Nourrir les villes : une chance pour les agricultures familiales?

24 janvier 2014
Anne Pacquet, vice-présidente du Conseil scientifique de FARM


Tel était le thème du colloque annuel organisé par la Fondation pour l’agriculture et la ruralité ans le monde (FARM) et Pluriagri, le 13 décembre dernier. En 2050, les deux tiers de la population des pays en développement vivront en ville. Nourrir les villes est donc un enjeu majeur pour la sécurité alimentaire de demain. Mais pourquoi s’interroger sur les opportunités que cela peut offrir aux agricultures familiales ?

Jusqu’à aujourd’hui, l’agriculture familiale a assuré une contribution très importante à l’alimentation de la planète. Selon Jean-Michel Sourisseau, chercheur au Cirad, elle fournit plus de 90 % de la production mondiale de riz, de café, de cacao et presqu’autant pour les racines et tubercules. Il note néanmoins que les importations de céréales en Afrique de l’Ouest sont dominantes dans l’approvisionnement des grandes villes.

Cependant, Nicolas Bricas, également chercheur au Cirad, nous alerte et souligne : « Ce n’est pas parce que l’agriculture familiale a réussi à nourrir les populations et à survivre dans le passé que cela continuera ». André Beaudoin, secrétaire exécutif de l’Union des producteurs agricoles Développement international du Québec (UPA-DI), va plus loin. Il s’insurge contre le fait que « l’on [fasse] porter le poids de la pauvreté du monde sur le secteur agricole » avec la volonté de maintenir des prix agricoles bas. Et de poursuivre : « il y a quatre manières de tuer l’agriculture familiale et dans de nombreux cas elles sont toutes réunies » : la libéralisation aveugle des marchés, l’instauration de réglementations de plus en plus complexes qui rejettent les agricultures de proximité hors de l’économie formelle, le manque d’accès au marché ainsi qu’à celui des services techniques et de financement.

En somme, le pari n’est pas sûr d’être gagné. Il faudra remplir certaines conditions pour qu’il le soit. Et ce sont bien les interrogations sur les conditions à remplir pour permettre aux agricultures familiales, chacune dans leur contexte, d’être plus efficaces et de répondre à la demande urbaine en expansion, qui ont dominé les interventions des différents orateurs du colloque. Il est urgent de trouver des solutions, car les évolutions dans le secteur agricole prennent du temps alors que les consommateurs urbains, la grande distribution et les industriels de l’alimentation, eux, n’attendront pas.

Les témoignages, tout au long de la journée, sur les actions engagées tant par les pouvoirs publics que plus récemment par des initiatives privées, montrent que des solutions existent et fournissent des pistes de réflexion pour favoriser leur diffusion à grande échelle.

Des politiques publiques affirmées

Les exemples de l’Inde et du Brésil sont riches d’enseignements. En Inde, les politiques publiques visant à assurer la sécurité alimentaire sont nombreuses et puissantes. Elles ont émergé dans les années 1960, en lien avec la Révolution verte. Après avoir effectué un rapide historique des programmes existants, Sudha Narayanan, professeur à l’Institut Indira Gandhi de recherche sur le développement, a faite le point sur les débats en cours.

Ces programmes ont évolué, mais ils continuent de s’appuyer sur deux grands principes : encourager l’augmentation de la production agricole par des prix de soutien et des subventions aux intrants ; pratiquer une politique de prix bas pour les produits alimentaires de base en faveur des personnes défavorisées, grâce à un système de distribution publique de grains. Les impacts de ces mesures sont indéniables, mais elles sont la cible de plusieurs critiques, portant sur leur complexité, leur coût et leur manque d’efficacité. Ainsi, 54% des aliments n’atteindraient pas les populations ciblées.

Une nouvelle loi, visant à étendre le système de distribution publique de grains, a été votée en 2013. Son coût serait élevé : 1,27% du PIB. Le débat se concentre sur la manière d’améliorer l’efficacité des programmes. Mais il n’est pas question de désinvestir. En Inde, une chose est sûre : « la sécurité alimentaire est non négociable » et l’Etat fédéral continuera à y consacrer des moyens importants, tant financiers qu’humains. Beaucoup de problèmes restent encore à résoudre : 46 % des enfants souffrent d’un retard de croissance, 56 % des femmes mariées sont anémiées, pour ne citer que ces aspects.

