Rendements en hausse, déforestation en baisse ?

19 mars 2019

Jean-Christophe Debar, directeur de FARM



Il y a aujourd’hui un large consensus, chez les décideurs politiques mais pas dans l’opinion, sur la nécessité d’augmenter les rendements des cultures, en particulier dans les pays en développement, pour améliorer la sécurité alimentaire et réduire la pauvreté rurale. Il existe un autre argument, encore plus controversé, en faveur de la hausse de la productivité agricole : elle permet de ralentir l’expansion des surfaces cultivées et de freiner la déforestation, ce qui limite les pertes de biodiversité et les émissions de gaz à effet de serre. C’est l’un des messages clés qui est ressorti de la table ronde sur les enjeux d’une huile de palme durable, organisée par FARM et l’Association interprofessionnelle du palmier à huile de Côte d’Ivoire (AIPH), lors du dernier Salon international de l’agriculture à Paris.


Cet argument doit toutefois être nuancé. En effet, l’accroissement des rendements a des effets contradictoires sur les superficies cultivées. D’un côté, il diminue le besoin de terres pour fournir le même volume de production agricole. De l’autre, il entraîne une baisse des prix agricoles qui stimule la demande alimentaire et favorise, en retour, une hausse de la production. L’interaction entre ces deux phénomènes détermine l’évolution nette de la sole cultivée, compte tenu, bien sûr, des disponibilités de terres existantes.

Autre élément qui ajoute à la complexité du sujet : le différent niveau d’intégration des pays dans le commerce international de produits agricoles. Un chercheur américain[1] a récemment mis en évidence que lorsque la productivité agricole croît dans un pays qui exporte une part significative de sa production, il peut en résulter une hausse des surfaces cultivées, comme on le constate au Brésil et en Indonésie ; cependant, cette augmentation est généralement compensée par un recul des superficies cultivées dans le reste du monde, en raison de la diminution des prix agricoles résultant de la croissance de la production dans le pays exportateur.

Au total, selon ce chercheur, si la productivité agricole mondiale n'avait pas progressé entre 1991 et 2010, il aurait fallu cultiver 173 millions d'hectares de plus, soit l'équivalent d'environ 10 % des forêts tropicales[2]. D’autres études donnent des résultats plus mitigés, selon les régions observées et la méthode d’estimation utilisée[3]. Ainsi, l’accroissement des rendements apparaît comme nécessaire, mais pas suffisant, pour réduire la déforestation. Toute une batterie de mesures complémentaires s’impose[4] : des politiques plus efficaces de protection des forêts, capables d’appliquer réellement les normes de préservation édictées par l’Etat[5] ; une recherche agricole active, tant en matière d’amélioration des variétés culturales que d’élaboration de systèmes diversifiés de production agricole et de gestion des forêts ; un encadrement technique des agriculteurs, assurant la diffusion et l’adoption des bonnes pratiques ; le versement d’aides aux exploitants qui acceptent de ne pas déboiser leurs parcelles, sous la forme de paiements pour services environnementaux[6] ou d’incitations financières dans le cadre du mécanisme REDD+[7] ; un encouragement à la diversification des revenus des producteurs[8]; enfin, la mise en place de certifications appropriées dans les pays importateurs de cacao, de caoutchouc ou d’huile de palme[9]. Pour plus de cohérence et d’efficience, ces dispositifs gagnent à être regroupés, comme c’est le cas en France, dans une stratégie globale de lutte contre la déforestation importée, impliquant à la fois les pouvoirs publics et les entreprises[10]. Point important, la conception et l’application de ces dispositifs exigent la participation des communautés locales, dont les droits fonciers doivent être reconnus par l’Etat afin d’éviter le dévoiement des politiques environnementales[11]. Une meilleure intégration de l’agriculture et de la forêt est d’autant plus indispensable que beaucoup de paysans, parmi les plus pauvres, collectent du bois pour leurs besoins domestiques et pour compléter leurs revenus.

L’enjeu, en définitive, est de jouer simultanément sur les trois dimensions – économique, sociale et environnementale – du développement durable, pour mettre au point une agriculture écologiquement intensive, rentable, praticable par les petits producteurs et capable de répondre aux défis posés à la planète. Cette voie est semée d’embûches car empreinte de contradictions : elle nécessite d’arbitrer entre des objectifs parfois conflictuels, qu’il s’agisse de la réduction de l’utilisation d’intrants chimiques, de l’amélioration du bilan carbone, de la conservation de la biodiversité, du renforcement de la sécurité alimentaire ou de l’augmentation des revenus agricoles[12]. Elle relève donc clairement de choix politiques.




