Ce sont des idées reçues, des erreurs ou des approximations. Il est important de les repérer et de les décrypter, car elles forment le creuset dans lequel se forgent les opinions et s’élaborent les politiques. A l’occasion de la Journée mondiale de l’alimentation, nous discutons ici certaines de ces assertions les plus courantes, pour clarifier et faire avancer les débats.
« Inutile d’augmenter la production agricole : il suffit de mieux répartir ce qu’on produit actuellement et de réduire les pertes »
En réalité, si l’on divise la production alimentaire actuelle par la population prévue en 2050, la quantité de calories disponible par personne
reste inférieure à la ration moyenne recommandée pour subvenir aux besoins. Et ce, même si l’on prend en compte les pertes de nourriture estimées avant mise à disposition des consommateurs. Ajoutons qu’on ne peut raisonner uniquement en termes de répartition de la production mondiale, sauf à accroître fortement la dépendance de certaines régions vis-à-vis des importations. Dans les prochaines décennies, il faudra donc augmenter sensiblement la production agricole, en particulier en Afrique subsaharienne où la population devrait doubler d’ici à 2050.
Certes, l’objection est connue : c’est la pauvreté qui est la cause principale de la faim. Quand il s’agit de renforcer la sécurité alimentaire, disent certains, l’accès à la nourriture prime sur la disponibilité des productions locales, car on peut toujours recourir aux importations. Mais ce raisonnement omet une donnée fondamentale : la majorité des pauvres dépend de l’agriculture pour vivre. Produire davantage peut leur permettre d’accéder à une alimentation plus abondante, plus nutritive et plus saine et d’acheter aussi d’autres produits et services utiles à leur famille.
« Les biocarburants menacent la sécurité alimentaire : manger ou conduire, il faut choisir »
En réalité, la plupart des études disponibles montre que si les biocarburants ont un impact indiscutable sur les prix des cultures, celui-ci ne représente qu’une part mineure de la hausse des prix alimentaires observée ces dernières années. Le renchérissement du pétrole, la baisse des stocks de grains, les fluctuations des taux de change… en sont les principaux déterminants. Force est de constater que l’augmentation des prix alimentaires internationaux en valeur réelle, depuis le milieu des années 2000, n’a pas infléchi la baisse de la sous-alimentation dans les régions en développement
(graphique).
Evolution des prix alimentaires internationaux en valeur réelle
et de la prévalence de la sous-alimentation dans les régions en développement
1/ Indice des prix réels des produits alimentaires déflatés par l’indice des prix des produits manufacturés de la Banque mondiale (2002-2004 = 100) 2/ Prévalence de la sous-alimentation dans les régions en développement (%)
Source : d'après FAO
Certes, l’indicateur de prévalence de la sous-alimentation est loin d’être parfait. Il mesure la faim sur une période d’un an et ne reflète pas l’effet des chocs de prix conjoncturels ; sa valeur moyenne masque l’impact subi par les ménages les plus vulnérables et le niveau préoccupant de l’insécurité alimentaire dans les régions les plus touchées, notamment l’Asie du Sud et l’Afrique subsaharienne. Cependant,
comme le souligne la FAO, les variations des prix internationaux des produits alimentaires se transmettent faiblement aux prix à la consommation dans les pays en développement. L’impact de la hausse du prix du maïs américain ou du colza européen liée à la production d’éthanol ou de biodiesel ne doit donc pas être surestimé. Enfin, la surface dévolue aux biocarburants dans le monde a crû rapidement depuis 2000, mais elle est relativement limitée et ne dépasse pas celle consacrée au coton. Bien plus de terres sont « perdues », chaque année, pour les cultures alimentaires du fait de l’expansion urbaine, de la construction d’infrastructures et de la reforestation, qu’à cause des biocarburants. Contrairement aux craintes souvent exprimées,
la superficie totale récoltée pour l’alimentation, au niveau de la planète, a progressé depuis dix ans.
Il reste qu’un cadre politique et réglementaire est indispensable pour éviter de graves dommages environnementaux, comme la destruction des forêts primaires, et l’éviction des petits agriculteurs, parfois chassés de leurs terres par des projets agro-industriels. Mais la protection des droits fonciers des paysans s’impose quel que soit le débouché de ces projets, alimentaire ou non alimentaire. Lorsqu’un encadrement politique favorable est mis en place, les biocarburants peuvent profiter aux petits agriculteurs et aux régions défavorisées, comme en témoigne le
Programme biodiesel au Brésil.
« Il faut augmenter la productivité de l’agriculture, car elle montre des signes inquiétants d’essoufflement »
On ne soulignera jamais assez l’importance cruciale de la productivité, trop souvent confondue avec le productivisme. L’augmentation de la productivité agricole, définie par le rapport entre le volume de la production et la quantité de facteurs de production (terre, travail, capital) mobilisée pour cette production, permet en effet, grâce à la baisse des coûts de production unitaires, d’accroître simultanément le revenu des producteurs et des consommateurs de produits alimentaires. Elle libère en outre des actifs agricoles pour travailler dans d’autres secteurs, théoriquement plus productifs, et constitue ainsi un moteur majeur du développement. De plus, améliorer la productivité est une condition impérative pour rendre les productions locales compétitives avec les produits importés.
