Agenda de Doha : la poursuite des négociations agricoles est nécessaire pour les pays pauvres, mais le cadre est à revoir

4 mars 2013
Catherine Laroche Dupraz, enseignant-chercheur au département EGS Economie, Gestion, Société, UMR1302 Agrocampus Ouest - INRA, Rennes.


Les négociations commerciales à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) ont été relancées en 2001. Le Cycle de développement de Doha (Doha Development Agenda, DDA) présentait l’ambition de déboucher sur un accord favorable aux pays en développement, en particulier les pays les moins avancés (PMA), notamment en ce qui concerne le volet agricole des négociations. Douze ans après le lancement du DDA, la perspective d’un accord semble s’éloigner. Bonne ou une mauvaise nouvelle pour les PMA ? 

Les négociations agricoles ont été conduites autour d’engagements des pays membres de l’OMC dans la continuité directe de l’Accord agricole de l’Uruguay Round (AAUR) de 1994, comme si les éléments de politiques agricole et commerciale qui doivent être combattus parce qu’ils sont à l’origine des distorsions des échanges et briment les intérêts commerciaux agricoles des pays en développement, étaient les mêmes en 2013 qu’au en 1994. Or depuis les années 1990, deux éléments majeurs ont bouleversé le contexte international agricole. D’une part, les PMA, autour desquels les enjeux du cycle de Doha devraient être centrés, sont passés depuis les années 1990 d’une situation d’exportateurs nets à celle d’importateurs nets de produits agricoles. D’autre part, la tendance des prix agricoles observée à la baisse entre 1960 et 2000 s’est retournée à la hausse depuis le début des années 2000. Il s’en suit que, même si le cadre réglementaire actuel de l’OMC n’est pas vraiment limitant pour les PMA, le volet agricole des négociations est mal ciblé pour réorienter les négociations en leur faveur.

L’AAUR de 1994 résulte de la volonté des parties contractantes au GATT d’intégrer le secteur agricole aux négociations commerciales multilatérales pour lutter contre les «distorsions aux échanges» c’est-à-dire les politiques ayant pour effet de faire baisser le prix mondial. En effet, afin d’accroître leur production agricole et assurer leur sécurité alimentaire, la plupart des pays développés et notamment l’Europe ont mis en place dans la deuxième moitié du XXe siècle des systèmes de prix agricoles supérieurs aux prix mondiaux, ou des aides directes à la production. Protégés des fluctuations du prix mondial et assurés d’un soutien à la production, les agriculteurs ont été incités à accroître leur productivité et leurs rendements et donc à ajuster à la hausse leur niveau de production par rapport à la situation qui aurait prévalu sans intervention publique. Le développement de l’offre et la relative stabilité de la demande solvable au niveau mondial se sont traduits par une baisse tendancielle des prix agricoles sur la période 1960-2000. Au milieu des années 1980, la plupart des marchés agricoles connaissent la surproduction. C’est dans ce contexte que les parties contractantes au GATT signent l’AAUR qui les engage, sur la période 1995-2000, à réduire leur soutien interne ayant des effets de distorsion des échanges, à faciliter l’accès à leurs marchés via la réduction des droits de douane et à améliorer la concurrence à l’exportation en diminuant le recours au subventions aux exportations.

La mise en œuvre de ces engagements est également censée profiter aux secteurs exportateurs et donc notamment aux PMA. En effet, poussés par les institutions financières internationales, nombre de ces pays se sont fortement spécialisés, dans les années 1980, dans la production d’un nombre limité de cultures d’exportation (thé, café, banane, sucre de canne…), en espérant valoriser leurs avantages comparatifs sur la scène internationale. Malheureusement, l’augmentation des volumes d’exportation ne s’est pas accompagnée d’une hausse des recettes, à cause de l’érosion continue du prix des produits exportés : la période 1961-2001 est au contraire marquée par une réduction de leurs termes de l’échange. Les gains d’accès au marché qui devaient résulter de l’AAUR sont restés limités, car l’accord n’a pas mis fin aux pics tarifaires appliqués justement aux produits les plus intéressants pour les PMA agro-exportateurs (viande bovine, sucre, banane, dans le cas de l’Union européenne). Ce résultat a abouti à la conclusion que l’accord de 1994 n’allait pas assez loin. Les négociations de Doha ont donc logiquement cherché à poursuivre le travail afin de dégager des gains significatifs pour les pays pauvres en termes d’accès aux marchés des pays du Nord, de réduction des soutiens à l’agriculture qui détériorent les marchés agricoles au détriment des exportateurs compétitifs et de lutte contre les subventions aux exportations qui constituent une forme de concurrence déloyale.