 

[1] Villoria, N. B. (2019), Technology Spillovers and Land Use Change: Empirical Evidence from Global Agriculture, American Journal of Agricultural Economics, à paraître.

[2] Dans cette étude, N. B. Villoria analyse l’impact de la productivité totale des facteurs (PTF) en agriculture, définie comme l’unité de produit agricole obtenue par unité de facteur de production (terre, capital, travail). La PTF ne doit pas être confondue avec les rendements, non seulement parce que sa définition est différente mais aussi parce qu’elle englobe les productions animales. Selon nos estimations, fondées sur les données du département américain de l’Agriculture, la PTF agricole mondiale, entre 1961-65 et 2011-2015, a augmenté 2,3 fois moins vite que la valeur moyenne de la production agricole par hectare, exprimée en dollars constants.

[3] Selon Bakehe, N. P. (2018), Productivité agricole et déforestation dans le bassin du Congo, Economie rurale 366, octobre-décembre 2018, le taux de déforestation observé dans neuf pays du Congo, sur la période 1990-2010, décroît avec l’augmentation de la productivité agricole. D’autres études, relatives à des régions différentes, trouvent des corrélations ou des liens de causalité positifs, négatifs ou nuls.   

[4] Voir par exemple Pierre Jacquemot (2017), La déforestation en Afrique. Comment éviter le pire ?, WillAgri.

[5] En Côte d’Ivoire, le couvert forestier a diminué de 57 % entre 1986 et 2015. Il se trouve aujourd’hui essentiellement confiné dans les forêts classées et les aires protégées, mais celles-ci ne cessent de rétrécir sous l’effet notamment de l’activité agricole (Climate Chance, La Côte d’Ivoire à la reconquête de ses forêts, Observatoire mondial de l’action climatique non-étatique 2018).

[6] Voir par exemple Jayachandran, S. et al. (2017), Cash for carbon: A randomized trial of payments for ecosystem services to reduce deforestation, Science 357, 267-273.

[7] REDD+ (Reducing Emissions from Deforestation and Forest Degradation) est une initiative internationale, coordonnée par l’Organisation des Nations unies, qui vise à lutter contre le réchauffement climatique provoqué par les émissions de gaz à effet de serre induites par la dégradation, la destruction et la fragmentation des forêts. Elle s’appuie sur des incitations financières octroyées aux pays en développement qui prennent des mesures de réduction ou d’évitement de la déforestation. Sur l’efficacité de ce dispositif, voir par exemple Simonet, G. et al. (2019), Effectiveness of a REDD+ Project in Reducing Deforestation in the Brazilian Amazon, American Journal of Agricultural Economics, Volume 101, Issue 1.    

[8] Comme le fait par exemple le groupe SIFCA, en Côte d’Ivoire, auprès des planteurs villageois de palmiers à huile.

[9] La Table ronde sur l’huile de palme (Roundtable on Sustainable Palm Oil, RSPO), qui certifie environ 20 % de la production mondiale, a adopté en novembre 2018 de nouvelles normes, plus strictes, visant à mieux lutter contre la déforestation, protéger les tourbières, préserver les espèces animales et renforcer les droits de l’homme dans les plantations.

[10] Voir par exemple, en France, les actions menées dans les pays du Sud par l’Alliance pour la préservation des forêts et le Syndicat du Chocolat.

[11] En Thaïlande, dans la province de Mae Hong Son, la plupart des paysans n’ont pas de titre de propriété. La junte militaire a décidé d’empêcher les gens de 34 villages d’exploiter leurs terres, sur une superficie d’environ 35 000 hectares, au nom de la défense des forêts (Le Monde du 5 mars 2019).

[12] Ainsi l’agriculture biologique est plébiscitée par les consommateurs pour sa non-utilisation d’engrais minéraux et de produits phytosanitaires de synthèse, mais critiquée par certains chercheurs au nom de la protection de l’environnement. Ses rendements plus faibles que ceux de l’agriculture conventionnelle encouragent en effet, indirectement, la mise en culture de prairies et de forêts dans d’autres pays, provoquant une réduction de la biodiversité globale et des émissions accrues de gaz à effet de serre [Searchinger, T. D. et al. (2018), Assessing the efficiency of changes in land use for mitigating climate changeNature].


