Les rapports du Fonds monétaire international (FMI) parlent peu d'agriculture et de développement. L'article sur
« la transformation structurelle en Afrique subsaharienne » publié dans le dernier numéro de
Regional Economic Outlook: Sub-Saharan Africa retient donc l'attention.
La transformation structurelle est définie par les auteurs de l'article,
« au sens étroit », comme
« le transfert des emplois des secteurs à faible productivité du travail vers les secteurs à haute productivité du travail, ce qui contribue à une augmentation de la productivité moyenne du travail dans l'économie ».
Rappelons que c'est ce phénomène, au coeur du processus de développement, qui s'est produit en Europe depuis la révolution industrielle du XVIIIème siècle. Il s'est traduit par un déclin spectaculaire de la part de l'agriculture dans l'emploi et l'activité économique, au profit de l'industrie et des services. Ainsi, au Royaume-Uni, la proportion des actifs travaillant dans l'agriculture est tombée de 56 % en 1700 à 16 % en 1890 et moins de 2 % aujourd'hui. L'Amérique du Nord, l'Océanie et le Japon ont suivi le même chemin, avec à la clé une hausse considérable du revenu par tête. Beaucoup plus tardivement, les pays d'Asie et d'Amérique latine se sont eux aussi engagés dans cette voie, avec plus ou moins de succès.
Chaque fois - même si ce point est contesté par certains chercheurs -, la hausse de la productivité agricole a joué un rôle moteur dans le développement, en accroissant le revenu des populations rurales, en réduisant le coût de l'alimentation et en libérant de la main-d'oeuvre pour les autres secteurs.
Pour beaucoup d'experts, le retard de développement de l'Afrique s'expliquerait précisément par la lenteur de sa transformation structurelle, liée notamment à la stagnation de la productivité agricole. C'est ce constat qui a amené
Alain de Janvry et Elisabeth Sadoulet, suite au rapport de la Banque mondiale sur l'agriculture en 2008, à affirmer que l'Afrique avait raté sa transformation. En 2010, la valeur ajoutée par actif agricole en Afrique subsaharienne était pratiquement à son niveau de 1985, alors qu'elle a augmenté de moitié en Asie du Sud et doublé en Asie de l'Est. Sur l'ensemble du continent africain, l'agriculture emploie encore plus de 60 % des actifs, alors qu'elle fournit moins de 20 % du PIB.
L'article du FMI apporte un précieux éclairage sur les tendances observées depuis quinze ans (1995-2010). Durant cette période, la productivité du travail agricole en Afrique subsaharienne a crû très faiblement, d'environ 0,1-0,2 % par an, à cause
« d'insuffisances en matière d'irrigation et de fertilisation, d'un recul dans l'utilisation des terres et des contraintes d'infrastructures ». Mais le rythme et les modalités de la transformation structurelle sont très variables selon les pays.
Sur les 44 pays africains étudiés, 12 ont connu, depuis 1995, une baisse de la productivité moyenne du travail (tous secteurs confondus), qui compromet gravement leur développement. A l'opposé, 13 pays ont réalisé d'excellentes performances, au point que la valeur ajoutée par actif pourrait plus que doubler
« en une génération ». Les autres pays d'Afrique subsaharienne se situent entre ces deux extrêmes.
Le FMI détaille
« des exemples réussis de transformation structurelle » dans la région. Depuis 1995, le Burkina Faso a doublé son revenu par tête, grâce notamment à un accroissement soutenu de la productivité agricole, lié aux mesures favorables mises en oeuvre en faveur des producteurs de coton. La Tanzanie a réorienté son économie vers l'industrie, tandis que l'Ile Maurice et le Kenya se sont diversifiés dans les services.
Ce dernier pays illustre une tendance originale en Afrique subsaharienne : plutôt que de suivre la voie observée historiquement en Occident, beaucoup de pays africains passent directement de l'agriculture aux services, sans s'industrialiser. Certains experts, comme
Ousmane Badiane, directeur pour l'Afrique à l'IFPRI (International Food Policy Research Institute), s'inquiètent de cette évolution : elle signifierait que la main-d'oeuvre migre de l'agriculture vers des secteurs où la productivité du travail est encore plus faible, comme le commerce de détail traditionnel ou l'administration. Mais le FMI pointe des exemples encourageants de diversification vers des services à haute valeur ajoutée, comme la finance et les technologies de l'information et de la communication.
Selon l'article, pour que les forts taux de croissance économique enregistrés ces dernières années en Afrique subsaharienne (+ 5-6 % par an) perdurent, la région doit accélérer sa transformation structurelle. Et de souligner que l'amélioration de la productivité agricole est un ingrédient essentiel de ce changement, au même titre que la mise en place de politiques propices au décollage de l'industrie et des services.
Il est regrettable que les auteurs de l'article raisonnent dans le cadre ternaire traditionnel (secteurs primaire, secondaire, tertaire), au lieu de penser de façon transversale, en termes de filières. Certes, le manque de données statistiques fiables est un obstacle majeur. Mais la focalisation sur l'agriculture comme productrice de matières premières est réductrice. Un enjeu crucial pour l'Afrique est l'émergence d'industries agroalimentaires performantes, capable de répondre à la demande croissante de produits transformés, résultant de l'urbanisation rapide. Ces industries sont des gisements d'emplois que les stratégies de développement auraient bien tort de négliger. En comparant précisément des données sectorielles sur l'évolution historique de la productivité globale des facteurs, le chercheur américain
Dani Rodrik a montré que les filières agro-industrielles sont parmi les plus productives en Afrique et pourraient favoriser l'acquisition des capabilités nécessaires pour pousser l'ensemble de l'économie vers la transformation.
Rien de tel, pour prendre une plus juste mesure du rôle de l'agriculture dans le développement, que de considérer la situation dans un pays à haut revenu, comme la France. Selon un
rapport du Sénat, l'agriculture française employait environ 1 million d'actifs en 2000. Mais les industries liées à l'agriculture (agrofourniture, agroalimentaire) faisaient travailler pratiquement le même nombre de personnes. Les services liés à l'alimentation (transports, distribution, restauration) occupaient, quant à eux, 2 millions d'actifs. Au total, le complexe agricole et alimentaire, au sens large, fournirait aujourd'hui, en France, environ 14 % des emplois.
Enfin, comment ne pas prendre en compte, à l'heure où s'affirment les préoccupations environnementales et territoriales, que dans la plupart des pays, au Nord comme au Sud, l'agriculture occupe la majeure partie du sol ? Une perception plus juste de la transformation structurelle nous oblige à changer nos instruments d'observation.