Les forces en présence dans l’espace CEDEAO : ce que révèle la négociation du tarif extérieur commun

29 avril 2014
Roger Blein (Bureau Issala) et Raphaël Beaujeu (IRAM)


Fin 2013, après près de dix ans de négociations, les chefs d’État de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO)  ont approuvé la structure définitive du tarif extérieur commun (TEC), qui prendra effet en janvier 2015. Cette étape importante vers la mise en œuvre d’un marché commun dans l’espace CEDEAO (1) signifie que les quinze pays de la CEDEAO devront appliquer les mêmes droits de douane sur les marchandises en provenance de pays non membres de la CEDEAO (comme la France, la Chine ou l’Afrique du Sud).
Le ROPPA (Réseau des organisations paysannes et de producteurs de l’Afrique de l’Ouest), comme d’autres acteurs de la société civile africaine mais aussi française, se déclare fortement insatisfait 
(2) de ce TEC, considéré comme trop peu protecteur. Aurait-il été possible de négocier un tarif plus élevé pour les produits agricoles ?
Suite à l’annonce de l’adoption du TEC, les négociations pour les Accords de partenariat économique (APE) entre l’Union européenne et la CEDEAO se sont conclues au niveau technique en janvier 2014, après plusieurs années de blocage. Quel lien y-a-t-il entre ces deux négociations ?
Roger Blein et Raphaël Beaujeu, deux experts qui ont suivi de près ce processus, ont accepté de répondre à nos questions.



FARM : L’adoption d’un TEC est un pas vers une plus grande intégration régionale, ce que de nombreux acteurs appellent de leurs vœux. Mais le TEC de la CEDEAO entraînera un changement des taux tarifaires appliqués sur un bon nombre de produits agricoles par ces pays. Qu’en est-il ?

Plus de la moitié des pays membres de la CEDEAO étant aussi membres de l’UEMOA (3) - une union douanière disposant d’un TEC, généralement considéré comme peu protectionniste -, il avait été initialement décidé d’adopter le même TEC à l’échelle de la CEDEAO (4). Mais certains pays non membres de l’UEMOA, en particulier le Nigeria très protectionniste, et certains groupes d’acteurs comme les syndicats agricoles – le ROPPA, syndicat régional, mais aussi les syndicats agricoles des pays de l’UEMOA - souhaitaient des taux plus protecteurs. D’autres pays comme la Côte d’Ivoire, la Gambie ou la Guinée sont au contraire encore plus ouverts aux importations. Dans le TEC de l’UEMOA, les produits sont classés dans quatre bandes (0 %, 5 %, 10 % et 20 %). Les chefs d’Etats ont finalement adopté pour la CEDEAO un TEC  comprenant une cinquième bande tarifaire, négociée à 35 % (contre 50 % demandé par le Nigéria et les organisations de producteurs). La deuxième partie de la négociation, la plus ardue, a concerné la classification des produits au sein de ces bandes tarifaires.
Au final, aucun produit agricole n’est libéralisé complètement, et 90 % des lignes tarifaires de la cinquième bande (taxée à 35 %) sont des produits agricoles. Cependant, certains produits, comme les céréales et le riz, seront peu protégés (respectivement aux taux de 5 et 10 %), comme ils l’étaient dans l’UEMOA. Le Nigéria, en particulier, va donc devoir diminuer sa protection tarifaire pour le riz, de 110 % à 10 %. La poudre de lait reste taxée à 5% (5) et le sucre en poudre à 20 %, comme dans l’UEMOA.

FARM : Les syndicats agricoles sont très critiques. Comment se sont déroulées les négociations ? Les droits de douane auraient-ils pu être plus hauts ?