Au Brésil, le programme « Faim zéro » regroupe tout un ensemble de mesures alliant la lutte contre les effets de la pauvreté sur les populations défavorisées et le soutien à l’expansion de la production des petites exploitations familiales. L’un des dispositifs les plus importants consiste à octroyer aux familles pauvres ou en situation d’extrême pauvreté des aides liées à la scolarisation et à la fourniture de soins de santé aux enfants. Il touche 12 millions de familles, c’est-à-dire 48 millions de personnes, soit un quart de la population du pays. Ce dispositif aurait permis de réduire l’extrême pauvreté de près de 20 %. Trois quarts des transferts monétaires sont dépensés en nourriture. Leur coût est estimé à 0,5 % du PIB.

Parallèlement, des programmes pour dynamiser la production agricole issue des petites exploitations familiales sont mis en œuvre. Ils sont centrés sur l’accès au crédit, l’assurance des pertes de récolte et l’assistance technique. Une partie de la production est acquise par l’Etat et par des collectivités territoriales pour la constitution de stocks publics. Après plusieurs années de fonctionnement, le bilan est positif : dès 2009, la  pauvreté a été divisée par deux. Là aussi, de nombreux problèmes subsistent.  Les programmes vont évoluer, mais ils seront poursuivis.

L’examen des politiques publiques en vigueur au Brésil et en Inde met en évidence plusieurs constantes. Combattre les fléaux de la pauvreté et de la faim, accroître la production agricole des exploitations familiales et la rapprocher de la demande alimentaire exigent de la part des Etats une volonté politique très affirmée, un effort soutenu dans la mise en œuvre de systèmes complexes, une évaluation permanente des programmes en vue de leur adaptation régulière.

Et c’est sans doute ce qui manque en Afrique subsaharienne, où ce type de mesures est encore peu répandu. En leur absence, la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) tente d’impulser et de coordonner la réflexion entre Etats membres et mène le combat auprès des instances internationales pour promouvoir des politiques propices à l’émergence d’agricultures familiales plus robustes. Le Dr. Lapodini Marc Atouga, commissaire de la CEDEAO chargé de l’agriculture, de l’environnement et des ressources en eau, nous a fait part de ses intentions. Après avoir rappelé que 90 % des agriculteurs ont des exploitations familiales, il a souligné l’intérêt de les soutenir pour améliorer leur environnement économique et créer des conditions pour accroître leur efficacité. Cela passe, au sein de la CEDEAO, par une amélioration de l’accès aux intrants, une baisse des taux d’intérêt du crédit aux agriculteurs, la mise en place d’un dispositif public de stocks alimentaires et la libre circulation des produits agricoles dans la région. Les objectifs sont clairs, leur atteinte dépendra de la volonté des Etats africains. Pour l’instant, ceux-ci mènent envers l’agriculture familiale des politiques de développement plutôt timides voire inexistantes, par manque d’intérêt ou de ressources financières, ce qui tend à laisser le développement du secteur aux seules initiatives privées.

Des initiatives privées-publiques pour l’organisation des filières et des marchés

La construction de filières agroalimentaires en Afrique subsaharienne, de la production agricole aux marchés de consommation, a fait l’objet de nombreux témoignages lors du colloque. Ceux-ci ont montré l’absolue nécessité pour les agriculteurs de se regrouper pour permettre aux transformateurs d’acheter leur production et sortir les agriculteurs familiaux de la domination des grossistes, qui assurent souvent la fonction de banquiers. Deux exemples ont été présentés, qui nourrissent les réflexions sur les conditions susceptibles de contribuer au succès de telles initiatives.

En Tanzanie, avec la libéralisation progressive de l’économie à la fin des années 1980, les agriculteurs ont ressenti le besoin de jouer un rôle plus important sur les marchés et de peser sur la formation des prix agricoles. Le syndicat des petits producteurs familiaux, MVIWATA, dont le directeur exécutif participait au colloque, décide alors de s’investir dans la création de marché de gros qui seront implantés dans les bassins de production.
Entre 2004 et 2011, 9 marchés de gros seront construits, avec l’appui notamment de l’Union européenne et de l’Agence française de développement. De nombreux produits agricoles y sont vendus. Ils offrent en outre des services de pesée et de nettoyage des produits, de calibrage, de stockage voire de première transformation. Un objectif important est d’améliorer la transparence des transactions. Les banques s’y sont installées. Les commerçants arrivent donc dans des lieux fonctionnels, où il y a de la marchandise. Deux tiers des stocks publics de céréales proviennent des achats de l’Etat sur ces marchés de gros.