6 commentaire(s)
La plupart des chercheurs estiment qu’il est possible de nourrir 9 milliards d’êtres humains en 2050. Pour cela 2 conditions essentielles sont à remplir :
1/ Lutter contre les pertes et le gaspillage alimentaire La Terre génère aujourd’hui théoriquement de quoi nourrir ses habitants. Elle produit chaque jour pour l'alimentation humaine 2 800 kilocalories par personne. Soit 20 % au-dessus du minimum vital. Avec environ 2 500 kilocalories par personne, l’Asie et l’Afrique produisent techniquement de quoi nourrir leur population. S'ils n'y parviennent pas, cela est dû à l'inégale répartition des ressources, mais aussi à l'immense gaspillage après les récoltes, selon les chercheurs du Centre international de recherche agronomique pour le développement (Cirad). Entre les attaques d'insectes, les mauvaises conditions de stockage, les pertes pendant les transports, les experts du Cirad chiffrent à près de 30 % les pertes. Le problème ne vient donc pas de la fertilité de la terre, mais de la gestion des récoltes Au total, le gaspillage alimentaire représente 1,3 milliard de tonnes dans le monde soit 1/3 des aliments produits annuellement. Outre les pertes au champ, il faut ajouter les pertes lors de la transformation et du transport. Bien entendu, il faut ajouter les pertes dans la restauration et à domicile. Rien qu’en France, le gaspillage est estimé à 10 millions de tonnes par an. 2/ Augmenter la production agricole mondiale Pour augmenter la production vous propsoez dans votre articcle d''augmenter la productivité. Piste classique qui peut aussi etre source de dégradation environnementale: plus de pesticides, plus d'engrais, augmentation des OGM. Une autre piste est cependant possible et vous l'évoquez peu à FARM Une solution basée sur une agriculture biologique. Des chercheurs européens ont publié une étude dans Nature Communication montrant que le bio pouvait alimenter la planète et 9 milliards d’êtres humains à 2 conditions réduire le gaspillage alimentaire (vu précédemment) et réduire la part des protéines animales. Comment produire autant mais autrement ? En se basant sur les données de la FAO, les chercheurs, financés par l’institution onusienne, ont modélisé les surfaces agricoles qui seraient nécessaires pour obtenir le même nombre de calories (2 700 par jour et par personne) en 2050, avec différentes proportions d’agriculture biologique (0 %, 20 %, 40 %, 60 %, 80 % ou 100 %), et en tenant compte de plusieurs niveaux d’impact du changement climatique sur les rendements (nul, moyen, élevé). Première conclusion : convertir la totalité de l’agriculture au biologique nécessiterait la mise en culture de 16 % à 33 % de terres en plus dans le monde en 2050 par rapport à la moyenne de 2005-2009 – contre 6 % de plus dans le scénario de référence de la FAO, essentiellement basé sur l’agriculture conventionnelle. Car les rendements du bio sont plus faibles. En découlerait une déforestation accrue (+ 8 % à 15 %), néfaste pour le climat. Mais dans le même temps, l’option avec 100 % de bio entraînerait une réduction des impacts environnementaux : moins de pollution due aux pesticides et aux engrais de synthèse et une demande en énergies fossiles plus faible. L’un dans l’autre, les émissions de gaz à effet de serre de l’agriculture bio seraient de 3 à 7 % inférieures à celles du scénario de référence, « un gain faible », notent les auteurs. Pour contrebalancer les effets négatifs du tout bio, les chercheurs proposent d’introduire deux changements dans le système alimentaire : réduire le gaspillage – aujourd’hui responsable de la perte de 30% des aliments – et limiter la concurrence entre la production de nourriture pour les humains et celle pour le bétail. Un tiers des terres cultivables de la planète sont utilisées pour nourrir les animaux d’élevage de soja, maïs, blé, etc., alors que ces céréales pourraient aller à l’alimentation humaine. Un tel changement reviendrait à réduire la quantité de bétail et donc la consommation de produits d’origine animale (viande, poisson, œufs, laitages) qui pourrait être divisée par trois. Un exercice de prospective similaire avait déjà été mené à l’échelle française : le scénario Afterres 2050, publié en 2016 par l’association Solagro, tournée vers la transition énergétique, agricole et alimentaire. Il concluait qu’une agriculture 50 % biologique pourrait nourrir 72 millions de Français en 2050 sans augmenter la quantité de terres arables, tout en divisant par deux les émissions de gaz à effet de serre, la consommation d’énergie et celle d’eau l’été, et par trois les pesticides. A deux conditions : une fois encore, la diminution des surconsommations et des pertes, ainsi qu’un changement de régime alimentaire. Nous consommons deux tiers de protéines animales pour un tiers de protéines végétales. Il faudrait faire l’inverse et diviser par deux notre consommation de produits animaux.
Ecrit le 19 mars 2019 par : AUZET michel.auzet@credit-agricole-sa .fr 3716