Les organisations de producteurs (OP) ont fait un énorme travail de plaidoyer sur la spécificité du secteur agricole et la nécessité de réformer la structure tarifaire pour contribuer à la souveraineté alimentaire de la région. Elles ont contribué à faire adopter une cinquième bande tarifaire, et ont donc réussi à obtenir une structure plus protectionniste que ce qui était envisagé initialement. On peut considérer que, du point de vue des organisations de producteurs, leur plaidoyer sur le besoin de protéger l’agriculture est un succès.
Cependant, le processus de négociation sur le TEC n’a rien à voir avec celui qui avait eu lieu pour la politique agricole régionale (ECOWAP). Dans un processus d’élaboration de politique sectorielle comme ECOWAP, il est possible de parvenir à un consensus entre les pays et avec les acteurs professionnels, en « additionnant » les attentes et les priorités des uns et des autres. Mais dans le cas du TEC, il s’agit d’un tout autre processus, fait de compromis et d’arbitrages entre des intérêts divergents, entre producteurs et consommateurs, entre secteurs, entre pays, exactement comme pour une négociation entre pays au sein de l’Union européenne ou de tout autre espace économique. Les négociations sont menées par les ministres du Commerce, donc les enjeux agricoles sont mis sur la table dans un cadre global d’arbitrage avec les autres secteurs. C’est un point clé. Les OP n’étaient pas les seuls acteurs de la négociation, les intérêts des consommateurs et des industriels ont également compté dans la négociation. Or, là où les OP ont effectivement perdu certaines batailles, c’est dans la catégorisation entre les bandes tarifaires, là où ils auraient dû être présents s’ils cherchaient à défendre chaque produit sur l’ensemble des filières.
Il faut se souvenir que la négociation, à ce stade, porte sur plus de 5 000 produits. Pour défendre leurs positions, les OP auraient dû adopter un argumentaire qui ne soit pas général mais précis, produit par produit, ligne tarifaire par ligne tarifaire et là, à l’évidence, elles n’ont pas été suffisamment présentes pour imposer un rapport de force dans tous les choix de catégorisation. C’est une question de capacités, car il est vrai que le processus de la CEDEAO était somme toute très peu prévisible. Mais c’est aussi lié à la hiérarchie dans les priorités des organisations de producteurs et à la capacité de mobilisation de ces organisations dans chaque pays. Le TEC n’est pas parfait du point de vue des OP, loin s’en faut, mais il est sans doute le reflet des rapports de force actuels et des contradictions d’intérêts.

Le riz (taxé à 10 %) est un bon exemple d’un produit pour lequel les acteurs défendant d’autres intérêts étaient plus présents que les OP lors des négociations clés: beaucoup de pays de la CEDEAO sont importateurs nets. L’arbitrage final reflète le poids des consommateurs (6) et des importateurs, et l’incertitude des décideurs quant à la capacité à satisfaire la demande à partir des bassins de production ouest-africains.

Le sucre (taxé à 20 %) est un produit pour lequel un faible nombre d’entreprises sont concernées. Elles forment un lobby très important, très bien documenté, très bien organisé, qui ont argumenté la nécessité de protéger leur outil industriel pour maintenir les capacités de production et sauvegarder voire créer plus d’emplois.

Le lait est un produit pour lequel il y a un véritable conflit à court terme entre les intérêts des filières de production locales et ceux des entreprises de transformation (reconstitution en particulier). Ces dernières ont fait valoir la difficulté de se reposer sur les filières locales (caractère saisonnier de la production, difficultés de maîtrise de la qualité sanitaire, problèmes de conservation, capacité à répondre à la croissance de la demande urbaine, etc.) et l’intérêt de la poudre de lait importée, qui est dès lors considérée comme un intrant pour la fabrication des produits laitiers régionaux.

FARM : La CEDEAO rassemble des pays assez différents économiquement. Le processus de négociation du TEC semble s’être débloqué pendant la présidence ivoirienne de la CEDEAO et la négociation avec le Nigéria. Que s’est-il passé exactement ?

Le Nigéria est le géant économique de la zone. C’est un pays de tradition protectionniste qui a fait du plaidoyer pour une cinquième bande tarifaire à 50 %. Il faut savoir qu’il a bloqué l’adoption du TEC au dernier moment, et qu’il n’a accepté de signer qu’après avoir obtenu l’adoption de mesures complémentaires de protection (MCP) au TEC qui lui permettent de maintenir des niveaux de protection plus élevés que les autres pays de la région pendant une période de cinq ans sur certains produits. Il y a deux autres raisons qui ont pu le pousser à finalement faire le jeu de l’accord régional et accepter le compromis de 35 %. Tout d’abord, le commerce de contrebande par les pays frontaliers moins protectionnistes est un vrai problème et tend à affaiblir l’impact de la protection pour les secteurs de production stratégiques. D’autre part, le Nigéria s’affirme de plus en plus comme une puissance régionale face à la concurrence croissante de l’Afrique du Sud. De plus en plus d’investisseurs nigérians ont des intérêts dans le secteur bancaire, le BTP, l’énergie dans différents pays d’Afrique de l’Ouest. Ils ont intérêt à voir le marché régional fonctionner correctement.
Le fait que la Côte d’Ivoire ait assuré la présidence de la CEDEAO a beaucoup joué sur l’accord. Il faut bien voir que le TEC adopté pose problème à la Côte d’Ivoire, car elle est actuellement plus libérale, or comme elle a consolidé ses droits à l’OMC, elle va être obligée de négocier auprès de l’Organisation mondiale du commerce. Son rôle de « médiateur » régional l’a emporté sur ses propres intérêts.

