Les inquiétudes sur la sécurité alimentaire en Afrique et sur la capacité du continent à augmenter sa production agricole ne sont pas nouvelles. Elles se sont renforcées, depuis le milieu des années 2000, avec la hausse et la volatilité des prix des denrées alimentaires, la forte croissance démographique et les menaces liées au changement climatique. C’est le mérite de l’article «
Disponible alimentaire et productivité agricole en Afrique subsaharienne. Une approche dynamique comparative (1961-2003) », récemment publié par Michel Benoit-Cattin et Bruno Dorin, chercheurs au Cirad, que d’analyser en détail les ressorts de l’évolution de la situation alimentaire dans cette région sur plus de quatre décennies, pour en éclairer les enjeux.
Dans la lignée des travaux de la prospective Agrimonde menée par l’Inra et le Cirad, cet article propose pour 38 pays d’Afrique subsaharienne continentale (y compris l’Afrique du Sud) et Madagascar un diagnostic basé sur des estimations en kilocalories de tous les volumes alimentaires produits, échangés et utilisés chaque année entre 1961 et 2003. La conversion en kilocalories permet d’additionner des quantités de produits très divers, donc d’offrir un panorama global de la situation alimentaire de la région. A ce titre, c’est un outil précieux, même si le contenu calorique ne constitue qu’un indicateur partiel de la valeur nutritionnelle des denrées et des régimes alimentaires.
Sans vouloir résumer l’article, très riche, nous en retiendrons ici deux idées-force. La première concerne la légère progression du disponible moyen par habitant, en Afrique subsaharienne, sur la période étudiée (+ 7 %). Mais ce disponible est faible, comparé aux autres régions : 2 366 kilocalories par tête en 2003. Surtout, il va de pair avec une dégradation du solde des échanges alimentaires africains avec le reste du monde, exprimé en kilocalories. Excédentaire en 1961, ce solde s’est équilibré au début des années 1980, avant de devenir ensuite de plus en plus déficitaire.
La hausse des importations de produits alimentaires, commerciales ou sous forme d’aide, a compensé la diminution de la production alimentaire par habitant (- 14 %). Encore celle-ci doit-elle être interprétée correctement. En effet, l’Afrique subsaharienne a nettement accru sa production alimentaire, en kilocaries, entre 1961 et 2003 (+ 168 %). Le problème est que la population a augmenté à un rythme beaucoup plus rapide (+ 211 %). Ces chiffres donnent une idée de l’ampleur du défi démographique, sachant que le nombre d’habitants, dans cette région, devrait plus que doubler entre 2010 et 2050.
La seconde idée-force est qu’il faut relativiser le rôle de l’extension des surfaces cultivées, souvent souligné, dans la croissance de la production alimentaire africaine. Sur la période étudiée, les surfaces en cultures annuelles ou pérennes ont progressé beaucoup moins vite que les rendements, exprimés en kilocaries par hectare (+ 40 % contre + 91 %). En outre, on ne peut pas comprendre l’évolution de la «ferme Afrique» si l’on n’intègre pas le fait que la population agricole a plus que doublé, gagnant plus de 100 millions de nouveaux actifs, en une quarantaine d’années. En conséquence, malgré la hausse globale de la surface cultivée, la superficie moyenne par actif agricole a chuté de 35 %, tombant à environ 1 hectare en 2003.
L’agriculture africaine s’est donc intensifiée, que l’on considère l’augmentation de la production par hectare (+ 91 %) ou par actif (+ 25 %). «
Des progrès de productivité de la terre et du travail agricole ont bien eu lieu à l’échelle du continent durant ces 40 années, notent les auteurs. Ils ont été moins rapides qu’ailleurs mais il n’y a pas eu stagnation et encore moins régression».
Que penser, dès lors, des formidables réserves de terres cultivables, encore inexploitées, dont, selon certains experts, disposerait encore l’Afrique subsaharienne ? Sans trancher le débat, force est de constater que dans la plupart des 39 pays étudiés, «
la tendance assez générale à la baisse de la superficie cultivée par actif remet bien en cause l’idée d’abondance de terre, ou du moins d’accès facile à des terres de forêts ou de savane servant à l’alimentation de bétail plus ou moins itinérant». L’article ne fait pas de projections. Cependant, même si les disponibilités physiques en foncier sont élevées, les difficultés d’accès à la terre, conjuguées à l’expansion prévue de la population active agricole, risquent d’entraîner à moyen terme une nouvelle réduction de la surface cultivée par actif. La hausse des rendements n’en est que plus pressante. D’autant que, comme le relèvent les chercheurs du Cirad, malgré l’accroissement de la population agricole, le nombre de personnes à charge par actif travaillant dans l’agriculture a sensiblement augmenté (de 2,6 à 3,7) depuis le début des années 60.
Les faibles quantités d’intrants utilisées en Afrique subsaharienne, notamment en matière d’engrais, offrent des marges de manœuvre. Reste à définir les contours d’une intensification durable, qui répondrait au double impératif de «produire plus», pour améliorer le revenu des agriculteurs et la sécurité alimentaire du continent, et «produire mieux», pour favoriser une mise en valeur durable des terres cultivables et des ressources en eaux.