Repenser le financement du secteur agricole en Afrique de l’Ouest : une nécessité

2 décembre 2015
Jean-Jacques Gabas et Vincent Ribier, UMR ART-Dev, CIRAD


Depuis le début de la décennie 2000, la structure du financement du développement se caractérise par une croissance très nette des apports privés (plus de 70 % des financements totaux en 2013 contre 60 % dix ans auparavant), une érosion relative (en particulier pour les pays les plus pauvres) des apports d’aide publique au développement (APD) bilatéraux des pays membres du CAD/OCDE[1] et une croissance des flux financiers dans le cadre de la coopération Sud-Sud (malgré la difficulté de mesurer ces flux avec précisions). Depuis 2014, au niveau de la gouvernance mondiale du financement du développement et en particulier de celle relative à l’APD, une dynamique de discussion se construit pour à la fois préparer la conférence d’Addis-Abeba sur le financement du développement (qui s’est tenue en juillet 2015, après celle de Monterrey en 2002), engager la période post-2015 sur ce que seront les Objectifs de développement durable (ODD, adoptés par l’Organisation des Nations unies en septembre 2015) et préparer la conférence COP 21 sur le changement climatique, qui vient de s’ouvrir à  Paris.

Les conclusions de la réunion à haut niveau tenue à l’OCDE les 15-16 décembre 2014 donnent des estimations des besoins de financement post-2015 qui se chiffrent en trillions de dollars, montants qui ne peuvent évidemment être financés par la seule APD mondiale dont le niveau oscille entre 130 et 140 milliards $ et qui ne devrait guère augmenter à moyen terme selon les prévisions du CAD/OCDE ou des Nations unies. Dès lors, résoudre l’équation du besoin de financement post-2015 oblige à se tourner vers la mobilisation potentielle d’autres sources : l’épargne publique et privée mondiale serait de l’ordre de 22 trillions $, les actifs financiers mondiaux de l’ordre de 218 trillions $, sans oublier la mobilisation des ressources fiscales au niveau national. D’autre part, il faudrait faire appel au secteur privé avec des émissions obligataires, lutter contre l’évasion fiscale (paradis fiscaux, surestimation des prix de transferts des entreprises multinationales, etc.), mobiliser des ressources venant des fondations (la plus emblématique étant la fondation Gates) et enfin mobiliser des ressources des pays émergents,  en particulier celles de la Chine. 

Dans ce contexte de recours massif à des sources de financement diversifiées, le rôle même de l’APD va changer. En effet, et d’une façon globale, l’APD est désormais « pensée » dans sa capacité à mobiliser ces autres sources qui viendraient du secteur privé. L’APD doit en premier lieu avoir des effets de levier sur de futurs financements privés ; ces fonds d’APD doivent être « catalytiques »,  selon l’expression consacrée dans la littérature internationale.  Ils pourront se concrétiser dans des fonds de garantie aux investissements privés ou publics nationaux, en finançant  de l’assistance technique afin de favoriser la mise en place de fonds d’investissements, etc.

Ces changements dans la gouvernance mondiale du financement du développement vont avoir des répercussions sur le financement du secteur agricole, en particulier en Afrique au sud du Sahara. L’agriculture est redevenue une priorité dans les politiques de développement des Etats ainsi que dans l’agenda des politiques de coopération. L’agriculture est aussi présentée comme un secteur où « on peut faire des affaires ». Si, depuis le début des années 2010, on constate effectivement une croissance des financements publics et privés en faveur de l’agriculture, deux grandes questions restent ouvertes. Tout d’abord n’y-a-t-il pas une insuffisante vision d’ensemble des différentes sources de financement ? Ensuite, ces multiples sources de financement n’appellent-elles pas à davantage de régulation par les Etats compte tenu des grands enjeux auxquels ils sont confrontés ?

En premier lieu, ce paysage global du financement de l’agriculture dans les différents pays et au niveau des programmes régionaux (CEDEAO, CILSS, UEMOA, etc. [2]) reste très mal renseigné. Certes, on dispose d’informations concernant les financements publics mis en œuvre dans le cadre des Programmes nationaux d’investissement agricole (PNIA) ou ceux des bailleurs de fonds. Mais beaucoup d’autres informations font défaut. Il en est ainsi des investissements directs étrangers, de l’utilisation des prêts dans le cadre de la micro-finance, des financements issus des transferts de revenus des travailleurs migrants ou encore (et c’est très certainement le volume le plus important…) des financements venant des agriculteurs eux-mêmes. Il n’y a aucun suivi sur chacune de ces composantes. Or,  l’ensemble de ces financements fait « système » et c’est bien ce système global qui doit être connu afin de piloter une politique agricole et non la seule partie visible de l’iceberg constituée des seules dépenses publiques agricoles, qui ne sont plus majoritaires.