FARM : Le processus de négociation des APE entrepris parallèlement depuis plus de dix ans a-t-il joué un rôle dans l’adoption du TEC ?

Très certainement, et la Commission de la CEDEAO s’est explicitement appuyée sur le calendrier des APE pour faire avancer les négociations sur le TEC. En effet, rappelons-nous que l’esprit initial des APE est de renforcer le commerce entre deux blocs régionaux et non entre un pays et l’UE comme cela était le cas dans les accords préférentiels. La finalisation du processus d’intégration économique régional, en particulier la création de l’union douanière, est donc un pré-requis pour que la CEDEAO puisse « bénéficier » de l’APE. La libéralisation progressive des échanges doit se réaliser à partir du tarif commun adopté par l’ensemble des pays de la CEDEAO.
Revenons à ce qui s’est passé en 2008. L’UE fixe une première date limite pour la finalisation des négociations : les régions qui n’ont pas signé d’accord intérimaire vont perdre les préférences commerciales pour leurs exportations vers l’UE. En l’absence d’accord régional, la Côte d’Ivoire et le Ghana ont donc signé un APE intérimaire, car comme ces deux pays ne sont pas considérés comme des  pays les moins avancés, ils n’ont pas un accès garanti au marché de l’UE, sans quota ni tarif douanier, dans le cadre du régime « Tous sauf les armes ».
Après un report de la date d’achèvement des négociations, la Commission européenne annonce qu’ils ont jusqu’à octobre 2014 pour ratifier les accords. A ce moment, les autres pays de la région ont craint que si un accord régional n’était pas conclu, la Côte d’Ivoire et le Ghana signeraient bilatéralement. Non seulement une telle perspective aurait compromis l’intégration régionale mais, compte tenu de la porosité des frontières en Afrique de l’Ouest et de la dépendance des pays enclavés par rapport aux pays côtiers, elle aurait fait de ces pays des portes d’entrée des produits de l’Union européenne dans la région. De plus, n’oublions pas que l’UE est le principal financeur de l’aide au développement de la zone. Son influence reste importante. C’est pourquoi, à notre avis, même si d’un point de vue strictement commercial les pays les moins avancés redoutent l’impact des APE sur leurs secteurs de production, d’autres paramètres sont entrés en jeu, qui les ont incités à accepter un APE régional.

Enfin, il est certain que la réflexion sur le TEC agricole a été alimentée par le processus APE, en particulier grâce au travail sur les produits sensibles pour les APE, entrepris en 2007, qui a été piloté conjointement par les départements du Commerce et de l’Agriculture. Nous avons vu pour la première fois des ministères de l’Agriculture se saisir du débat sur le commerce, alors qu’ils privilégient habituellement les approches techniques de promotion des productions. Le sujet de la cinquième bande du TEC émerge directement des discussions sur les produits sensibles à l’ouverture commerciale, qu’il convenait d’exclure du processus de libéralisation avec l’Union européenne.

FARM : Au final, les débats se focalisent sur les droits de douane. Est-ce vraiment le cœur du développement agricole dans la zone CEDEAO ?

La problématique a en effet beaucoup évolué depuis la crise mondiale des matières premières de 2008. Les débats se déplacent du degré de protection vers l’enjeu de la maîtrise de la volatilité aux frontières. Or, plus les droits de douane sont élevés, plus l’impact de la volatilité importée sur les marchés régionaux est amplifié. De fait, le problème principal, dans cette zone, pour les producteurs comme pour les consommateurs, n’est pas tant le niveau des prix agricoles intérieurs que leur instabilité. L’incertitude est un frein majeur pour les producteurs et les agents des filières agricoles et agroalimentaires, et un risque crucial pour les consommateurs pauvres. Il faudra nécessairement compléter le TEC avec des instruments de gestion de la volatilité, mais c’est un vaste sujet qui mériterait un article à lui seul !