Mais ce raisonnement ignore que le commerce agricole des PMA est devenu déficitaire depuis 1990, et que leur déficit agricole s’est creusé dans les années 2000, en particulier pour le continent africain. En effet, la spécialisation de l’agriculture des PMA dans la production d’un nombre restreint de produits d’exportation a accru leur dépendance aux importations de denrées alimentaires. Or les droits de douane qu’eux-mêmes appliquent à ces importations sont très faibles, et le niveau de soutien interne à la production alimentaire est insignifiant voire négatif, car les politiques ont historiquement cherché à favoriser l’accès à la nourriture à bas prix pour les populations urbaines, plutôt que soutenir les producteurs ruraux. L’offre agricole domestique s’avère insuffisante et inadaptée à la modification des régimes alimentaires, notamment pour la demande urbaine, qui se tourne plus facilement vers la consommation de produits importés. Une élévation du prix des importations alimentaires contribue à dégrader les termes de l’échange des PMA. Or dans les négociations agricoles au GATT puis à l’OMC, même s’il est mentionné que les pays importateurs nets de produits agricoles doivent faire l’objet d’une attention particulière au cas où les réformes entraîneraient pour eux des « effets négatifs possibles », aucune disposition concrète n’est évoquée.

Plus encore : les engagements commerciaux à l’OMC, hérités de l’Uruguay Round, visent tous à lutter contre la baisse des prix mondiaux. Or le début des années 2000 semble marquer une inversion de tendance des prix à la hausse (sans diminution de leur volatilité), du fait des effets combinés de la croissance démographique mondiale, du développement des classes moyennes des pays émergents qui décuple la demande globale, des agro-carburants qui viennent concurrencer le débouché alimentaire, voire d’un ralentissement de la progression des gains de productivité et de rendements au niveau mondial.

Ainsi en 2007, alors que les stocks étaient au plus bas, les accidents climatiques qui ont touché de grands bassins de production céréalière ont entraîné des pics de prix du lait, des céréales, du sucre, des huiles végétales. La « crise alimentaire » de 2007-2008 a donné lieu, dans plusieurs pays d’Afrique et d’Asie, à des « émeutes de la faim » qui témoignent de l’exaspération et du désarroi des populations urbaines révoltées par la hausse des prix alimentaires et la perte de leur pouvoir d’achat. Face à cette menace sociale et politique, de nombreux Etats ont souhaité abonder leurs marchés domestiques en s’ouvrant davantage aux importations (baisse des droits de douane) et/ou en limitant leurs exportations. En réduisant l’offre sur le marché mondial, ces réponses ont contribué à propager la crise par leur effet de distorsion des prix à la hausse, ce qui a pesé sur la sécurité alimentaire des pays pauvres importateurs nets de produits alimentaires.

La hausse tendancielle des prix, leur volatilité toujours très marquée et l’épisode de 2007-2008, traduisent sur les marchés la résurgence de l’incertitude quant à la sécurité alimentaire mondiale. Tandis que les institutions financières internationales ou le G20 semblent prendre conscience de l’insuffisance du développement de l’agriculture vivrière et des problèmes posés par la trop forte dépendance alimentaire aux importations de nombreux pays en développement, les négociations de Doha restent dans l’impasse, comme si l’ambition initiale du cycle du développement était abandonnée. Or les règles de l’OMC constituent un garde-fou contre les interventions à l’origine de distorsions des marchés dont il serait dommage de se priver, compte tenu du risque que la multiplication des accords bilatéraux amène à déroger aux règles multilatérales. Mais se limiter aux seules distorsions qui jouent à la baisse sur le prix mondial n’a pas de sens : les outils distordant à la hausse devraient également faire l’objet de disciplines. Ainsi, alors que la réduction des subventions aux exportations est clairement visée, il est dommage que les discussions au DDA cherchant à discipliner l’usage des restrictions aux exportations aient été rapidement laissées de côté et n’aient jamais explicitement concerné le secteur agricole.

