Dans son rapport de janvier 2013 sur l’agriculture de l’Afrique sub-saharienne [1], la Banque mondiale rappelle la place primordiale de l’agriculture et de l’agro-industrie dans le sous-continent (50 % du produit intérieur brut). Elle estime que ce potentiel pourrait générer d’ici 2030 un volume d’activités (colossal !) de 1 000 milliards de dollars, plus de trois fois supérieur à celui de 2010, pour autant que le jeu des contraintes bridant les gains de productivité et l’organisation des filières, décourageant les investisseurs privés, soit desserré. Le défi est à la hauteur de l’enjeu car, si l’ensemble des pays de la région connaît depuis 2010 un taux de croissance autour de 5 % - soutenu pour l’essentiel par les secteurs minéraliers -, quatorze figurent toujours sur la
Watch List de la FAO pour raison d’insécurité alimentaire [2].
C’est pourquoi le rapport, à partir de l’inventaire de plusieurs filières destinées soit à la consommation locale ou régionale - le riz au Sénégal et au Ghana, le maïs en Zambie, le lait au Kenya -, soit à l’exportation - le cacao au Ghana, les haricots verts au Kenya - relève la dualité, voire la fracture existant entre la masse des petits producteurs desservant les populations rurales et urbaines pauvres et les filières intégrées de l’agro-industrie extraverties vers les marchés extérieurs, et s’interroge sur les passerelles entre ces deux systèmes économiques.
Parallèlement, dressant l’état des lieux d’un panel d’organisations de producteurs en Afrique de l’Ouest (Ghana et Burkina Faso) et du Centre (Cameroun), une étude récente, réalisée par FARM, signale que les organisations opérant dans les filières d’exportation de produits bruts ou semi-transformés sont bien mieux structurées et donc plus efficaces que celles centrées sur la production alimentaire pour les marchés intérieurs. Dès lors, dénoncent les rédacteurs du rapport en regard des menaces de crise alimentaire,
« pour les gouvernements, la question n’est plus d’assurer l’adaptation des agricultures familiales et la structuration des filières agroalimentaires, mais de promouvoir des unités de production de grande taille et de maîtriser l’aval de la production, en fonction des attentes des marchés » [3].
Dans cette logique, la demande accrue de matières premières agricoles en Afrique sub-saharienne et la flambée concomitante des prix sur le marché international avaient attiré dès 2009 des fonds d’investissement ciblant l’agriculture, en espérant des taux de rendement élevés. Ainsi la revue African investor, dans son bimestriel de janvier-février 2011, publie les résultats d’une étude du cabinet Dalberg [4]: il existerait 50 fonds d’investissement actifs dans le secteur agricole, parmi lesquels 19 seraient exclusivement dédiés à l’agriculture et à l’agro-industrie, représentant une masse financière totale de l’ordre de 2,4 milliards de dollars.
Mais cette première impression d’un engouement opportun d’investisseurs et de gestionnaires pour l’agriculture africaine cache une réalité plus complexe et moins optimiste : l’impact de la crise financière a rendu difficile la levée de fonds de nombreuses initiatives ; les exploitations agro-industrielles sont souvent les cibles privilégiées pour le moindre risque et la meilleure rentabilité qu’elles représentent, or celles-ci n’associent que rarement les communautés locales ; les investissements bénéficient fréquemment, in fine, à la production de matières premières agricoles destinées à l’exportation. Comme le soulignent la plupart des gestionnaires de fonds, l’identification et la structuration des transactions sont particulièrement complexes dans le secteur agricole, car celui-ci souffre d’un déficit majeur en matière d’appui et d’assistance technique à destination des entreprises cibles non familières du capital investissement.
En 2010,
African Agriculture Fund (AAF), le premier fonds d’investissement essentiellement consacré à la production alimentaire pour l’Afrique sub-saharienne, a été créé. De l’expérience des réflexions menées lors de la mise en place de ce fonds, il nous semble que les investisseurs devraient se poser deux questions : l’agriculture africaine peut-elle se développer sans les organisations de producteurs agricoles ? Outre la fracture agricole entre les économies du Nord et le continent africain, doit-on laisser s’aggraver une autre, économique, entre les Africains ?
