massive de l’agriculture tout le long de sa chaîne de valeur avec une meilleure gestion de l’environnement.
Cette compréhension de l’industrialisation de l’agriculture règle un double problème :
- d’abord cette industrialisation ne concerne pas seulement les grandes fermes agricoles appelées à tort agrobusiness, on y reviendra. Les petites exploitations agricoles, particulièrement l’agriculture familiale, peuvent prétendre à cette industrialisation contrairement à certaines idées reçues qui séparent et mettent en conflit agriculture industrielle et agriculture traditionnelle. D’ailleurs, l’agriculture urbaine interstitielle sur le micro jardinage, avec son degré de sophistication, est en train de prendre un essor important dans toutes les villes du monde ;
- ensuite, l’agrobusiness est généralement collé et attribué aux grandes fermes agricoles. En réalité, l’agrobusiness est l’art de faire du business avec sa production agricole. Si tel est le cas, tous les agriculteurs, petits ou grands qui emmènent leur production au marché font de l’agrobusiness. Le niveau d’investissement dans une ferme qui produit des fleurs sur un hectare peut être 10 fois plus élevé que dans une ferme de riz de 100 hectares et de surcroît avec beaucoup plus de revenus. Les producteurs de tomates dans les serres au Maroc à Agadir, cultivent sur des superficies de 0,5 à 3 hectares avec des pics de rendement de 300 tonnes à l’hectare. Par conséquent, il devient logique d’interpeller les petits agriculteurs, ainsi que les acteurs dans l’agriculture familiale à arrêter de s’exclure du secteur privé. Leurs activités et leur contribution (plus de 90 % dans l’agriculture et dans l’agro-industrie en Afrique) leur donnent le plein droit d’entrée dans le secteur privé, de se moderniser et d’accéder implicitement à la technologie et au crédit.
La sécurité alimentaire devient aujourd’hui une priorité mondiale et, pour beaucoup de nations, une question de souveraineté ; ce qui constitue des arguments assez forts pour injecter plus de sciences et de technologies dans l’agriculture. L’agriculture de précision utilisant les NTIC avec des systèmes de communication par satellites pour exécuter des opérations culturales (irrigation, semis, application phytosanitaire, etc.) connaît un développement fulgurant dans certains pays développés. Pour dire que l’industrie sera désormais présente à tous les niveaux ou stades de la production alimentaire.
Par conséquent, le profil du personnel dans une ferme agricole naguère composé d’agronomes, de techniciens et d’ouvriers agricoles, qualifiés ou non, changera progressivement pour intégrer plus de mécaniciens, d’électriciens, d’électromécaniciens, de conducteurs d’engins, d’informaticiens et de robots. Les process et standards de qualité industriels ou leurs équivalents (GlobalGap) seront donc de plus en plus appliqués à l’agriculture. Le processus d’industrialisation est quasiment achevé en amont de la production agricole. En aval de la production, les stations de conditionnement ou les industries de l’agro-alimentaire ont déjà fini leur mutation industrielle.
L’urgente nécessité d’aller vite et de produire plus et sur de larges et nouvelles superficies impose une industrialisation des opérations culturales. De nouvelles machines sont nécessaires pour faire le repiquage de la tomate ou de la patate douce. Le semis direct de l’oignon et sa récolte à la machine ont contribué pour plus de 50 % à l’augmentation de la production de cette denrée. Puisque le repiquage à la main est la principale contrainte à l’augmentation des superficies cultivées pour certaine cultures (oignon, patate douce, etc.). La faible production rencontrée dans certaines cultures relève moins de la performance variétale que de l’absence d’une technologie performante pour lever une contrainte au niveau d’une opération culturale.
Par ailleurs, le processus industriel, particulièrement l’automatisation de la succession des opérations, doit être maîtrisé dans la production agricole. Des attelages sont montés derrière les tracteurs pour exécuter plusieurs opérations en une seule. Le labour, l’offsettage, la préparation du lit de semis et le semis peuvent se faire en une seule opération pour le riz ou le blé. Cette technologie a le mérite de réaliser en un seul jour une opération qui se faisait en 4 jours, ce qui donne la possibilité de multiplier les superficies cultivées au moins par trois. La production de la tomate dans les serres a boosté les rendements qui passent de 10 tonnes en moyenne dans une agriculture traditionnelle à 800 tonnes à l’hectare. C’est une performance jamais égalée par une culture, du fait seulement de l’industrialisation de la production dans la serre qui reçoit toutes les technologies combinées dans une usine classique (propreté, process, qualité, normes, standards, maîtrise de l’énergie, systèmes opérationnels et maîtrise des coûts).
L’industrialisation de l’agriculture ne suggère pas forcément une fusion des deux secteurs, encore moins de leurs institutions ou de leurs écoles. Mais au moins, l’on doit travailler à leur rencontre et à leur synergie. La relation entre le disponible alimentaire et l’accroissement de la population est une relation arithmétique élémentaire, mais hautement politique. Pour augmenter le disponible alimentaire mondial en urgence, l’industrialisation de l’agriculture est inévitable, voire obligatoire. Cette industrialisation doit aller au-delà de la mécanisation agricole connue jusque-là. Elle doit surtout assimiler les procédés et caractéristiques industriels d’efficacité, de rapidité et de traçabilité. Selon la FAO, « les progrès technologiques et l’abondance des ressources que cela génère font que la faim est devenue plus évitable et donc plus intolérable ».