D’autre part, les accords multilatéraux constituent la référence pour le traitement des différends entre membres de l’OMC et l’évolution de certaines règles pourrait dégager des marges de manœuvre utiles aux PMA, sans risque d’être inquiétés par une procédure de panel. Toutefois le passage d’une situation d’exportateurs nets à importateurs nets modifie considérablement les enjeux commerciaux des PMA. Faciliter leur accès aux marchés du Nord pour leurs secteurs exportateurs n’est pas suffisant, alors que contenir la hausse des prix pour éviter les crises alimentaires et les risques politiques associés, et réduire leur dépendance alimentaire aux importations, devient absolument nécessaire. Plus généralement, dans ce contexte de prix des produits agricoles de base élevés et instables, le développement de l’agriculture des PMA ne peut plus cibler les seules cultures d’exportation mais doit permettre d’améliorer la compétitivité des produits agricoles destinés aux marchés locaux (céréales, produits laitiers, oléagineux) face aux produits du reste du monde.

Quelles politiques agricoles seraient adaptées, efficaces et « OMC-compatibles » pour permettre aux PMA d’investir dans le développement des capacités de production et de se prémunir contre les risques liés à la volatilité des prix ? Des expériences locales réussies en Afrique donnent quelques pistes (restriction des importations dans des secteurs particuliers, ouverture des marchés régionaux, amélioration des capacités de stockage couplées au micro-crédit warrantage) ; celles-ci mériteraient d’être analysées finement pour en tirer des enseignements plus généraux. Les règles générales de l’OMC restreignent l’usage des soutiens couplés, mais les PMA sont loin d’utiliser leur forfait de soutien exempté de réduction (« de minimis »). Il pourrait aussi être utile de reprendre la réflexion sur l’accroissement de ce plafond de soutien pour les PMA, à l’image d’une « boîte développement » imaginée au début du DDA mais abandonnée dès 2004. Un préalable réside néanmoins dans l’acceptation des Etats d’éliminer les politiques industrielles, monétaires ou sociales ayant des effets néfastes pour leur propre agriculture.

Le soutien à l’agriculture peut également passer par des mesures accrues de protection aux frontières. Dans ce domaine la plupart des PMA disposent de marges de manœuvre à l’OMC dans le cadre du Traitement spécial et différencié et de la Clause de sauvegarde spéciale. Reste à maintenir voire à conforter ces acquis dans un accord. Toutefois, leur mise en œuvre effective requiert là aussi un consensus national autour de l’acceptation par les consommateurs d’une hausse des prix des biens alimentaires en contrepartie d’une offre domestique mieux assurée et d’une moindre instabilité des prix.

Même si les règles de l’OMC contraignent moins que les capacités budgétaires des pays et le nécessaire arbitrage politique entre populations agricole et urbaine, un recadrage du contenu des négociations agricoles, qui dégagerait de réelles orientations accompagnant le développement agricole au Sud, pourrait peut-être faire bouger les lignes et remotiver les pays en développement qui se sont montrés jusque-là très réticents à conclure un accord. Il serait intéressant que les candidats actuels au renouvellement de la direction de l’OMC, qui sont soucieux de redynamiser les négociations multilatérales, se penchent sur ces aspects de la négociation.

 


1 commentaire(s)
Première remarque : on a l'impression que les négociations multilatérales ne sont plus d'actualité avec les annonces de négociations, même lointaines, d'accords de libre échange entre l'UE et les USA, l'UE et l'Inde etc. L'enjeu du développement des PMA, au delà de l'aspect humaniste, pose la question de la stabilité politique de certaines zones du globe. L'actualité au sahel met en lumière l'impérieuse nécessité de relancer efficacement le processus de développement, une fois la stabilité recouvrée (ce qui prendra du temps). Cela passe par une réelle politique agricole et un soutien au développement de l'autosuffisance alimentaire. Bien qu'une part importante de la population soit urbanisée et doive être nourrie en partie avec des produits importés, l'amélioration de la qualité de vie et le maintien des populations rurales passe part une meilleure organisation des filières agricoles. C'est je crois en cela que les investissements seront efficaces. Les accords internationaux ne doivent pas être une contrainte, notamment aux politiques de stabilisation des prix payés aux producteurs, aux stockages publiques etc. car c'est, je pense, le manque de stabilité et de lisibilité et le manque d'accès au crédit qui me semblent être les freins majeurs au développement des cultures vivrières. Je crois d'ailleurs plus à un accord bilatéral F-UE / CEDEAO qu'à l'OMC pour avancer efficacement ...
Ecrit le 5 mars 2013 par : JF Méré jf.mere18@gmail.com 2809

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