Politique intègre, intégrale, intégrée, intégrative, alimagri-aqua-sylvicole, d'abord scientifique et technique et pensant le local pour agir globalement donc durablement.
Une PTF "située" en composition et mode, territoires, temporalités et systèmes d'usage, externalités comprises, avec les comptabilités et taux d'actualisation explicites. Du Malassis 2ème génération. Sortir des schémas passionnés façon village autarcique entre forêt primaire intemporelle et monoculture industrielle et boursière.
Ecrit le 19 mars 2019 par : jm bouquery 3717

Bonjour à tous,
La solution est simple. Il s'agit de promouvoir la production agricole durable; cette agriculture qui ne détruit ni la forêt, ni ne dégrade les sols et la biodiversité. L'agroforesterie est l'un des modèles de production agricoles capables de réaliser cet exploit. L'utilisation des plantes de couverture comme Mucuna pruriens et Aechynomene histrix, et le développement de produits forestiers non ligneux (PFNL) tels que l'apiculture vont aussi dans ce sens. Il s'agit de pratiques agricoles améliorantes qui permettent de rester longtemps sur la même superficie de terre avec une production agricole satisfaisante. Seulement, l'adoption des pratiques agricoles améliorantes est tributaire de l'amélioration significative du niveau de bien-être des agriculteurs. Il faut donc une politique agricole qui valorise davantage le travail du producteur en le rétribuant à la hauteur de ses efforts dans les chaînes de valeur. Les autres acteurs des chaînes de valeurs agricoles ne doivent pas non plus être négligés, mais le relèvement du bien-être du producteur est primordial. Merci.
Ecrit le 20 mars 2019 par : Dr Emile N. HOUNGBO enomh2@yahoo.fr 3720

3716: Unum Deum ! Texte dévot, bedeau en sa chaire arobasée, de bonne foi par définition:
" UNE solution basée sur UNE agriculture biologique". Malheureux animistes, hérétiques gâcheurs et gaspilleurs ! Certes le tiers de pertes surtout agricoles et le tiers de gaspillages surtout alimentaires ne s'ajoutent pas et au passage ils nourrissent humus, gibier, basse-cour, animaux familiers, énergie et biodiversité. Il nous épargnent travaux forcés et surveillance policière et participent de la précaution sanitaire. Heureusement les "attaques d'insectes" sont signalées et l'artefact de calcul du 100 % bio des modélisateurs ne suppose aucune faisabilité. Cela nous évite le scénario des famines ancestrales. Le lait bio d'Autriche ne craint pas le criquet.
Ecrit le 21 mars 2019 par : jean-marie bouquery bouquery@noos.fr 3721

Merci pour vos commentaires. L'article avait pour principal objectif de montrer que l'augmentation de la productivité agricole est une condition probablement nécessaire, mais pas suffisante, à la réduction de la déforestation. Nous n'avons pas voulu établir les mérites et démérites de l'agriculture biologique, ni d'ailleurs de l'agroforesterie, mais simplement signaler la complexité d'élaborer des modèles d'agriculture durable qui conjuguent simultanément de meilleures performances économique, sociale et environnementale. En la matière, il ne nous semble pas qu'il y ait des solutions simples. Plutôt que de prétendre gagner sur tous les tableaux, mieux vaut faire apparaître les difficultés voire les contradictions qui freinent les progrès possibles : non pas pour éviter le changement, mais pour faire des choix plus éclairés.
Ecrit le 22 mars 2019 par : Jean-Christophe Debar 3723

Monsieur le Directeur,
Eclairer les choix, les débats, les voies, les besoins, les réalités, vos 6 lignes ci-dessus valent discours-programme. Eclaireur, "scout" en frontière, chevau-léger à la garde comme au front, voici 7 ans, âge de raison, que vous animez ("anima") ce blog. Au nom de FARM, par la question alimentaire et agricole, démographique et écologique, géopolitique et culturelle, technique et commerciale vous montrez que l'africanisme est un humanisme, l'équation de notre étape de l'humanisation, "the new border". Dans bientôt 30 articles et ceux que vous suscitez sur une centaine au total, vous croisez productivité, famille, foncier, échange international ("Cotton club"), organisation régionale, eaux, énergie, climat, forêt, prix, sécurité, revenus. Vous soulignez promesses et périls, mirages, failles, dilemmes, besoins de réalisme, décollage, sursauts, tout le couple politique et efficacité. Continuez.
Ecrit le 27 mars 2019 par : jean-marie bouquery bouquery@noos.fr 3724

Votre commentaire :
Votre nom :
Votre adresse email ne sera vue que par FARM :