(1) Créée en 1975, la CEDEAO est un regroupement régional de 15 pays : Bénin, Burkina Faso, Cap-Vert, Côte d’Ivoire, Gambie, Ghana, Guinée, Guinée-Bissau, Liberia, Mali, Niger, Nigeria, Sénégal, Sierra Leone, Togo. Sa mission est de promouvoir l’intégration économique dans tous les domaines de l’activité économique, notamment l’industrie, les transports, les télécommunications, l’énergie, l’agriculture, les ressources naturelles, le commerce, les questions monétaires et financières, les questions sociales et culturelles.

(3) Les pays membres de l’UEMOA sont le Benin, le Burkina Faso, la Côte d’Ivoire, la Guinea-Bissau, le Mali, le Niger, le Sénégal et le Togo.

(4) Décision des chefs d’Etat de la CEDEAO en janvier 2006.

(5) Poudre importée par les usines de transformation laitière et utilisée comme intrant pour produire du lait reconstitué et des produits laitiers tels que les yaourts.

(6) Il est courant d’entendre que « les présidents sont élus par les campagnes mais chassés par les villes »…

 


2 commentaire(s)
Roger, Merci pour cette analyse claire. La bande des 35 % représente une amélioration sensible pour certains pays et c'est une bonne chose. Deux réflexions sur les acteurs : - l'absence des ministères techniques dans les négociations avec un leadership du Commerce qui explique vraisemblablement certains résultats - la crédibilité du ROPPA en tant qu'organisation représentative des OP me semble de plus en plus en cause lorsque l'on échange sur le terrain avec les OP nationales ou locales, qui ne reconnaissent pas les processus qui conduisent aux désignations et qui considèrent que le ROPPA est plus une organisation "hors sol" qu'une organisation de producteurs. Il est avéré que selon qui siège autour de la table, l'issue peut être très sensiblement différente. Bien à toi Luc Lefèvre
Ecrit le 30 avril 2014 par : Luc Lefèvre luc_lefevre@yahoo.fr 2890

1. A Messieurs Roger Blein et Raphaël Beaujeu : ils ont fait une bonne analyse technique du processus mais je pense qu’ils ont occulté les causes non dites des situations sociopolitiques dans notre région : (crises Mali-Niger) Côte d’Ivoire et Ghana (Résultats des élections), lutte contre l’enrichissement illicite au Sénégal, Boko Haram au Nigéria Plus que moi vous n’ignorez pas les impacts des imbroglios (France/UE) dans les recherches de solutions à ces évènements douloureux qui ont déstabilisé nos référents par rapport à 2005 (lancement des négociations) à la mobilisation de l’opinion régionale sur interpellation du ROPPA, de la société civile, de certains parlements et ONG en Europe en 2006-2007. Où situez-vous l’impact de la flambée des prix des aliments de 2008 et des initiatives Grow Africa, AGRA, la Nouvelle Alliance du G8 et le FSTP de l’UE ? Ce que vous décrivez représente quel pourcentage des justifications de l’ensemble de ces éléments sus mentionnés et d’autres éléments que j’ignore ? Comment comprendre l’attitude de la CEDEAO à ne pas œuvrer pour trouver des solutions aux éventuelles pertes de recettes pour la Côte d’Ivoire et le Ghana dans le scénario de non signature des APE par la région ? Malgré tout cela, vous nous avez remis dans le long processus le plus controversé de notre construction communautaire. 2. Sur ce que Luc Lefèvre nous dit : comme vous le savez les négociations dont nous parlons sont de la responsabilité des Etats dans lesquels existent les plateformes nationales paysannes membres du ROPPA. Le premier acte du ROPPA a été d’organiser dans plusieurs pays des ateliers nationaux avec des experts nationaux dont un ou plusieurs membres sont des négociateurs publics, des experts Internationaux et pas moins de 30 responsables pour une mise à niveau entre TEC-APE-ECOWAP. Un des objectifs était de sensibiliser les négociateurs nationaux, d’impliquer les paysans et d’encourager les responsables paysans à forcer la porte des comités nationaux. Ce sont les leaders nationaux qui se retrouvaient au niveau régional (ROPPA) pour faire remonter les spécificités. Roger Blein, Yamar Mbodj, Mr Tiemtoré et d’autres personnes peuvent vous informer. Merci d’éviter de porter des jugements sur « on dit que » « il paraît que ». Merci Mamadou CISSOKHO Président d’Honneur du ROPPA
Ecrit le 17 juillet 2014 par : Mamadou CISSOKHO, Président d’Honneur du ROPPA 2905

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