Leur gestion est confiée à une société privée d’économie mixte, accueillant au sein de son conseil d’administration des représentants des collectivités locales et des représentants des agriculteurs. Les transporteurs et les commerçants y sont également associés. Le directeur de MVIWATA insiste sur la nécessité d’intégrer tous les acteurs pour que ces structures fonctionnent. Malgré cela, quelques marchés rencontrent des difficultés ; il serait intéressant d’en analyser les raisons.

Au Ghana, l’initiative a été prise par Premium Foods Ltd (PFL), une entreprise de transformation et de vente de céréales. Créée en 1995, PFL a commencé dans le négoce mais s’est rapidement orientée vers la transformation. Pour répondre à ses besoins d’approvisionnement, elle s’est tournée vers l’importation, mais a décidé il y a quelques années de contribuer au développement de la production  locale. Pour cela, elle participe à la construction d’un réseau de producteurs locaux dynamiques et d’une filière efficace. Elle prête de l’argent à ces producteurs, 50 au total qui sont qualifiés de « nucleus farmers » ; ceux-ci prêtent à leur tour à environ 500 petits producteurs pour leurs besoins de financement liés à la production de céréales. Ces petits agriculteurs bénéficient également d’un soutien technique pour améliorer leur production. Les « nucleus farmers » remboursent PFL en nature. Des facilités de stockage sont disponibles auprès d’opérateurs privés.

Premium Foods a un accord avec le gouvernement ghanéen pour la recherche en matière de semences et leur diffusion auprès des producteurs. Les jeunes agriculteurs sont une de ses cibles privilégiées pour développer la mécanisation et rendre le travail agricole plus attractif. L’ensemble de ces actions rentre désormais dans un programme appelé Go Farming, dont le budget a dépassé 1 million de dollars ces trois dernières années et dont une partie provient des résultats des activités de transformation. Go Farming est soutenu par plusieurs partenaires dont les pouvoirs publics, l’agence de coopération américaine USAID, Agra (Alliance for a Green Revolution in Africa), ainsi que la firme norvégienne YARA pour ses compétences sur les engrais. PFL a travaillé avec 9 000 agriculteurs en 2013. Elle vise  20 000 agriculteurs en 2017. A cette date, les agriculteurs qui participent à Go Farming devraient travailler 5 acres (2 hectares) par exploitation, au lieu de 1 acre (0,4 ha) actuellement.

Conclusion

Les colloques n’ont jamais livré de solutions clé en main. Celui organisé par FARM et Pluriagri, bien que très riche, pas plus que les autres. Il en ressort cependant une idée force : oui, l’agriculture familiale pourra nourrir les villes, à condition que toutes les synergies – en termes de compétences, de ressources, d’implications des intérêts publics et privés - soient mises en œuvre. Cette idée peut paraître banale, mais son application requiert une volonté politique sans faille et la mobilisation de toutes les énergies. Comme le montrent les projets menés par FARM notamment au Bénin, au Mali et au Burkina, la mise en commun de moyens est cruciale, pour des raisons à la fois d’efficacité globale et de rareté des ressources financières.

A l’occasion de cette année internationale de l’agriculture familiale, ne pourrions-nous pas engager en France, avec ceux qui partagent cette conviction, une réflexion conjointe entre tous les acteurs concernés - institutionnels, organisations professionnelles, entreprises des filières agroalimentaires… - pour améliorer l’efficacité de nos actions de développement sur le continent africain ?

 


4 commentaire(s)
Je vous signale une publication qui pourrait vous intéresser. HERNANDEZ (V) (ed), PHELINAS (ed), 2012, « Quel avenir pour la petite agriculture au Sud ? », Autrepart, (62), 244 p.
Ecrit le 27 janvier 2014 par : Pascale Phélinas pascale.phelinas@ird.fr 2874

En fait l'erreur fondamentale est révélée dans le titre. la réalité est que seule l'agriculture familiale peut nourrir les villes et que le titre devrait donc être : "L'agriculture familiale, une chance pour l'approvisionnement alimentaire des villes"
Ecrit le 29 janvier 2014 par : Jean-Pierre Boutonnet jeanpierreboutonnet@yahoo.fr 2875

Balance des chances ou jeu de maux, ceux de l'agriculture, de l"alimentation, des villes et des familles ?
Ecrit le 4 octobre 2018 par : jm bouquery 3646

7 ans, l'âge de raison. Toujours une bonne question.
Ecrit le 31 janvier 2021 par : jm bouquery 3969

Votre commentaire :
Votre nom :
Votre adresse email ne sera vue que par FARM :