Encore faut-il s’entendre sur le terme « productivité ». C’est la productivité totale des facteurs (PTF) qui est l’indicateur idoine pour mesurer l’effet du progrès technique et organisationnel, mais elle est difficile à mesurer et
on se rabat souvent sur les productivités « partielles » de la terre et du travail agricoles. Or, si les rendements des cultures stagnent dans certains pays (par exemple le blé en France), on n’observe pas de ralentissement significatif de la PTF dans les différentes régions du monde, même si l’impact potentiel du changement climatique incite à la prudence pour l’avenir. En revanche, l’Afrique subsaharienne souffre de niveaux de productivité particulièrement bas, tant pour les rendements que pour le travail agricole. Aucune amélioration durable des revenus des paysans africains n’est envisageable s’ils ne produisent pas davantage par actif.
Précisons qu’il est très réducteur de se polariser sur la productivité agricole stricto sensu. Renforcer la sécurité alimentaire implique en fait d’améliorer la productivité globale des filières agroalimentaires. Or il existe un gisement énorme d’efficacité dans les secteurs situés en amont (intrants) et en aval (transport, transformation, distribution des denrées) des exploitations agricoles. Comme l’indiquent
les études de l’IFPRI en Asie, lorsque ces secteurs se modernisent, le nombre d’intermédiaires s’amenuise et la part du prix au détail qui revient à l’agriculteur s’élève. En outre, les techniques de conservation des produits alimentaires se perfectionnent, ce qui diminue les pertes.
«L’intensification conventionnelle n’est pas durable, place à l’agro-écologie»
En réalité, l’amélioration de la durabilité des systèmes de production se joue d’abord dans l’adaptation des techniques d’intensification conventionnelle, plus que dans une hypothétique révolution agricole qui voudrait faire table rase des progrès accumulés depuis la Seconde Guerre mondiale. Il existe de grandes marges de manœuvre pour « verdir » les techniques actuelles de culture et d’élevage, grâce à la généralisation des rotations culturales, la simplification du travail du sol, la mise au point de variétés plus productives (pour un même niveau d’intrants) ou encore une précision accrue des apports d’engrais et de produits phytosanitaires, grâce aux dispositifs satellitaires. La redécouverte de l’agronomie est le signe indubitable d’une plus grande écologisation des systèmes de production, qui ne fait sans doute que commencer.
Reconnaissons à la fois les impasses d’un productivisme débridé et les promesses d’une intensification conventionnelle renouvelée, qui maîtriserait toujours davantage ses impacts sanitaires et environnementaux. Dans les pays en développement, augmenter de manière raisonnée l’utilisation d’intrants reste une priorité à court terme pour accroître rapidement le revenu des agriculteurs qui en consomment peu, faute de moyens. Cela n’est pas contradictoire avec une réorientation des efforts de recherche-développement en vue de mettre au point des techniques culturales plus innovantes, s’appuyant sur le fonctionnement des écosystèmes et visant à réduire la dépendance des exploitations à l’égard des énergies fossiles. Mais cette réorientation, légitime, risque de ne pas produire ses fruits avant longtemps. Enfin, l’expression «agriculture écologiquement intensive» est insécable : l’enjeu est d’améliorer simultanément les performances économique et environnementale des filières agroalimentaires, sans sacrifier indûment l’une à l’autre. .
« Les politiques publiques ont montré leurs limites, au secteur privé d’investir dans l’agriculture »
Les agriculteurs sont les acteurs centraux des filières agroalimentaires. On ne gagnera pas la bataille contre la faim et la pauvreté si les petites et moyennes exploitations n’ont pas les moyens d’investir pour produire plus et mieux et répondre en quantité et en qualité à la demande alimentaire urbaine, en pleine expansion.
Cette Journée mondiale de l’alimentation nous invite à ne pas nous tromper de cible: le véritable scandale n’est pas que les prix agricoles augmentent, mais que les petits agriculteurs des pays en développement ne puissent pas en tirer parti - faute de crédit abordable pour acheter des intrants, à cause du manque de dispositifs efficaces pour se prémunir contre les aléas ou en raison de leurs difficultés à s’intégrer dans des filières performantes. L’argent est le nerf de la guerre ; les banquiers et les assureurs ont un rôle majeur à jouer pour accompagner la modernisation des agricultures dans les pays les moins avancés. Il en est de même pour les transformateurs agroalimentaires, qui peuvent faire accéder les petits producteurs au marché. Cependant, l’histoire des pays développés le montre : dans ces domaines comme dans d’autres, rien ne se fera sans des politiques publiques fortes, dotées de moyens substantiels et visant à favoriser l’émergence d’exploitations familiales à vocation entrepreneuriale. Des exploitations financièrement robustes, capables de produire et de valoriser leurs productions et de catalyser ainsi durablement le développement.