De manière plus globale, Il n’y a pas de suivi de l’ensemble des financements qui permettrait d’estimer d’où viennent les grandes masses et vers quels domaines elles se dirigent. Il existe en la matière un paradoxe entre d’une part le discours dominant sur la nécessité de montages de financements associant fonds publics et privés, et d’autre part l’absence de dynamique collective pour construire une vision partagée par l’ensemble des acteurs du paysage du financement. D’un côté, le secteur privé, qui fait pourtant souvent des suivis relativement détaillés de ses propres investissements, semble réticent à diffuser l’information correspondante. De l’autre, les administrations semblent démontrer peu d’intérêt et de curiosité pour mieux connaître les financements privés.  Cette lacune dans un suivi global est symptomatique  de l’absence de prise en considération des articulations et coordinations nécessaires entre ces différentes sources afin de trouver des financements innovants et adaptés aux besoins de l’agriculture. Car cette absence de suivi global risque d’aboutir à des doublons et des angles morts. Par exemple, le rapport d’Oxfam présenté le 16 novembre à Dakar sur « L’ECOWAP : une politique morcelée »[3] a bien montré l’inefficacité des politiques régionales liée à une absence de coordination entre les institutions régionales en Afrique de l’Ouest.  De même qu’à l’échelle nationale on ne sait pas avec précision où « arrivent » ces financements : quels sont les bénéficiaires ? Quelles régions ?  Quelles spéculations ? Si des financements innovants doivent être recherchés, à savoir des financements adaptés aux différentes situations (petite agriculture, agrobusiness), des financements mixtes (prêts et dons), des partenariats publics-privés, des garanties, des assurances indicielles, du warrantage, etc., encore faut-il disposer d’une vision large des intervenants, de leurs interventions et de leurs stratégies afin de construire des synergies.

Et pourtant, cette complexification du paysage du financement de l’agriculture est très certainement une excellente nouvelle après ces deux décennies atones, mais elle plaide pour davantage de politique publique, celle-ci devant jouer pleinement son rôle de régulation mais aussi d’orientation des investissements en fonction des grands enjeux auxquels la plupart des pays d’Afrique subsaharienne sont confrontés. La conférence internationale sur l’agriculture en Afrique de l’Ouest qui s’est tenue  à Dakar les 17-19 novembre derniers a dressé les perspectives de la politique agricole de la CEDEAO pour les dix ans à venir. Les défis démographiques, d’emploi des jeunes, de changements climatiques trouverons des réponses dans le développement de l’agriculture et de bon nombre d’activités qui lui sont liées. Plusieurs  participants à cette conférence n’ont pas hésité à considérer que la sécurité en Afrique de l’Ouest passait par le développement de l’agriculture, qui devrait rester la première source d’emplois dans les années à venir. Mais les réponses à ces défis devraient être largement maîtrisées par les Etats, leur capacité à mettre en œuvre des plans d’actions qui, nous le souhaitons, ne pourront se limiter à de simples listes de projets. La régulation d’ensemble doit élaborer des outils de politique agricole vers davantage de cohérence entre de multiples instruments portés par les acteurs publics et privés : politiques de prix, politiques commerciales, politiques industrielles, politiques fiscales, politiques d’aménagement du territoire etc.  Dans ce contexte, n’est-il pas essentiel de mettre en place des mécanismes facilitant une  coopération entre Etats membres d’une institution régionale et les différents acteurs concernés autour de filières stratégiques telles que riz, manioc, lait local, produits halieutiques, fruits et légumes, etc. ? Comment construire des alliances ou des structures interprofessionnelles ? C’est bien en prenant en compte ces besoins immenses et cette complexité institutionnelle croissante que la conférence de Dakar a conclu notamment, par la voix du Premier ministre du Sénégal, qu’il fallait « repenser le financement du secteur agricole ».  

[1] CAD : Comité d’aide au développement ; OCDE : Organisation de coopération et de développement économiques.

[2] CEDEAO : Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest ; CILSS : Comité permanent inter-Etats de lutte contre la sécheresse dans le Sahel ; UEMOA : Union économique et monétaire de l’Afrique de l’Ouest. 

[3] L’ECOWAP est la politique agricole de la CEDEAO.

 


 


1 commentaire(s)
Conclusion indiscutable !
Encore méritait-elle qu'on le souligne....
Ecrit le 19 mars 2019 par : jm bouquery 3718

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