« La protection sociale a contribué directement à la réduction de la faim ». Tel est le constat dressé par la FAO[1] à propos des programmes d’assistance sociale mis en place depuis la fin des années 1990. Alors que ces programmes de transferts monétaires étaient conçus à l’origine principalement pour pallier les effets de crises financières sur les populations les plus vulnérables dans les économies émergentes, on s’est rendu compte que de tels dispositifs avaient eu un impact positif direct sur la productivité agricole. Ces dispositifs se sont alors étendus car ils étaient accompagnés d’une croissance économique considérée comme durable et inclusive. On estime que désormais tous les pays du monde ont recours d’une manière ou d’une autre (par exemple à travers des cantines scolaires) à un mécanisme de protection ou de filet social.
Ces transferts visent à améliorer les conditions de vie, l’accès à l’alimentation ou aux soins et jouent donc un rôle important direct dans la sécurité alimentaire. En y regardant de plus près, on constate qu’au-delà des effets directs, ce sont des moteurs de production agricole grâce à leur impact stimulant sur les stratégies des producteurs qui y voient une forme d’assurance contre le risque, susceptible d’atténuer les chocs productifs ou de prix et qui peut donc les préserver des « pièges à pauvreté ». La prévisibilité des transferts, surtout si ces derniers représentent des montants monétaires significatifs, semble être facteur d’épargne et d’investissement car elle incite les producteurs à planifier les dépenses et à former des projets productifs. Prolonger les dispositifs au-delà d’une période de crise ou de passage difficile pour des ménages vulnérables a des effets cumulatifs avantageux : plus un programme dure, plus la période de soudure semble se raccourcir et plus le capital – en particulier le cheptel – s’accumule (cas relaté par le HLPE pour l’Ethiopie[2]). Quelle que soit sa forme, la protection sociale semble capable d’améliorer la productivité du travail agricole comme le montre une analyse empirique récente sur le Burkina Faso où la densification du réseau de centres de santé aurait permis un accroissement important des revenus des agriculteurs lorsqu’ils tombaient malades lors de la saison des pluies[3]. En définitive, donc, les programmes de protection sociale peuvent être des investissements très rentables pour la société et pour l’Etat.
Ces programmes ont souvent la faveur des organisations de développement car ils s’intègrent dans une vision des politiques économiques qui ne touchent pas aux mécanismes de prix agricoles tout en semblant prendre en charge les défaillances de marché, notamment celui de l’assurance. Ils trouvent ainsi l’assentiment de larges fractions d’acteurs. Pourtant, il serait erroné de vouloir faire de ces programmes une alternative aux politiques agricoles régulatrices puisque l’expérience montre que par exemple les transferts d’espèces sont moins efficaces lorsque les marchés sont peu actifs et que les prix sont élevés et instables[4]. La frontière entre programmes de protection sociale et instruments de politique agricole est d’ailleurs parfois floue, puisque certains incluent dans le périmètre des premiers des mesures telles que les subventions aux intrants et que la combinaison des deux est gage d’efficacité[5].
La question du ciblage préoccupe souvent les architectes de ces dispositifs. S’il est prouvé que les programmes d’assistance sociale en faveur des femmes reposant sur des transferts monétaires ou de nourriture ont souvent une incidence meilleure sur la sécurité alimentaire des ménages[6], on peut mettre en doute l’intérêt de réaliser un ciblage fin des bénéficiaires compte tenu des coûts supplémentaires que génère une telle sélection. Les régimes universels seraient en définitive plus efficaces, pour plusieurs raisons : ils ne laisseraient pas sur le bord de la route près de la moitié des bénéficiaires prétendus, ne créeraient pas de discrimination vécue parfois comme illégitime et conflictuelle, n’inciteraient pas les personnes non-éligibles à tricher sur leur statut réel ni les bénéficiaires à mentir sur la réalité des engagements qu’il s’étaient engagés à respecter, n’auraient pas d’effet pervers de désincitation au travail survenant lorsque l’on craint de devenir inéligible à l’aide et ne coûteraient finalement guère plus à mettre en place. C’est en tout cas ce que montrent des comparaisons d’impacts de régimes de retraite universels et de mécanismes de protection ciblés[7].
Ce constat semble battre en brèche l’idée, somme toute assez paternaliste, selon laquelle il faut concevoir les programmes de protection sociale de manière à garantir que l’usage fait des transferts serve bien à accroître le capital humain ou à investir dans des actifs productifs plutôt qu’à des dépenses « superflues », de plaisir, de loisir ou liées à la religion…. Finalement, la bonne conscience économique serait sauve, qui constate que sans contrainte et par la simple poursuite de leur utilité, les pauvres maximisent bien l’efficacité de l’utilisation des transferts que la puissance publique leur octroie, qu’ils soient une cible privilégiée ou non. Au final, le ciblage ne serait-il pas finalement qu’une couverture à l’établissement de filets de sécurité réduits au minimum, qu’un alibi pour éviter de construire des régimes de protection sociale généralisés qui ne manqueraient pas de justifier des politiques fortement redistributrices, exigeant une pression fiscale plus forte, en clair plus interventionnistes et qui n’auraient donc pas les faveurs des bailleurs ?
En tout état de cause, les systèmes de protection sociale sont des instruments essentiels en Afrique, dans un contexte où les possibilités d’absorption hors de l’agriculture d’une main d’œuvre rurale toujours en expansion sont incertaines, où les marges de manœuvre pour une redistribution plus équitable des ressources (terre et eau) sont étroites et où l’amélioration du potentiel productif est limitée (en zone sahélienne par exemple). Les perspectives à moyen et long termes d’évolution de la productivité du travail agricole et les possibilités restreintes de trouver des débouchés pour la main d’œuvre agricole africaine nous obligent à penser les transferts monétaires comme une composante intégrante des politiques agricoles.
[1] FAO ; L’état de l’insécurité alimentaire dans le monde ; rapport 2015
[2] HLPE ; La protection sociale pour la sécurité alimentaire ; 2012
[3] Combary O.-S. ; Impacts of Health Services on Agricultural Labor Productivity of Rural Households in Burkina Faso ; Working Paper; Agrodep; 2016
[4] Id. HLPE
[5] Douillet M. ; Sécurité alimentaire : relancer la production agricole ou fournir une aide sociale ? L’exemple du Malawi ; Note no 5, FARM ; 2013
[6] id. HLPE
[7] Kidd S. ; Idées pour le développement ; AFD ; 2016