Des éléments de réponse nous sont fournis dans différentes contributions :
1/ La FAO, dans son rapport 2012 sur la situation mondiale de l’alimentation et de l’agriculture [5], tout en insistant sur l’importance de la combinaison d’investissements renforçant la productivité agricole et protégeant les ressources naturelles et les écosystèmes, rappelle que les agriculteurs familiaux ou disposant de petites surfaces demeurent les premiers investisseurs dans l’agriculture dans les économies fragiles, loin devant les investisseurs publics nationaux, l’aide publique au développement et les investisseurs privés étrangers.
Le taux d’investissement par travailleur agricole a néanmoins baissé au cours des trente dernières années [6]. De plus, les dépenses publiques affectées à l’agriculture ont eu des impacts limités en termes de productivité, de réduction de la pauvreté et de durabilité. Quant aux investissements directs étrangers, leur effet d’entraînement sur les gains de productivité est lui aussi resté faible, car ils se sont orientés principalement, au cours de la dernière décennie, vers l’acquisition de terres arables destinées à des productions de rente [7] ou vers les industries agro-alimentaires tournées vers l’exportation.
Par conséquent, toute stratégie de croissance des investissements devra, selon nous, pour être efficace, respecter les aspirations des agriculteurs familiaux et des acteurs des filières dans lesquelles ils s’insèrent en les intégrant dans des modèles de production plus performants, afin d’éviter les phénomènes dévastateurs d’investissements non concertés accompagnés d’accaparement de terres.
2/ Dans le même ordre d’idées, une étude du consultant Dalberg publiée en septembre 2012 [8], tout en confirmant la part essentielle des petits producteurs dans les chaînes de valeur agricole, relève (comme FARM) la faiblesse des organisations paysannes, leur accès limité au crédit à court terme et au financement d’investissement qui leur permettraient d’accroître la productivité de leurs parcelles. Les petits producteurs ne peuvent donc inscrire leurs efforts dans un cycle vertueux de production marchande ayant un réel impact sur la sécurité alimentaire, notamment dans les zones urbanisées, trop souvent dépendantes des importations de produits alimentaires. Afin de satisfaire cette demande de financement, Dalberg envisage différentes trajectoires de croissance (cinq au total) et analyse les impacts attendus pour chacune.
Nous retenons de cette étude que, quelle que soit la trajectoire choisie, sa réussite implique une action concertée des différents intervenants sur le lieu de production et sur les marchés agricoles (organisations de producteurs, acheteurs des récoltes, entreprises de transformation et de distribution) et des institutions financières à court et à moyen terme. C’est pourquoi les politiques d’intégration des filières, pour réussir durablement, doivent être articulées avec la mise en place de facilités globales de financement, sécurisant et solidarisant tous les acteurs de la filière.
3/ Approfondissant cette approche, le groupe d’experts indépendants auprès du Comité pour les financements innovants dans l’agriculture [9] a dressé dernièrement un inventaire des mécanismes les plus novateurs par leur effet catalyseur sur les investissements privés et leur impact sur les chaînes de valeur agricoles.
Dans cette évaluation, les partenariats public-privé constitués sous la forme juridique de fonds d’investissements (mais aussi les fonds de garantie) sont présentés comme les facilités de financement et de structuration des filières les plus aptes à générer un impact fort et durable, pour autant qu’ils opèrent dans des pays ou des sous-régions ayant mis en place une stratégie de développement de leur agriculture.
L’issue, pour accroître significativement les investissements publics et privés dans l’agriculture conformément aux recommandations précédentes, et tendre avec les organisations de producteurs vers la réalisation du potentiel de croissance annoncé par la Banque mondiale, se trouve ainsi dans la conception et la promotion de fonds d’investissement associés à d’autres acteurs : institutions financières de développement soucieuses de l’orientation stratégique des investissements et de leur gouvernance responsable, organismes privés (investisseurs et gestionnaires) apportant une impulsion entrepreneuriale, donateurs publics (par exemple le FIDA) ou fondations (comme AGRA) impliqués dans l’assistance technique aux petits producteurs. La réussite d’un tel modèle de fonds d’investissement requiert plusieurs conditions : d’abord, une thèse d’investissement rigoureuse, c’est-à-dire opérant sur l’ensemble de la chaîne de valeur alimentaire, intégrant pour chaque opération un volet dédié aux acteurs locaux à l’échelle villageoise et disposant de forces suffisantes pour créer une offre durable de produits agricoles ; mais aussi, une facilité d’assistance technique placée auprès du fonds, pouvant octroyer des aides visant à renforcer les capacités des petits exploitants agricoles et à les insérer dans des filières agro industrielles organisées et structurées pour l’accès aux marchés et aux financements.
Dans cette conception, il est essentiel de souligner que les processus décisionnels et de gouvernance de la facilité d’assistance technique sont juridiquement séparés de ceux du fonds, même si, afin d’optimiser la mise en jeu des compétences, une plateforme technique regroupant les experts des deux composantes facilite les interactions lors des prises de décision.
C’est la voie choisie par
African Agriculture Fund [10], dont l’expérience, nous l’espérons, sera profitable à d’autres.
Sources
[1]
Growing Africa. Unlocking the Potential of Agribusiness, The World Bank, January 2013.
http://siteresources.worldbank.org/INTAFRICA/Resources/africa-agribusiness-report-2013.pdf.
[2] Cf.
Africa Pulse, October 2012/Volume 6, The World Bank, figures 1 et 2, table 1.
http://siteresources.worldbank.org/INTAFRICA/Resources/Africas-Pulse-brochure_Vol6.pdf
[3] Les organisations de producteurs en Afrique de l’Ouest et du Centre : attentes fortes, dures réalités, Roger Blein et Célia Coronel, FARM, février 2013 (page 39).
http://www.fondation-farm.org/article854
[4]
Harvesting promise, Agribusiness funds, Angela R Hansen, AfricanInvestor, janvier-février 2011.
http://www.phatisa.com/images/file/Harvesting%20promise%20(small).pdf
[5] La situation mondiale de l’alimentation et de l’agriculture - Investir dans l’agriculture pour un avenir meilleur, FAO (2012).
http://www.fao.org/docrep/017/i3028f/i3028f.pdf
[6] Le graphique 8 page 21 du rapport indique que l’Afrique subsaharienne est la seule région du monde où la variation annuelle moyenne du capital d’exploitation par travailleur a été négative sur la période 1980-2007.
[7] En Afrique subsaharienne, les acquisitions de terre à grande échelle ont concerné principalement six pays : l’Ethiopie, le Mali, le Libéria, le Mozambique, le Nigéria et le Soudan (source : FAO, rapport cité note 5, page 75, tableau 11).
[8]
Catalyzing Smallholder Agricultural Finance, Dalberg Global Development Advisors (September 2012).
http://dalberg.com/documents/Catalyzing_Smallholder_Ag_Finance.pdf
[9]
Innovative Financing for agriculture, food security and nutrition , Report of the High-level expert Committee to the Leading Group on Innovative Financing for agriculture , food security and nutrition, International Expert Report (December 2012). Page 21, tableau 2 : “Mechanisms innovating through their catalytic effect on private investments”.
http://www.diplomatie.gouv.fr/fr/IMG/pdf/Agriculture_GB_bd_cle03aa11.pdf
[10] Pour en savoir plus sur
African Agriculture Fund, voir l’article de Marie Garcin et Gilles Peltier,
Relever le défi de la sécurité alimentaire en Afrique sub-saharienne : sous quelles conditions les fonds d’investissement peuvent-ils-y contribuer ?, revue Techniques Financières et Développement N° 110, Epargne sans frontière.
http://www.epargnesansfrontiere.org/Articles_c-9-s-89-i-534 (revue payante)